Philosophie, philosophie : Parmi les changements prônés par la perestroïka, l’économie reste la clef de tous les problèmes de démocratisation. Dans les nouveaux mécanismes de gestion préconisés, le processus de décision serait décentralisé au niveau microéconomique : des compétences et droits importants seraient délégués du haut vers le bas. Ce processus serait fondé sur un large développement de l’économie marchande, des relations de marché, de l’autonomie financière qui permettent aux entreprises de travailler sur une base d’autofinancement et d’équilibre budgétaire. Que penses-tu de la situation des travailleurs dans cette perspective et peux-tu nous expliquer quelle est la différence entre ces « nouveaux mécanismes du socialisme » et ceux de la société capitaliste ?
Daniel Bensaïd : Il y a un premier problème, d’ordre théorique : est-il possible de dissocier une structure marchande de la réalité du capitalisme ? C’est ce que tente d’établir, par exemple, J. Bidet dans sa Théorie de la modernité. Il est bien évident qu’ont existé historiquement des formes marchandes précapitalistes. Marx en donne notamment un aperçu dans le chapitre 36 du Capital « sur la période précapitaliste ». Mais le capitalisme proprement dit apparaît lorsque ces rapports marchands, d’abord périphériques, se généralisent et se systématisent, quand le capital industriel (productif) émerge et se subordonne le capital commercial et le capital financier. Rien ne prouve que cette généalogie du capital peut être parcourue à rebours jusqu’à retrouver la « métastructure » (comme le dit Bidet) d’un marché non capitaliste. Il y a même de fortes raisons de penser le contraire : peut-il y avoir un rapport marchand généralisé sans que la force de travail soit elle-même une marchandise, sans que la répartition du travail humain s’opère selon les lois de la concurrence avec tout ce qui en découle en matière de chômage, de précarité, d’exclusions… Ça me paraît théoriquement inconcevable dans une période où le problème ne peut plus être posé en termes de structures nationales, plus ou moins indépendantes les unes des autres, mais nécessairement en termes de rapports mondialement articulés. À l’échelle internationale, il existe un rapport largement dominant de production capitaliste, qui implique qu’une forme marchande dominante est une forme capitaliste. Les efforts de certains pour donner un fondement théorique à un « socialisme de marché », qui aurait les avantages de consommation du capitalisme (du capitalisme des métropoles les plus développées, précisons !) tout en conservant certaines garanties sociales de l’économie planifiée (droit à l’emploi, services gratuits, etc.), sont une quadrature du cercle. Cela dit, récuser la possibilité théorique d’un marché dominant non capitaliste, n’implique pas pour autant d’identifier une économie de transition au socialisme à une étatisation intégrale des moyens de production et à une planification absolue. Le communisme de guerre des années vingt ne fut pas un choix de société mais un expédient politique défensif. Il n’existe aucun impératif théorique qui impose d’aller dans ce sens. On peut très bien imaginer au contraire une articulation de formes d’économie dirigée, de formes d’échange marchand, de formes coopératives à grande échelle. Il n’y a aucune raison en effet d’identifier une économie socialiste avec la planification autoritaire stalinienne qui n’en a jamais été que la contrefaçon. On peut imaginer des rapports sociaux plus souples et variés. La difficulté, c’est qu’il s’agit là d’hypothèses non vérifiées alors que le « socialisme » bureaucratique, lui, a réellement existé.
Le deuxième aspect du problème est plus directement politique : où peuvent conduire les projets de réforme marchande aujourd’hui en débat en URSS ? L’idée de rétablir une économie marchande en 500 jours me paraît carrément relever d’une nouvelle farce bureaucratique. Pour autant que l’on puisse saisir immédiatement ce qui se passe dans un pays aussi vaste et complexe, il semble que l’économie soit bloquée au milieu du gué. Les mécanismes de planification se disloquent sans que la relève par le marché puisse être assurée. Dans ces conditions, les Soviétiques risquent de subir les deux inconvénients, ceux d’une planification de plus en plus incohérente et ceux de mécanismes marchands non régulés. Le projet de restauration capitaliste peut bien exister dans l’esprit de tels ou tels experts dans les aspirations de la mafia ou de tel ou tel secteur de la bureaucratie. Cette volonté a son importance propre. Mais pour faire passer une économie de cette envergure à une économie marchande, il faudrait résoudre simultanément nombre d’obstacles colossaux. Il faudrait d’abord une masse de capitaux disponibles. On voit ce que coûte à l’Allemagne de l’Ouest – qui a les moyens – la mise à niveau de l’économie est-allemande. Ce sont des sommes énormes. On parle de 700 millions de dollars en dix ans. Or la bourgeoisie allemande a l’intérêt politique et les moyens financiers de payer. En URSS, il n’y a pas de capital national accumulé pour financer pareille mutation : il y a l’épargne populaire, des privilèges accumulés par la mafia, qui peuvent constituer une sorte de proto-capital, mais qui ne peuvent, jusqu’à nouvel ordre, fonctionner comme capital. Ce sont encore, si l’on veut, une accumulation parasitaire et des dépenses somptuaires. Si cet argent sort du bois pour se transformer en capital effectif, c’est-à-dire en propriété effective, cela permettrait peut-être de privatiser un dixième du combinat industriel…
