Blessures et travaux de mémoire

Polémiques sur le voile islamique et sur la loi réhabilitant les vertus du colonialisme, soulèvement des cités, pétitions d’historiens et travaux de mémoire, commémoration de l’abolition de l’esclavage, des massacres de Sétif et des noyades du 17 octobre 1961, querelles passionnées autour du personnage et des idées de Tariq Ramadan, escalade victimaire entre Dieudonné et Finkielkraut, grossièretés racistes de Georges Frèche, empoignades sur les caricatures de Mahomet et le droit au blasphème… : les blessures de mémoire sont en danger de gangrène. Quelque chose de pourri se décompose dans la République. Bien des choses différentes entrent dans ce pourrissement et le tumultueux retour des refoulés a de multiples raisons. Mais pourquoi maintenant ?

La mondialisation libérale amplifie les mouvements migratoires et les déplacements de population, bouscule les partages établis entre le national et l’étranger, tend à dissocier les appartenances linguistiques et culturelles des droits de citoyenneté. L’irruption massive dans l’espace public étatsunien de millions d’hispanophones refusant la relégation dans une zone grise de clandestinité civique et de vulnérabilité sociale, en est la manifestation la plus spectaculaire. Des slogans comme « Nul être humain n’est illégal ! » et « Ceux qui sont ici sont d’ici ! » résument une irrépressible volonté d’égalité et une radicalisation du droit du sol, opposée aux résurgences du droit du sang.

Cette mondialisation libérale accentue au contraire les formes de ségrégation spatiale, entre centre et périphérie, Nord et Sud, centre-ville et banlieues ou « zones périurbaines ». Il en résulte une dissociation des espaces de représentation et des représentations de l’espace (Henri Lefebvre) : le jeune exclu de l’emploi et ghettoïsé dans une cité se situe dans son territoire de proximité et dans l’espace imaginaire du pays d’origine ou de la communauté religieuse, autant ou plus que dans un espace national dont l’accès lui semble refusé. Inversement, les élites mobiles vivent autant ou plus dans l’espace mondialisé des halls d’aéroports et des marchés financiers que dans leur espace national originel. Ces vécus opposés du territoire et de l’espace se sont exprimés de façon aiguë à travers les perceptions différentes de la réalité européenne à l’occasion du référendum constitutionnel.

La rhétorique lyrique d’un monde « s-f » (sans-frontières), qui vaut pour la circulation des capitaux et des marchandises, est brutalement démentie par les cloisonnements policiers, l’érection de murs (entre Israël et Palestine, États-Unis et Mexique), de barrières barbelées (Ceuta et Melilla !), de zones de rétention, et par un renforcement des politiques discriminatoires de visas, de reconduites à la frontière (!), et « d’immigration choisie ».

La mondialisation armée, le contrôle des ressources énergétiques par les puissances impérialistes dominantes, le nouveau partage des zones d’influence, des bases militaires, des alliances, constitue un processus de recolonisation (ou de « postcolonisation ») du monde, ravivant les plaies jamais refermées de conquêtes et massacres coloniaux. Le lobbying d’une droite revancharde sur la loi du 23 février sur les bienfaits de la colonisation s’inscrit dans cette tendance. La guerre globale, présentée par Georges W. Bush comme une croisade du Bien absolu contre le Mal absolu (comme une guerre sainte, donc), revient à mettre l’ennemi au ban de l’humanité, à le bestialiser et à l’animaliser. Guantanamo et Abou Ghraïb n’apparaissent pas alors comme des accidents imputables à des excès individuels, et les très sérieuses études pentagonales sur la réhabilitation de la torture ne manquent pas de logique : tout est permis contre un ennemi exclu du genre humain. Les clichés racistes de l’épopée coloniale reprennent ainsi vigueur et les propos du ministre de l’Intérieur sur « la racaille » font écho à ceux des maîtres du monde dressant une liste d’« États voyous » dont le traitement échapperait aux contraintes du droit international.

