Nous publions la version longue d’un entretien réalisé par Nicolas Weill pour le journal Le Monde à l’occasion des 150 ans du Manifeste communiste.
Le Monde : Commémorer, c’est mesurer la distance qui nous sépare d’un texte comme Le Manifeste. Qu’en est-il de son actualité ? N’a-t-il pas plus vieilli que d’autres opuscules comme le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte ?
Daniel Bensaïd : La rencontre 150 ans, un monde à changer, organisée à l’initiative d’Espaces Marx, entend éviter aussi bien la commémoration pieuse que la célébration académique. Il s’agit d’une confrontation pluraliste au présent Nous n’entendons donc pas retourner au Manifeste, mais repasser par lui pour aborder les questions brûlantes du jour : la mondialisation, les métamorphoses du travail, les incertitudes du progrès, les défis écologiques, l’enjeu révolutionnaire de la démocratie… L’écho international (des contributions et des partenariats de plus de soixante-dix pays, représentant tous les continents), témoigne amplement de « l’actuel encore actif » du Manifeste. Publié début 1848, il s’inscrit en effet dans l’imminence de l’événement qui casse en deux l’histoire du monde moderne.
Bien sûr, le texte a l’âge de ses auteurs, et le ton d’une époque. Mais il garde aussi la fraîcheur et l’élan des commencements, du moment où le regard se dessille, se « désabuse », pour déchiffrer la logique profane du capital. À lire ces pages, on saisit, à l’état naissant, le vertige moderne devant l’évaporation de ce qui était « stable et solide », devant la désacralisation des valeurs qui « partent en fumée » ; au fil du texte, prend chair la lutte des classes, s’esquisse la dynamique de la mondialisation marchande, s’annonce déjà l’étroitesse fatale des nations…
Le Monde : En 1995, vous donniez comme sous-titre à votre livre, Marx l’intempestif : « Grandeurs et misères d’une aventure critique ». pourriez-vous définir les parts actuelles de cette grandeur et de cette misère ?
Daniel Bensaïd : La grandeur, c’est le surgissement d’une pensée à la hauteur d’une époque qui, en dépit de changements considérables, est encore la nôtre : celle du règne généralisé de la marchandise. Cette pensée retentit – selon la belle formule de Gérard Granel – comme « un coup de tonnerre inaudible » pour la plupart de ses contemporains. Cette intempestivité fait que, bon gré mal gré, on est bien obligé aujourd’hui de penser avec Marx, ou contre Marx, en tout cas pas sans lui. Quant aux misères, elles sont à chercher du côté des orthodoxies – de parti ou d’État – qui ont étouffé les braises de la subversion sous les cendres de l’ordre, noyé l’événement révolutionnaire dans le fleuve tranquille d’un progrès à sens unique.
Le Monde : Plusieurs interprétations de Marx peuvent-elles et doivent-elles coexister ? Ou bien, ne peut-on échapper à l’idée d’une orthodoxie ? Et est-elle encore trouvable ?
Daniel Bensaïd : Ni trouvable, ni souhaitable. Comme tout événement de pensée fondateur, il s’agit d’un héritage qui vit de ses réceptions et des controverses qu’elles suscitent. Parmi ces interprétations, toutes ne sont pas légitimes. certaines relèvent de l’ignorance malveillante, ou du simple contresens. Mais il n’y a pas de texte à sens unique. il y a donc place pour une pluralité de lectures. Ce qui ne veut pas dire que toutes se valent et s’équivalent : à nous d’explorer le chemin difficile d’un pluralisme non relativiste.
Le Monde : Vous semblez établir une filiation qui irait de Marx à Benjamin en passant par Péguy. En quoi ces deux derniers expriment-ils la modernité de Marx ?
Daniel Bensaïd : S’agissant de Péguy, on ne peut pas parler de filiation. Le Péguy socialiste est familier de Guesde, de Jaurès, de Herr, pas de Marx. Ce qui frappe, dans la constellation Sorel-Péguy-Bernard Lazare, c’est leur résistance instinctive à la pétrification positiviste de la doctrine socialiste, transformée sous leurs yeux en idéologie dominante des bureaucraties syndicales et parlementaires naissantes. Le rapport entre Péguy et Benjamin est en revanche explicite, de la part du second, qui déclare son affinité envers « la mélancolie maîtrisée » du premier. Entre la Clio de Péguy et les Thèses sur le concept d’histoire de Benjamin, les résonances sont évidentes. Mais la conscience tragique d’un péril imminent rend Benjamin extraordinairement sensible à certaines idées pionnières de Marx, ignorées ou refoulées par les orthodoxies social-démocrate et stalinienne de l’époque : sa critique d’une idée abstraite du progrès, de la fantasmagorie marchande, des dégâts du productivisme, du culte religieux du travail… Benjamin retrouve ainsi les accents des Manuscrits de 1857-1858. Ses Thèses constituent à leur tour une sorte de manifeste, qui contribue à libérer Marx de sa captivité dogmatique.