Le rétablissement du marché comme mécanisme dominant (à propos, on parle toujours de restaurer le marché, comme s’il s’agissait d’un simple choix de technique de gestion, au lieu d’appeler un chat un chat et capitalisme le capitalisme !) réclamerait donc un afflux massif de capitaux occidentaux. Seront-ils financièrement disponibles ? Cela dépend de la crise, de la guerre du Golfe, de beaucoup de choses… Seront-ils politiquement disponibles ? C’est encore un autre problème. Pour l’heure, il n’y a pas une ruée des investisseurs privés vers l’Est, pour cause d’incertitudes économiques, sociales et politiques. Il est encore plus sûr d’investir à Singapour ou Taïwan que dans les pays de l’Est. Bien sûr, il serait absurde de sous-estimer le poids de la volonté politique traduite en institutions : les initiatives des Douze, la mise sur pied de la Berd… Mais une restauration graduelle du marché (du capitalisme) sans grande secousse sociale est difficilement imaginable. En un an, le taux de chômage dans l’ex-RDA est monté en flèche à 17 % malgré les amortisseurs mis en place par Bonn. En Pologne, les choses prennent le même chemin. En même temps – et c’est toute la contradiction de la situation –, les « gens », comme on dit maintenant, sont aussi confrontés à une détérioration sociale, et à des formes de pénurie. Pour eux, le marché, ce sont d’abord les magasins approvisionnés. Ils ont l’illusion compréhensible que le « marché » ça ne fonctionne pas si mal, qu’il y a de quoi consommer. Cette illusion a un fondement très matériel et solide : dans les vingt dernières années, les métropoles capitalistes occidentales ont creusé le différentiel de productivité du travail à leur avantage et au détriment des pays du tiers-monde comme des économies de commandement de l’Est. Ils ne croient plus aux promesses passées, lorsque, le Spoutnik aidant, Khrouchtchev leur parlait de rattraper et de dépasser les États-Unis avant la fin du siècle. Le camp que l’on disait socialiste a perdu la guerre froide, par KO, sur le terrain du développement technologique et de la productivité du travail (ce serait l’occasion d’ironiser sur les défuntes théories du totalitarisme qui, il y a trois ans encore, brandissaient l’épouvantail militaire soviétique pour justifier le déploiement nucléaire en Europe occidentale…). Mais la nouvelle illusion serait de croire que l’immersion de ces économies dans le marché mondial capitaliste les propulserait au niveau de l’Allemagne ou de la Suède. Il est plus raisonnable de penser que le sort qui les attend est une espèce de tiers-mondisation et de nouvelle dépendance aux marchés de l’Europe. Il n’y a pas de réaménagement de l’espace géopolitique de cette envergure sans guerres et sans révolutions. Devant nous, la guerre est déjà une quasi-certitude, et celle du Golfe ne sera pas la dernière… Quant aux révolutions ?…
Enfin, la troisième dimension du problème réside dans l’effacement des références du mouvement ouvrier, dans ce que j’appellerai l’obscurcissement de la logique de classe. Il y a là un problème majeur. On ne peut pas penser une période historique de la portée de celle qui s’est écoulée entre les années trente et aujourd’hui, à l’échelle mondiale et en particulier en Europe, en termes de retard ou de détour par rapport à une normalité supposée de la marche du progrès ou de la marche au socialisme. Les événements survenus pèsent de tout leur poids. Ils ne peuvent être effacés. La chute du Mur de Berlin ne ferme pas une parenthèse, nous permettant de reprendre l’histoire où elle se serait interrompue fâcheusement, ou égarée, en 1923… Le renversement des dictatures bureaucratiques ne libère pas davantage les espérances, les controverses, la théorie et la politique des années vingt, qui seraient restées intactes sous la croûte gelée du goulag. Il y a des effets de cassure qui sont indéniables. L’histoire se dégèle si l’on veut, mais elle ne reprend pas un cours interrompu. Elle ne remonte pas à 1933 ou à 1917. Octobre a été pour des générations militantes et intellectuelles (voir à ce propos le livre récent de Brossat : Le Stalinisme entre histoire et mémoire) une sorte d’acte de naissance, un point de repère absolu, une sorte de montagne magique. Ce fut l’année zéro d’une ère nouvelle. Dans ce qui se remet aujourd’hui en place, Octobre n’a plus aucune force d’évidence. En Union soviétique même, le débat est relancé : n’a-t-on pas donné le jour à un monstre en voulant faire violence aux lois patientes de l’histoire ? Est-ce que les maux ne sont pas venus de là ? Pour autant, ces grandes fractures ne sont pas effacées. La Révolution russe, les années trente, l’expérience du nazisme restent des événements actifs dans notre présent. Mais ils réclament une nouvelle mise en perspective, plus profonde, d’où sortira vraisemblablement une vision du monde inédite. Mais il faut plus de temps que nous ne l’avions imaginé. Nous avions rêvé d’un renversement des dictatures bureaucratiques qui soit aussitôt une renaissance et un dégel libérateur. Nous en attendions la libération automatique d’un formidable potentiel intellectuel captif : malgré leurs rigidités, des sociétés technologiquement développées, ne pouvaient pas être à l’arrêt du point de vue de la pensée… Peut-être avons-nous encore sous-estimé les dégâts intellectuels du stalinisme, de l’assèchement dogmatique du débat dans les sciences humaines. Il y a un manque considérable à combler. Nous ne pouvons raisonnablement compter sur un continent de pensée englouti qui referait surface, intact. Il faudra du temps pour que de nouveaux bouillonnements produisent leurs effets.