À ce contexte international, s’ajoute le délitement spécifique de la société française. Avec la montée structurelle du chômage, de la précarité, de l’exclusion, avec le démantèlement des solidarités et protections sociales, avec le renforcement des ségrégations sociales et scolaires, tous les « ascenseurs sociaux », celui de l’emploi comme celui de l’école, sont bloqués. Les inégalités se creusent au détriment des plus vulnérables. Elles remettent en évidence les fractures non ou mal réduites de la colonisation, d’autant plus douloureuses que le travail de mémoire n’a jamais été approfondi, que la « décolonisation » a pris en Algérie la forme d’une guerre civile emboîtée dans une guerre de libération, que la présence des rapatriés et des harkis comme celle d’une forte immigration post-coloniale actualisent au sein de l’ancienne métropole les différends du passé.

Enfin, la gauche, censée porter les valeurs égalitaires de l’antiracisme et de l’internationalisme, est en délicatesse avec sa propre mémoire. Comment oublier la République « civilisatrice » et conquérante de « Ferry-Tonkin », le zèle des Guy Mollet et François Mitterrand pendant la guerre d’Algérie, les tergiversations tricolores du Parti communiste sur la question coloniale, l’assassinat d’Eloi Machoro, le refus récent du gouvernement de gauche plurielle de régulariser les sans-papiers, les lois successives sur l’immigration, le vote de la loi discriminatoire sur le voile islamique au nom d’une République imaginaire une et indivisible ? Avec, en point d’orgue, le vote « par inadvertance » (dixit François Hollande) de l’article 4 de la loi du 23 février1. « Nous avons manqué de vigilance », dut admettre le président du groupe parlementaire socialiste Jean-Marc Ayrault. À moins que l’inconscient collectif ne se soit en la circonstance exprimé… « par inadvertance ! », et qu’il n’ait récidivé lors de l’abstention du groupe socialiste au moment du vote de l’Assemblée utilisant en novembre 2005 la loi coloniale de « l’état d’urgence » (promulguée en 1955 contre l’insurrection algérienne) contre la révolte des banlieues ?

J’ai publié l’an dernier un petit livre, Fragments mécréants. Mythes identitaires et République imaginaire2, abordant les controverses sur la conception de la laïcité, sur le partage entre espace public et espace privé, sur le communautarisme religieux et les résistances à l’oppression, sur l’ethnicisation de la politique et la névrose des origines, etc. Les remarques à venir en constituent un (modeste) complément et un prolongement, à la lumière des événements et controverses intervenus au cours de cette dernière année.

Universalisables

L’universalisme abstrait associé à la République a souvent été le masque commode des dominations. Le mouvement féministe a contribué à démystifier ses prétentions en montrant comment il s’est traduit en pratique par la domination masculine.

De même a-t-il servi à couvrir d’hypocrisie des discriminations raciales et des ségrégations sociales. Il revêt aujourd’hui la forme insidieuse d’un cosmopolitisme marchand détournant à son profit les aspirations généreuses à un monde « sans frontières ». Mais la critique de cet universalisme, si légitime et nécessaire soit-elle, ne doit pas signifier un renoncement à ce qui transforme l’universalité biologique de l’espèce humaine en universalité (sans uniformité) sociale et politique effectives.

La déclaration universelle des droits, si elle n’instaure pas une égalité et une solidarité réelles, met néanmoins en branle ce que le jeune chercheur militant Abdellali Hajjat appelle des « universalisables » sur lesquels ont pu s’appuyer les luttes des opprimés pour l’égalité des droits, d’Olympe de Gouges à Alexandra Kollontaï, de Toussaint Louverture à Malcolm X.

L’universalisme abstrait des dominants dissimule souvent leurs intérêts très particuliers. L’affirmation singulière des dominés peut en revanche ouvrir une brèche vers l’universalité concrète du genre humain.

Crimes contre l’Humanité ?