Le Monde : À quelles parts de la pensée de Marx la « gauche plurielle » doit-elle se référer ? Peut-on annexer Marx à une pensée réformiste de gauche ?
Daniel Bensaïd : Entre la gauche plurielle – c’est-à-dire la gauche gouvernante – et Marx, il n’y a guère de rapport. Faisant référence ainsi à l’abandon officiel de toute référence marxiste par la social-démocratie allemande, Laurent Fabius a d’ailleurs revendiqué un Bad-Godesberg du socialisme français. Il est clair en effet que l’engagement militant de Marx à « changer le monde » (indissociable de sa « critique de l’économie politique) est incompatible avec la gestion loyale du franc fort, le service du Cac 40, et la soumission au despotisme des marchés financiers. Un fil rouge traverse de part en part le Manifeste, c’est la question de la propriété. La loi du marché et du profit, l’exploitation et l’aliénation du travail salarié, l’appropriation privée des moyens de production et d’échange, font système. Aujourd’hui, la dissémination apparente de la propriété va de pair avec sa concentration réelle. La question de l’appropriation sociale – quelles qu’en soient les formes combinées de coopération et d’autogestion – est donc plus actuelle que jamais. Elle a été au cœur, par-delà leurs différences, de tous les projets socialistes, communistes, ou libertaires. En quoi une gauche qui y renoncerait serait-elle encore socialiste, pour ne pas dire communiste ?
Le Monde : Le débat sur le Livre noir du communisme a généralement épargné Marx et le marxisme. N’est-on pas cependant en droit de chercher dans la philosophie dont les régimes mis en cause par cet ouvrage se sont réclamés, une origine de la terreur ?
Daniel Bensaïd : Chercher dans la philosophie une « origine » de la terreur bureaucratique (chez Platon ? chez Rousseau ? chez Marx ?), c’est quitter l’histoire pour le mythe. C’est éliminer le conflit des forces et l’incertitude de ses dénouements, au profit d’une misérable généalogie du concept : l’idée qui tue, responsable de tout ! Curieux déterminisme idéologique chez ceux qui reprochent volontiers à Marx son prétendu déterminisme économique…
Ce dernier a surtout pensé la politique de son temps, et en particulier la politique hors de l’emprise de l’État : celle qu’inventent, dans leurs luttes et dans les mouvements, les exclus de la politique étatique. Une politique de l’opprimé, en somme. Il a également prêté attention à une politique de l’événement – des guerres et des révolutions – où le possible contrarie le nécessaire pour conjurer la force apparente du destin. Il n’a guère pensé, en revanche, la politique et la représentation dans leur dimension institutionnelle, la formation de la volonté générale dans le jeu de la pluralité, les rapports complexes du politique au juridique…
À l’épreuve douloureuse de l’expérience, ces points aveugles assignent une tâche de réflexion urgente sur la démocratie à ceux et celles qui veulent continuer à penser avec Marx.
Le Monde : La commémoration de Mai 68 réveille une nostalgie, celle de l’utopie. Au-delà de la mémoire, quel avenir assignez-vous à une utopie pensée en termes marxistes ?
Daniel Bensaïd : Dans le Manifeste, Marx apparaît comme un pourfendeur d’utopies. Henri Maler a développé une distinction pertinente entre « l’utopie chimérique » et « l’utopie stratégique ». La première relève de ce qu’Henri Lefebvre appelait joliment « un sentiment non pratique du possible ». La seconde relèverait plutôt d’un sentiment pratique de ce que les Allemands appellent « l’effectivement possible ».
Autrement dit, d’un projet, d’un programme, d’une anticipation régulatrice, qui orientent l’agir vers un but et détermine ses principes L’utopie stratégique signifie alors que nous ne sommes pas condamnés à tourner en rond dans le cercle infernal de l’éternité marchande. Que le capital n’est pas le terminus de l’histoire. Qu’il y a un ailleurs et un après. Ils ne se décrètent certes pas arbitrairement, mais s’inventent dans le devenir-conscient du mouvement réel par lequel s’abolit l’ordre existant.
Le Monde, dimanche 10 et lundi 11 mai 1998
Repris partiellement dans le numéro hors série sur Marx, novembre 2011