P.P. : Ne crois-tu pas à une liquidation pure et simple de l’héritage, non seulement politique mais intellectuel de la révolution d’Octobre ?
D.B. : Tout d’abord, l’événement a eu lieu. Il ne saurait être liquidé. On peut le contester, le contourner, le raboter, réduire ses dimensions. Mais c’est un événement fondateur, qui rebondira. C’est ce que j’essayais de dire. Dans les années soixante ou soixante-dix, pour toutes les variantes de marxisme, le débat fondateur de la Révolution russe et des premiers congrès de l’Internationale communiste constituait une référence naturelle. Ce n’est plus le cas. Que va-t-il se passer ? Des fils peuvent être rompus. La continuité historique n’est jamais garantie. Nous pouvons tomber pour un temps indéterminé dans un grand trou de mémoire. Il y a aujourd’hui un travail de gestation dont on ne saurait prédire le résultat. Mais le triomphe par KO de Microsoft et de Coca-cola me paraît bien douteux.
P.P. : Après l’effondrement des modèles du pays du socialisme réel, quelle sera l’alternative possible pour les pays du tiers-monde ?
D.B. : La question me gêne dans la mesure où elle parle de modèles. Comme si finalement ce « socialisme réel », avec tous les guillemets que vous voudrez, avait été un modèle de développement. En 1960 je crois, Che Guevara, qui n’était en rien un stalinien, a fait un voyage dans les pays de l’Est. Il en est revenu fasciné par la planification, hanté par l’idée d’une économie fonctionnant comme une horloge. Ce mode de développement a donc pu, en effet, être considéré comme un « modèle », une voie de sortie du sous-développement, de la dépendance, de la monoculture et de l’agro-exportation. Ce mode de développement était censé bénéficier de l’aide des pays frères ou du « camp socialiste ». Cette aide a souvent masqué de nouvelles formes d’échange inégal et de dépendance que le Che dénonçait pourtant dès 1965 dans son discours d’Alger, je crois donc que ce modèle n’en était pas un. Mais admettons qu’il ait pu être pris pour tel.
Le problème aujourd’hui est double. Le supposé « modèle » a fait faillite, et le « camp » auquel il s’adossait s’est effondré. Il y a à cela un effet positif : l’évaporation des illusions. J’ai connu pendant des années des Latino-Américains influencés par la Révolution cubaine, qui n’étaient pas dupes ou aveugles sur ce qui se passait dans les pays de l’Est. Mais ils considéraient leurs critiques secondaires, après tout, par rapport au fait qu’ils n’imaginaient pas Cuba sans l’aide soviétique : ce camp avait donc bien des inconvénients mais c’était leur « camp ». Aujourd’hui, adieu les illusions et bonjour la solitude ! Au point que, passé un premier cycle politique des luttes de libération nationale, beaucoup se demandent maintenant s’il est vraiment possible, dans le monde tel qu’il est, de briser le cercle de fer de la dépendance. Ils ont sous les yeux l’exemple du Nicaragua, qui a tenté, dix ans durant, de maintenir le pluralisme politique, de transformer son économie, et qui a été tout simplement étranglé par le blocus et la « guerre de basse intensité » (car le résultat électoral de 1990 n’est que l’épilogue de cet étranglement). De combien pèsent des petits pays comme le Nicaragua, le Salvador, Haïti, ou même Cuba, dans la main d’un impérialisme capable d’engager des opérations de l’envergure de celle du Golfe ? C’est toute une vision du monde qui s’écroule, celle qui a prévalu dans la plupart des mouvements de libération, et qui voyait la planète divisée en trois mondes :
1. le monde impérialiste (principalement l’impérialisme américain) ;
2. le « camp socialiste, sorte de grand arrière logistique et économique malgré ses défauts ;
3. et le tiers-monde.