Qualifier la traite négrière et l’esclavage de crimes contre l’Humanité suppose la reconnaissance de cette Humanité à venir comme horizon au nom duquel l’asservissement est inconditionnellement condamnable. S’il existe historiquement des différences de cultures, d’us et de coutumes, on ne saurait renoncer en leur nom à des valeurs, devenues communes au fil de combats acharnés, pour les réduire à de simples différences de goûts et de couleurs. L’esclavage est un crime sous toutes les latitudes et nulle tradition culturelle ne saurait le justifier ; de même l’oppression des femmes est à combattre et n’est pas négociable au nom des traditions religieuses : les zapatistes du Chiapas reconnaissent les conflits qui ont pu surgir entre us et coutumes des peuples indigènes et exigence de libération des femmes portée par leur mouvement.

Ainsi, la loi contre les signes religieux ostentatoires (en fait contre le port du voile islamique) à l’école est à rejeter pour ses conséquences discriminatoires envers les populations originaires du monde arabe, sans banaliser pour autant l’oppression religieuse des femmes. Il s’agit d’une lutte à double front, mais sur des terrains et selon des temporalités différentes : lutte politique immédiate contre une loi répressive, d’un côté, lutte sociale au long cours pour la transformation des mœurs et la sécularisation du monde, dans l’autre cas.

Peuple de peuples

Contribuer au processus d’universalisation concrète du genre humain n’implique nullement une homogénéisation normative des cultures et des traditions. Les zapatistes disent rêver d’un monde composé de multiples mondes. Si l’Humanité des Droits de l’Homme n’est encore qu’une idée régulatrice abstraite, elle peut naître de l’universalisation effective des échanges sous forme d’un peuple de peuples (à l’instar du mouvement altermondialiste qui s’est défini comme un « mouvement des mouvements »). C’est aussi la solution pratique à l’énigme irrésolue d’un « peuple européen » introuvable : un tel peuple n’existe pour l’heure ni historiquement, ni politiquement, ni socialement, ni culturellement, ni linguistiquement ; mais il peut devenir (ou advenir) sous la forme inédite d’un agencement pluriel.

La faute aux Lumières ?

En des temps d’assombrissement, où l’horizon plombé pèse comme un couvercle sur les esprits gémissants, mieux vaut des lumières chancelantes ou tamisées que le couvre-feu et l’obscurité totale. Or, le procès traditionnellement intenté à Rousseau par les réactionnaires en tous genres s’étend aux Lumières (ou à la « démocratie européenne » !) grosses des penchants criminels de l’époque.

Évoquant l’arrivée en Guadeloupe sur le même navire de la Déclaration des droits et de la guillotine, Alejo Carpentier a bien résumé les contradictions et les ambivalences de l’universalisme républicain. Cela n’autorise en rien la charge unilatérale d’un Sala-Molins tendant à instituer une culpabilité collective héréditaire. Il établit à cet effet une continuité lisse entre la République révolutionnaire de l’An II et la réaction thermidorienne ou impériale. Il essentialise ainsi un racisme remontant à la malédiction de Cham au détriment de la critique sociale et historique.

Dans la nuit de ces anti-lumières, tous les chats deviennent gris. Et dans la grande marmite aux anachronismes, Rousseau, Condorcet, Diderot cuisent dans un même opprobre.

L’auteur de L’Histoire des deux Indes, l’abbé Raynal, répondait pourtant aux planteurs qui présentaient « les nègres » comme « une espèce d’hommes nés pour l’esclavage » : « Les nègres sont bornés parce que l’esclavage brise tous les ressorts de l’homme. Ils sont méchants, pas assez avec vous. Ils sont fourbes, parce qu’on ne doit pas la vérité à ses tyrans. » Il dénonçait non seulement le Code noir, mais encore « tous les codes, sans exception, […]armés pour la conservation de l’homme même qui languit dans la servitude ». Et il en appelait à la révolte : « Vos esclaves n’ont besoin ni de votre générosité ni de vos conseils pour briser le joug sacrilège qui les opprime. Déjà quelques Blancs massacrés ont expié une partie de nos crimes ; déjà se sont établies deux colonies de nègres fugitifs que les traités et la force mettent à l’abri de vos attentats ; ces entreprises sont autant de traits de lumière qui annoncent l’orage ; et il ne manque aux nègres qu’un chef assez courageux pour les conduire à la vengeance et au carnage. Où est-il ce grand homme que la nature doit peut-être à l’honneur de l’espèce humaine ? Où est-il ce Spartacus nouveau qui ne trouvera point de Crassus ? Alors disparaîtra le Code noir. » Diderot ajoutait en 1781 : « Il paraîtra, n’en doutons point, il se montrera, il lèvera l’étendard sacré de la liberté. »

Postcolonialisme

L’héritage et l’inconscient colonial modulent les rapports de classe par le jeu de multiples ségrégations. Question sociale et question raciale sont ainsi étroitement tressées. Le postcolonisé cumule alors exploitation et oppression spécifique. Par rapport à la condition coloniale, il en résulte une situation hybride, un monde flottant d’exode et d’exil intérieur, irréductible au portrait du colonisé tracé jadis par Albert Memmi. La condition postcoloniale n’en cumule pas moins les discriminations. Ainsi, l’Institut national d’études démographiques constate que le risque de chômage pour les Maghrébins est supérieur de 79 % à la référence française et que, quel que soit leur niveau d’études, les jeunes Français d’origine maghrébine sont deux fois et demie plus souvent au chômage que les jeunes Français d’origine française. C’est ce qui autorise Abdellali Hajjat à affirmer, à propos des émeutes de novembre, envers et contre les élucubrations d’un Finkielkraut : « Les causes de cette fureur populaire sont sociales et politiques, et non pas ethniques ou religieuses. Il ne s’agit pas d’un défaut d’intégration, mot qui n’a plus aucun sens aujourd’hui, tant il tend à privilégier la dangereuse grille d’explications culturaliste. » La rhétorique ministérielle stigmatisant la racaille, à la manière dont Bush exclut les rogue states du droit international, vise à faire entrer la jeunesse postcoloniale « dans la construction de nouvelles classes dangereuses ». La criminalisation des familles et la détection des prédispositions à la délinquance chez les mômes de trois ans participent de la même logique.

Mixité sociale

À la lumière des brasiers de banlieue, le thème est devenu à la mode dans le discours gouvernemental. Pratiquement, cette mixité à l’intention de ce qu’on nomme désormais, par pudique euphémisme, les « minorités visibles », s’est limitée à l’introduction homéopathique d’un « préfet musulman », d’un secrétaire d’État d’origine maghrébine à l’égalité des chances (surnommé par les jeunes « le fayot de la République »), et d’un présentateur antillais intérimaire à la télévision.

Dans une tribune du 17 novembre 2005 dans Libération, le dit fayot, Azouz Begag relayait la propagande gouvernementale opposant les cités aux universités à propos de la mobilisation contre le contrat première embauche (CPE) : « En novembre, on a demandé aux jeunes des banlieues de respecter la loi française. Leurs actes de destruction ont été sévèrement sanctionnés. Voilà pourquoi ces mêmes jeunes ne comprendraient pas pourquoi des lycéens et des étudiants auraient, eux, le pouvoir de changer une loi avec laquelle ils ne sont pas d’accord en occupant des universités et la rue. » Équitable, le ministre de l’Intérieur a procédé à 3 200 interpellations lors des émeutes de novembre et près de 6 000 lors des mobilisations contre le CPE. Mais les jeunes de banlieue ont, dans leur grande majorité, d’autant mieux compris l’occupation des collèges et de la rue qu’ils sont les premiers destinataires des emplois précaires institutionnalisant leur galère quotidienne.

Quant à la mixité sociale, elle ne réside certainement pas dans la promotion choisie du « minoritaire visible » de service, mais dans les défilés, toutes couleurs coude-à-coude, de la majorité visible contre la précarité.

Identité plurielle

Nous produisons une pluralité de représentations spatiales et nous habitons plusieurs espaces de représentation – l’espace local du quartier et du village, l’espace national, l’espace mondial, etc. Dans cette échelle mobile des espaces, l’espace national a longtemps constitué l’espace de socialisation dominant. Le choc de la mondialisation fait éclater son unité relative : les jeunes chômeurs relégués dans leurs cités et les élites mondialisées ne bougent pas dans la même dimension. Alors que les seconds peuvent se projeter dans l’Europe et dans le monde, l’espace national devient une abstraction pour les premiers qui peuvent chercher refuge dans l’imaginaire d’un pays d’origine mythifié ou dans la communauté religieuse. Ils peuvent aussi chercher à conjurer leur vertige spatial par une manie des racines et des origines. Cette névrose généalogique tend à cristalliser les identités zoologiques ou minérales au détriment des devenirs et de leur contingence.