Quelqu’un comme Castro a exprimé avec le plus de cohérence peut-être cette idée d’un monde vertébré par la lutte anti-impérialiste, où le « camp socialiste » était un allié, parfois conflictuel et conditionnel, mais un allié à ménager ; ou, si vous voulez, la lutte contre la bureaucratie des pays de l’Est relevait d’une contradiction secondaire complètement subordonnée à la lutte anti-impérialiste. Plus de modèle, donc, mais l’effondrement de ces modèles illusoires appelle la renaissance de solidarités (d’un nouvel internationalisme, disons le mot) non subordonnées aux intérêts diplomatiques et étatiques.
P.P. : Mais la guerre froide permettait une certaine paix, avec des conflits locaux finalement très localisés. Aujourd’hui, la fin de cette guerre froide par l’écroulement d’une des deux superpuissances risque de libérer une prolifération de conflits. Attali annonçait le basculement de la ligne de fracture Est-Ouest en ligne de confrontation Nord-Sud.
D.B. : Cela me paraît une simplification. Tout d’abord parce que la guerre froide n’a pas empêché des guerres quasi permanentes depuis la Seconde Guerre mondiale. Les stratèges partisans de la bombe nucléaire ont avancé un autre argument : que l’équilibre de la terreur nucléaire constituait une sorte d’autolimitation de l’escalade aux extrêmes, un frein à l’embrasement généralisé, une espèce de moralisation immanente du conflit qui rend la guerre généralisée impensable sinon impossible. Mais dans ces limites, il y a tout de même eu prolifération de conflits nationaux et régionaux, de guerres endémiques. La rupture de l’équilibre catastrophique, dit de Yalta, annonce peut-être un nouvel ordre à moyen terme ; mais, dans l’immédiat, il annonce d’abord des désordres, des douleurs, des convulsions, y compris des guerres à portée internationale. C’est peut-être là la nouveauté de la situation. Un conflit comme celui du Golfe a l’apparence d’un conflit régional en son épicentre, mais il a d’emblée une portée internationale. Le discours antiterroriste le manifeste à sa manière : comment prétendre territorialiser un tel conflit, le circonscrire dans les limites frontalières d’un ou de quelques pays, quand une coalition de près de trente pays y est engagée. L’internationalisation est déjà là. C’est peut-être une nouvelle figure de la guerre qui s’annonce et non pas la mort de la guerre, comme le dit Baudrillard.
P.P. : Et de ces guerres pourraient sortir des révolutions ?
D.B. : C’est une vieille formule de Lénine, l’époque des guerres et des révolutions, supposant que les unes n’aillent pas sans les autres. Naville l’a précisée, en constatant que les grandes révolutions modernes sont issues des guerres : les révolutions russe, allemande, hongroise de la Première Guerre mondiale ; les révolutions chinoise, vietnamienne, yougoslave de la Seconde. Mais de là à en faire une loi… Aujourd’hui, le monde est loin d’avoir trouvé un nouveau point d’équilibre. Le terminus de l’histoire n’est décidément pas pour demain. Sans pessimisme outrancier, on peut au contraire s’attendre à de grands embrasements. Peut-il en sortir une transformation du monde dans le sens d’une civilisation supérieure ? C’est la grande question. Peut-il en sortir une universalisation et une rationalisation supérieure des valeurs ? Quelles seraient les forces porteuses de cette mutation positive ? On retrouve ici le problème auquel je faisais allusion. Soit on croit (pourquoi pas) à une providence divine. Elle n’a pas été probante jusqu’à présent. Soit on mise sur l’universalité de la raison transcendantale. Elle n’a guère démontré ses capacités pacificatrices. Soit on sécularise cette raison en raison communicationnelle. Mais rien ne démontre que le langage adoucisse les mœurs davantage que le commerce : il y a des guerres de signes et de mots qui ne sont pas les moins meurtrières. L’hypothèse (le pari ?) marxiste était que le prolétariat, en tant que classe s’universalisant effectivement, était le vecteur d’une rationalisation et d’une internationalisation réelle. Cette hypothèse a paru se vérifier dans les élans des premières Internationales ouvrières. À présent, le retour des nations et des religions, la revanche du particulier, atteste l’affaiblissement de ce pôle universalisant. A-t-il épuisé ses capacités d’attraction ? N’est-ce qu’une éclipse ? Ce que j’ai appelé la logique de classe peut-elle reprendre le dessus ? C’est pour moi une question cruciale. En attendant, toute philosophie du droit reste suspendue en l’air, comme l’illustre encore la guerre du Golfe. Au nom du droit ? Lequel ? Le droit international ? Mais ce droit est issu d’une force, d’un partage forcé du monde. Pourquoi le club restreint des cinq du conseil de sécurité permanent de l’Onu ne compte-t-il que des gros, riches et forts, et non des pauvres, maigres et faibles ? De cette guerre ne sortira pas un nouvel ordre international, mais un nouveau désordre, ou de nouveaux partages, objets de nouveaux conflits : Vienne, Versailles, Yalta. L’histoire est jalonnée de ces paix précaires qui portent dans leurs flancs la nouvelle guerre.