C’est précisément ce que refusait Frantz Fanon, quand il s’insurgeait à l’idée que son origine puisse lui dicter sa conduite ; quand il se définissait lui-même comme une création interminable et non comme un prisonnier de l’Histoire ; quand il refusait de se « laisser ancrer », « engluer par les déterminations du passé », et de devenir « esclave de l’Esclavage », cantonné à « un monde de réparations rétroactives ». Le poète palestinien Mahmoud Darwich lui fait écho : « L’identité n’est pas un héritage, mais une création. Elle nous crée et nous la créons constamment. Et nous ne la connaîtrons que demain. Mon identité est plurielle, diverse. Aujourd’hui, je suis absent, demain je serai présent. Pour être ce que je veux et non ce que l’on veut que je sois. »

Gestion officielle de la mémoire

Les 23 et 25 janvier 2006, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a débattu d’une résolution sur la « nécessité d’une condamnation internationale des crimes des régimes communistes totalitaires » proposée par le député suédois Göran Lindblad au nom du Parti populaire européen. La résolution fut approuvée par 93 voix contre 42. Ne fut cependant pas retenue la proposition d’un Mémorial européen aux victimes des régimes communistes. Cette instauration d’une mémoire collective officielle s’inscrit, à l’évidence, dans la même dynamique de réaction revancharde que la sinistre loi du 23 février en France. Il s’agit moins, en effet, de condamner des crimes circonstanciés (relevant d’une procédure judiciaire) que l’idéologie censée les avoir inspirés, dans l’espoir de conjurer le retour du spectre qui hante la mondialisation libérale.

On peut lire dans le texte adopté : « Il devrait être clair que tous les crimes, y compris ceux commis au nom d’une idéologie qui prêche des idéaux aussi respectables que la justice et l’égalité, doivent être condamnées sans exception. C’est particulièrement important pour les jeunes générations qui n’ont pas fait l’expérience personnelle des régimes communistes. » Il semblerait en effet qu’une sorte de « nostalgie du communisme existe dans encore dans certains pays ». La conclusion est explicite :
« Il semble que l’on puisse estimer confirmé que la dimension criminelle des crimes communistes ne fut pas le produit des circonstances, mais bien la conséquence de politiques délibérées conçues par les fondateurs de ces régimes avant même leur accession au pouvoir. » Le crime était donc dès l’origine dans l’idée.

La démarche, historiquement peu scrupuleuse, amalgame ainsi les horreurs du stalinisme avec le communisme en général. C’est comme si le christianisme dans sa diversité était identifié à la seule Inquisition et à ses bûchers, ou si l’Islam était réduit au fanatisme du mollah Omar. En affirmant encore que « les crimes ont été justifiés au nom de la théorie de la lutte des classes », la résolution du Conseil de l’Europe suggère une version officielle pour l’enseignement scolaire qui mettrait la lutte des classes à l’index.

Voleurs de mémoire

L’histoire est écrite par les vainqueurs. Les vaincus sont détroussés de leur propre histoire. Le travail de mémoire comme celui de l’archéologue exhume les vestiges de cette autre histoire refoulée. C’est à quoi sont censées contribuer les lois dites mémorielles, sur le judéocide ou sur l’esclavage. Mais l’entreprise n’est pas sans danger d’institutionnalisation d’une histoire officielle (d’État) qui pétrifie la mémoire. Or la mémoire est matière à discorde et à controverse. Elle est irréductiblement conflictuelle. Elle conteste en permanence la tendance de l’histoire historienne à arrêter le temps et à faire du passé la préparation nécessaire du présent existant, au détriment de tous les possibles écartés en route.