P.P. : Hegel, Marx nous cachent Lénine, Trotski, Sorel, Benjamin… Est-ce qu’on n’est pas en train de défendre la pensée contestataire, isolée et marginale, noyée dans la science froide et les rationalisations aveugles. Est-ce que penser autrement et agir politiquement ne relèverait pas en définitive d’un ordre purement éthique ?
D.B. : On peut en effet dégager des galaxies de pensée, des figures de résistance qui semblent solitaires, au prix d’une décontextualisation. Mais, situées dans l’horizon de leur univers de pensée, ces figures rebelles renvoient à la réalité d’un mouvement social. Même des francs-tireurs comme Sorel ou Benjamin ne peuvent pas être considérés indépendamment de l’essor du syndicalisme révolutionnaire pour le premier, de l’onde de choc de la Révolution russe pour le second. Ce ne sont certes pas des fonctionnaires du mouvement ouvrier, mais ils sont engagés pleinement dans la culture de leur temps. Évoquer ces noms aujourd’hui, c’est presque évoquer des héros solitaires de la pensée, parce que leur horizon de réflexion s’est en partie effondré : ils apparaissent comme des îlots de résistance parce que leur sol nourricier s’est affaissé et se dérobe à notre vue ; c’est-à-dire leur relation organique (même si indirecte) avec un mouvement social. Le lien entre théorie et pratique n’a cessé de se distendre, jusqu’à rompre, au moins partiellement. Nous manquons nécessairement de recul par rapport à notre présent et nous n’avons plus l’illusion de croire que ce présent puisse nous être immédiatement transparent. Émettons donc l’hypothèse que nous traversons un moment du négatif. Moment non moins nécessaire que l’autre, auquel il faut donner toute sa chance, laisser tout son temps. C’est un moment de destruction, de grand chantier, de coups de marteau. De là peut-il renaître une pensée de projet ? Les raisons de se révolter ne sont pas moindres aujourd’hui qu’il y a vingt ou trente ans. Je dirais même : au contraire. Mais il est difficile d’imaginer une résistance qui puisse se prolonger si elle ne se soutient pas d’un projet de libération. Or les projets sont en panne ou brouillés. Probablement leur relance exige-t-elle à la fois de nouvelles expériences fondatrices et une refonte théorique. Cet effort de pensée a toute sa place et sa nécessité, toute sa fonction exploratoire et préparatoire. Mais on ne peut imaginer un grand mouvement de pensée réellement novateur indépendamment d’une grande expérience sociale nouvelle.
Il n’y aura pas de refondation doctrinale à froid sans que se produisent de grands phénomènes de fusion et fission dans la société. Pour en revenir à la question : ce moment du négatif est-il un moment éthique ? On en parle beaucoup. Et il y a beaucoup à en dire. Ce goût pour l’éthique exprime probablement une réaction salutaire à l’amoralisme d’une realpolitique mal comprise. Il traduit sans doute aussi un affaiblissement de la pratique sociale et, par contre coup, le besoin de définir des critères individuels de comportement. Il serait d’ailleurs intéressant de tenter une périodisation des mouvements éthiques dans le mouvement révolutionnaire : le grand débat sur Kant dans le mouvement ouvrier début du siècle, les controverses de l’après-guerre sur l’existentialisme et l’humanisme, etc. Il y a, dans le rapport de l’éthique à la politique, des flux et des reflux.
P.P. : On parle de mort du marxisme, de marxisme condamné ; qu’en est-il à la lumière des événements de l’Est, mais aussi de la guerre du Golfe ?
D.B. : Le problème est plus vaste. Est-ce que le marxisme (un marxisme ?) reste aujourd’hui un « principe d’intelligibilité » face aux grandes énigmes du monde ? Je crois que oui. À condition de lire Marx et de ne pas le traiter comme un chien crevé, de ne pas se contenter de vulgarisations de seconde main ou de rumeurs. Là encore, l’effondrement des marxismes officiels à l’Est peut libérer Marx de ses interprétations académiques et inciter à retourner le visiter, à reprendre ses questions à la lumière de notre expérience. C’est un travail. Non religieux bien sûr. Il ne s’agit pas d’aller chercher dans tel ou tel passage un argument d’autorité. Mais je ne crois pas qu’il y ait de théorie un tant soit peu systématique supérieure, même pour traiter du stalinisme, de l’énorme défi théorique que représente dans ce siècle la dégénérescence bureaucratique des révolutions socialistes. Que reste-t-il des thèses sur le totalitarisme ? En quoi préparaient-elles à comprendre l’effondrement de ces dernières années ? En quoi fournissent-elles des concepts opératoires face aux réalités nouvelles ? Je crois en revanche qu’il est possible de forger à partir de Marx des instruments féconds (variés peut-être, voire contradictoires, mais féconds) de ces réalités-là. Nous devons passer Marx au crible de la critique, traquer chez lui les traces de religiosité positiviste (il y en a). Mais nous devons passer par Marx. Spinoza ou pas de philosophie, disait Hegel. Marx ou pas de théorie, jusqu’à nouvel ordre… Les fils conducteurs d’un marxisme critique restent plus féconds que les théories libérales ou sociologiques. Comme le dit Badiou, il y a plus dans la crise du marxisme qu’aucun antimarxiste ne puisse l’imaginer.
P.P. : Peut-on penser comme Benjamin au renforcement de l’idée de la catastrophe, qui solde les illusions du progrès ?
D.B. : Dans une histoire ouverte, la catastrophe a autant d’indices de probabilité que le happy end. Au début du siècle, les socialistes formulaient l’alternative « socialisme ou barbarie ». Lefort, Castoriadis, Lyotard en ont fait naguère le titre de leur revue. Depuis, les facteurs de catastrophes se sont accumulés, additionnés ou combinés (catastrophe écologique, nucléaire…). La barbarie a pris quelques longueurs d’avance. D’où l’apparition d’une littérature de la défaite. Au point – et on rejoint ta question sur l’éthique – que certains auteurs contemporains théorisent le refus de tout projet. Ainsi, Gabriel Albiac rejette-t-il catégoriquement l’alternative « socialisme ou barbarie » comme un piège. Pour lui, c’était en réalité barbarie et barbarie. La seule alternative qui tienne (on retrouve là l’écho de Negri) serait communisme ou barbarie, au sens où le communisme n’est plus un projet, mais une manière d’être, un acte de rupture, d’irréconciliation. Cette rupture-là, en dernière analyse, est bien d’ordre éthique.
P.P. : Je voudrais te poser une question en forme de citation : « La seule façon pour le marxisme de revivre, c’est qu’on ne publie plus des livres comme Le Marxisme et Hegel, mais qu’à leur place on réécrive des ouvrages d’Hilferding, Le Capital financier, et de Luxemburg, L’Accumulation du capital, voire de Lénine, L’impérialisme…, qui était une brochure de vulgarisation. En bref, soit le marxisme a la capacité – que je n’ai certainement pas – de produire des choses de ce niveau, soit il vivotera uniquement en tant que hobby de quelques universitaires. Mais, dans ce cas, il sera bel et bien mort, et les professeurs pourront aussi bien inventer un nouveau nom pour leurs rites » (Colletti, Politique et Philosophie, Galilée 1975). Le problème ne serait-il pas de s’atteler à une analyse économique du capitalisme actuel, du capital actuel, de sa nouvelle reproduction ?
D.B. : C’est bien en effet un programme de recherche à même de permettre la survie d’un marxisme vivant. Colletti a sûrement raison, par rapport à une mode d’interprétation et surinterprétation académique de Marx, de vouloir le mettre à l’épreuve dans sa capacité à poursuivre ou reprendre sa tâche de critique de l’économie politique, de critique du Capital en tant qu’objet spécifique de sa méthode. Cela dit, si l’on reprend les livres cités par Colletti (auxquels il faudrait sans doute ajouter le livre d’Henryk Grossman sur La Loi d’accumulation et l’effondrement du système capitaliste), on constate qu’ils correspondent à une période (1907-1915 pour les trois premiers, 1929 pour Grossman) de mutation intense du capitalisme, en l’occurrence aux années tournantes de formation de l’impérialisme moderne. Il s’agit donc d’un grand débat sur le renouveau du capitalisme au début du siècle. Mais cette production théorique féconde renvoie à une effervescence de pensée et à une activité du mouvement ouvrier.