La prétention d’une écriture étatique de l’histoire inscrite dans l’article 4 de la loi du
23 février a soulevé la protestation des historiens. L’histoire n’appartient pas à l’État et au Parlement. C’est vrai. Mais appartient-elle pour autant en exclusivité aux historiens ? Ils y ont sans doute leur part indispensable de recherche et d’établissement des faits. Mais les faits parlent rarement d’eux-mêmes. C’est pourquoi l’histoire ne peut être une discipline scientifique chargée de dire le vrai sur le vrai. Elle peut prétendre atteindre aux vérités dernières, mais seulement, selon la formule de Siegfried Kracauer aux « avant-dernières choses ». Le dernier mot n’est jamais dit. La controverse est politique, et elle n’est jamais close.

Le Juge et l’Historien

La notion de crime contre l’Humanité transforme l’Humanité (idée morale régulatrice) en personne juridique. Ce crime est imprescriptible et absolu. Mais la justice est par définition relative, un art des proportions entre les délits et les peines. On ne pouvait juger Papon pour l’ensemble des crimes du nazisme. Mais pour sa part personnelle dans une chaîne de responsabilité. Résultat : dix ans ! C’est peu pour la participation à un crime contre l’Humanité, mais c’est judiciairement cohérent.

Dès lors que la notion de crime contre l’Humanité existe, la traite et l’esclavage en relèvent à l’évidence. Ce crime étant imprescriptible, il tend à confondre la temporalité historique et la temporalité judiciaire. L’histoire du présent abolit alors la distance historique au profit d’une promiscuité compromettante avec la politique. Inversement, le droit remonte le temps pour aller chercher des coupables dans un passé reculé, au prix de dangereux anachronismes.

On a entrevu lors du procès Papon le résultat de ces confusions : des historiens convoqués à la barre, non comme experts, mais comme témoins jurant comme il est de règle de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Toute la vérité historique ? C’est exorbitant pour un homme failliblement humain. Résultat : lorsque l’historien accepte de faire le juge, il faut s’attendre à ce que le politique ou le juge se croie réciproquement fondé à juger la compétence professionnelle de l’historien ou à lui dicter sa loi.

Lois mémorielles

Drôles de lois, dont la portée est morale plutôt que juridique, au risque de faire tourner à grand renfort de « moraline » la grande roue des repentances. Elles peuvent pourtant être utiles, bien moins au titre de réparations, que par leur contribution à l’évolution de ce qu’on appelait jadis les « mœurs », cette ligne incertaine, entre droit et éthique, qui départage le convenable (ce qu’Orwell appelle la « décence ») de l’intolérable ; et qui érige en principe ce sur quoi on ne reviendra pas et ne discutera plus.

Si telle est leur fonction, il faut n’en point abuser sous peine de les galvauder et de les brouiller. Ce fut peut-être le souci des historiens éminents qui ont réclamé l’abrogation de toutes les lois mémorielles au motif que « l’histoire n’est pas un objet juridique ». La loi Taubira ne dicte pourtant pas le contenu de l’histoire comme le prétendait la loi du 23 février. Elle exige seulement qu’on n’en blanchisse pas certaines pages. Certains comme Claude Lanzmann et Henri Rousso ont répondu aux premiers, à juste titre, que toutes ces lois ne sont pas équivalentes, faisant notamment un sort particulier à la loi Gayssot. Ce faisant, ils en retiennent l’esprit (la sanction du négationnisme) au détriment de la lettre. L’article 24 bis de cette loi rend en effet passible d’emprisonnement et d’amendes « quiconque conteste l’existence d’un ou de plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 ». Ce qui revient à fixer et à judiciariser une histoire fondée sur le statut d’un tribunal militaire. C’est sans doute pourquoi Madeleine Rébérioux, présidente de Ligue des Droits de l’Homme, s’était opposée à une loi qui ouvrait à ses yeux une boîte de Pandore.
Mai 2006

Contretemps n° 5 (nouvelle série), janvier 2010
www.danielbensaid.org

Documents joints

  1. Cette loi de 2005 porte « reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés ».
  2. Léo Scheer (éd.), 2005. Également Qui est le juge ?, Pour en finir avec le tribunal de l’Histoire, Fayard, 1999.
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