Nous pourrions aujourd’hui nous fixer une tâche analogue, mettant la théorie à l’épreuve du dynamisme contemporain du Capital, de l’étonnante vitalité de ce fétiche animé. Il faut en effet rendre compte de ses capacités historiques à se reproduire, à se renouveler. Mais il s’agit d’un défi théorique totalisant. En effet, la réponse ne s’épuiserait pas dans l’élucidation de nouveaux mécanismes d’accumulation. Il faudrait encore les rapporter aux bifurcations historiques qui ont permis ces extraordinaires rebonds. Il faudrait enfin tenir compte de l’évolution de la pensée scientifique elle-même vers une connaissance du complexe et vers les théories du chaos. La réalité s’est avérée beaucoup plus foisonnante que ne l’imaginait la science classique du XIXe siècle, la réalité sociale comme la réalité naturelle. Il faut donc commencer par la modestie. Il n’existe pas de grandes synthèses ou de livres phares, tels que ceux cités par Colletti, sur le capitalisme contemporain. Mais ce n’est pas non plus – loin s’en faut – le désert aride ou la panne sèche. Il y a en effet une production d’inspiration marxiste plus variée et différenciée que jamais. Il y a l’école économique japonaise. Il y a les riches débats en Amérique latine sur la dépendance et le développement. Il y a en France l’apport de l’école de la régulation. Et je persiste à penser que les livres d’Ernest Mandel sur Le Troisième âge du capitalisme et Sur les ondes longues, passés presque inaperçu dans le provincialisme du paysage intellectuel français, constituent des jalons importants. S’il n’y a pas de nouvelle grande synthèse, je ne crois pas que le problème soit de chercher un penseur providentiel. D’un côté, la recherche marxiste est devenue durablement polycentrique : c’est normal et c’est sain. D’un autre côté, l’obstacle à de vastes synthèses réside fondamentalement dans la distorsion déjà mentionnée entre théorie et pratique. Cela peut changer. Mais j’insiste sur la fécondité et les promesses d’une pensée en réseau, à plusieurs centres.
Avant, la recherche avait un foyer central, qui était le mouvement ouvrier européen face au dynamisme de l’impérialisme européen. Aujourd’hui, les lieux de cristallisation sont multiples et disparates, mais prometteurs. La recherche marxiste ne trouvera un nouveau souffle que si elle se déprovincialise, si elle s’arrache à ses pesanteurs européocentriques. Les clefs de nos énigmes se trouvent pour une bonne part sans doute aux États-Unis, au Japon, en URSS, en Chine. Ce devrait être l’horizon miroitant de nos curiosités théoriques. Je me demande en définitive si nous ne sommes pas victimes d’une illusion d’optique selon laquelle il y aurait un âge d’or du marxisme. Avec le recul du temps se dégagent des silhouettes de forte stature. On cite Lukacs, Korsch, Gramsci, Mariategui… Mais leur dimension est rehaussée par la distance. Leur influence est largement posthume. Quel a été leur rayonnement intellectuel immédiat ? Benjamin est un outsider inconnu. Bloch une trajectoire solitaire et sinueuse. Tout cela peut dessiner, a posteriori, un paysage trompeur, où les proportions et les hiérarchies sont établies, alors que dans l’instant ce n’était pas aussi harmonieux. De même, il faudra du temps pour prendre la mesure des reliefs qui émergeront de notre propre paysage.
P.P. : Que penses-tu des travaux des théoriciens du département de philosophie de Paris-VIII qui se réclament encore du marxisme ou dont la pensée est étroitement apparentée au marxisme ? Plus généralement, que penses-tu du marxisme à l’université, des points forts et des points faibles de la théorie ?
D.B. : Comme il serait aventureux d’émettre une opinion lapidaire, je vais esquiver la question par un constat de méconnaissance réciproque de ce que font les uns et les autres, y compris à l’échelle modeste du département de philosophie de Paris-VIII. Il y a une cohabitation indifférente, presque méfiante, sur laquelle pèse peut-être un passé mal digéré. Mais cela tient aussi au fonctionnement de l’institution universitaire, qui est en quelque sorte un non-lieu, un carrefour de monologues sans débat : chacun court solitairement après ses préoccupations. Il y aurait certainement des passerelles, mais faute de référent commun, il n’existe pas de véritable communication, directe ou indirecte. Il y a quelques années tel ou tel travail aurait suscité réponses et polémiques, outrancières parfois, parce qu’il y avait un jeu et, croyait-on, un enjeu politique. Maintenant, on n’en sait trop rien. Ou du moins le rapport entre théorie et pratique est tellement médié qu’il y a une coexistence pacifique polie mais morne. Il n’y a plus ni catalyseur universitaire, ni catalyseur politique. Donc plus de véritable débat.
Au-delà de Paris-VIII, nous retrouvons le paradoxe que j’ai déjà évoqué. Crise du marxisme (ou plutôt des marxismes) ? Bien sûr, dans une certaine mesure. Mais l’accent mis sur cette crise suggère un âge d’or du marxisme qui me paraît complètement mythique. Quand le marxisme n’a-t-il pas été en crise ? Peut-on considérer l’époque de l’orthodoxie stalinienne comme une époque de prospérité ? En fait, par un effet de génération, on songe essentiellement au très bref épisode de la production althussérienne, qui sanctionne la légitimation universitaire de la recherche marxiste. Avec un peu de recul, on constatera qu’il ne faut pas en exagérer l’importance et que l’événement parut d’autant plus marquant qu’il se découpait sur fond de l’extrême misère du marxisme français. Il me semble qu’il y a plutôt plus de travaux marxistes (plus prudemment d’inspiration marxiste) sérieux aujourd’hui qu’il n’y en a jamais eu, dans différents domaines, émancipés des tabous ou de l’autocensure d’hier. Leur faiblesse, c’est leur dispersion et leur manque de référent politique (je ne pense pas à un parti, mais à une pratique, plurielle de préférence). De sorte que cette recherche en miettes risque de verser dans la marxologie académique. Il existe bien des tentatives de construire des outils collectifs (je pense à Actuel Marx, au séminaire de Labica…), mais, faute d’interpellation sociale plus vigoureuse, elles restent pour une part enfermées dans le ghetto universitaire. Inversement, les tentatives sporadiques d’une recherche militante n’ont pas réussi à créer des condensateurs théoriques. Alors, les points forts de la recherche, il faut les voir dans la redécouverte d’un Marx débarrassé de ses interprétations officielles et didactiques, dans la réappropriation du pluralisme marxiste, dans le dégel de l’histoire, dans l’investissement de nouveaux champs théoriques… Les faiblesses sautent aux yeux. J’en citerai trois.
1. Certains travaux de l’école de la régulation ou groupes d’étude militants mis à part, l’absence d’un courant (d’une école ?) de pensée cohérent sur le capitalisme contemporain et l’État ; la théorie produite par les économistes liés au PCF est en perte de vitesse, celle inspirée par Bettelheim aussi, mais une tentative dont pouvait être porteuse la revue Critique de l’économie politique dans les années soixante-dix a avorté.
2. La faiblesse des travaux sur la classe ouvrière, les pratiques et les mouvements sociaux, trop souvent abandonnés à une sociologie descriptive.
3. L’absence d’une épistémologie contemporaine : s’il est excessif de considérer Marx comme un philosophe de la physique newtonienne (cliché aujourd’hui à la mode), il n’en est pas moins vrai qu’il demeure tributaire pour une large part de l’épistémologie de son temps ; relire Marx exige de le confronter à l’horizon scientifique issu de la révolution quantique. Pour revenir au département, je suis intéressé par l’évolution de Badiou. Son Manifeste prend radicalement à contre-pied l’engouement présent pour une pensée fragmentaire. Il appelle à une nouvelle synthèse platonicienne de l’esthétique, de la science, de la politique et de l’amour. Mais quel serait le fondement d’une telle synthèse. Ne renvoie-t-elle pas inévitablement au postulat d’une raison universelle ? Quelle est la rationalité qui sous-tendrait un tel projet ? Il y a une saine réaction à réhabiliter l’effort de systématisation face à un monde qui part en morceaux. Mais quelles sont les conditions de possibilité d’une telle entreprise. Je ne vois pas très bien le lien qu’établit Badiou entre Peut-on penser le politique et le Manifeste. Dans le premier texte, il renvoie la crise du marxisme à la crise de son référent : le prolétariat. En quoi cette démarche intervient-elle encore dans le vaste programme philosophique du Manifeste. Et si elle n’intervient plus qu’accessoirement, ne risque-t-il pas de retomber dans une hypostase de la philosophie ? Il y a en effet, dans l’air du temps, une nouvelle mythologie philosophique. Après avoir voué toute réflexion philosophique aux enfers de l’idéologie, on réhabilite, face au malaise de notre civilisation, un discours mythique sur la pensée généraliste et les canons d’une spécificité philosophique. Mais, s’il n’existe plus de vecteur réel d’universalisation et de rationalisation, on retombe inéluctablement dans la guerre des dieux dont parlait Max Weber : conflits ethniques, nationaux, confessionnels. Peut-être y a-t-il eu un moment possible d’universalisation, qui a été perdu. Peut-être l’histoire a-t-elle bifurqué dans une autre direction. Il faut l’envisager. C’est en tout cas ce qui sous-tend, explicitement ou non, le repli sur les microrésistances, les utopies fragmentaires ou interstitielles, les dissidences éthiques ou esthétiques. La tentative de Badiou va en sens inverse. Mais au nom de quoi ?
P.P. : Est-il légitime de réduire la lutte féministe à la lutte des classes, comme tu le fais dans ton livre La Révolution et le Pouvoir ? Ne faut-il pas réserver une autonomie aux luttes sexuelles, relevant d’une analyse socio-psychanalytique dont la science reste encore à créer, et dont la théorie marxiste que tu exposes ne tient pas compte ? Le primat de la lutte sexuelle ou sexiste pour les femmes n’est-il pas, comme elles le soutiennent, la condition et la garantie d’une réelle libération du mouvement ouvrier à l’intérieur et en dehors de la lutte des classes ?