Correspondance avec Jean-François Vilar (mai 1993)

Nous avons retrouvé plusieurs courriers de Daniel Bensaïd envoyés à Jean-François Vilar1. Ne pouvant nous transmettre sa propre correspondance, il nous a néanmoins autorisés à publier ces quelques lettres. Nous espérons que d’autres correspondances pourront venir enrichir le site… Le genre se perd malheureusement un peu trop en ces temps où la « vitesse » prime !

Cher Jean-François,

Lettre donc de préférence. Au risque de durcir ce que les flottements de parole permettent de laisser indéterminé. Économisons les civilités. Comme je te l’ai dit, j’ai très bien accroché à ton bouquin2. Je l’ai lu d’une traite en regrettant de voir s’amenuiser la tranche des pages restantes. Je passe sur l’éloge de la construction, de l’ingéniosité, ou de ce que les critiques appellent « l’érudition ». Trêve de louanges donc et venons-en à ce qui me turlupine : pourquoi ce fond de résistance ou de bouderie en moi devant ce qui devrait être tout simplement un plaisir ?

J’entends bien que le problème puisse être de mon fait plutôt que du livre.

Routine politique bousculée ? Vision du monde brouillée ? Peut-être. Ce serait la suite logique en somme de notre échange à propos de la Tchéco. Je vais tout de même essayer d’élucider le ressort de mon malaise, quitte à projeter injustement sur ton livre des questions qui me viennent d’ailleurs.

Je me suis donc senti en forte affinité avec certains de tes livres (pas tous : j’ai aimé Bastille Tango, pas État d’urgence) en raison je crois de leur travail de mémoire. Mais le foyer mémoriel qui permet de démythifier la « raison historique », c’est le présent où se joue non la victoire d’une partie, mais la continuation d’un jeu infini. Or, j’ai l’impression que la mémoire dans tes livres tend à se faire de plus en plus historienne ; que le poids du passé écrase le présent et que son ombre devient envahissante.

Je perçois à travers les lignes cet excès étouffant de sens historique qui était, pour le Nietzsche des Inactuelles, le mal intime de la modernité. Il n’y a plus place pour du neuf authentique (tu me répondras peut-être Prague… ; sans sous-estimer le vent de libération qui a soufflé là, je reste cependant convaincu qu’il ne s’agit pas d’événements de longue portée), mais seulement pour l’observation déniaisée et somme toute impuissante. J’ai pris quelques notes dans les marges du livre, entre-temps prêté à Jérôme. Je ne l’ai donc pas sous les yeux. Il me semble bien que Victor se déclare quelque part « voyeur mais pas regardant ». Boutade, certes. Ce voyeurisme est pourtant bien une posture tentante devant le spectacle du monde tel qu’il va.

À défaut d’avoir le livre sous les yeux, j’ai ton entretien à Rouge. « Pour moi l’histoire n’a qu’un seul intérêt : mieux comprendre ce qui se passe maintenant. » C’est supposer beaucoup de choses, et notamment que l’histoire possède un sens à transmettre pédagogiquement. Ou tout simplement qu’elle est pédagogue. Ça fonctionne autrement. Du présent vers le passé. Pour sauver, réveiller, redistribuer du sens. Tu te dis sidéré par l’aveuglement imbécile à ne pas voir « comment quelques grandes logiques de l’histoire se reproduisent ». Il y a toujours un grain de vérité, dans cette logique des répétitions. Mais ce n’est pas le plus important. Il me paraît même dangereux de céder à l’illusion rétrospective de ces logiques de l’histoire. Je n’aime pas entendre parler de vieux démons, parce que les démons n’ont pas d’âge. Ni de guerres d’un autre âge, parce qu’elles sont pleinement d’aujourd’hui et probablement de demain. C’est pourquoi, le raisonnement analogique me paraît toujours piégé, bien qu’il soit omniprésent dans la culture trotskiste classique.

Tu évoques ainsi l’aveuglement des sections au moment de Munich et devant la catastrophe imminente. Je serais probablement plus nuancé, notamment en ce qui concerne les textes du Vieux lui-même. Mais, si aveuglement il y a, il est précisément là, dans l’analogie entre la Première Guerre mondiale et la Seconde qui vient, dans la projection du dénouement révolutionnaire de l’une sur celui espéré de l’autre, dans la difficulté à saisir ce que le stalinisme représente de formidablement inédit et de non réductible à une déviation, à un détour, ou autre parenthèse.

Assez naturellement, tu en viens à imaginer un Grynzspan bosniaque et à écrire : « les Serbes de Bosnie ne sont pas des Sudètes, d’accord. Mais c’est quand même un petit peu le même mécanisme. » Je te prie de croire que ma réaction à une telle phrase ne résulte pas de désaccords que nous pourrions avoir (je n’en suis pas sûr d’ailleurs, la discussion n’ayant pas eu lieu entre nous) sur la Yougo. Nous devons partager sur l’essentiel la compréhension de l’éclatement du pays et la logique ethnique très actuelle de la question nationale (pas seulement dans les Balkans), dénoncer la purification et la partition Vance-Owen, demander la levée de l’embargo sur la Bosnie et la livraison d’armes aux milices pluriethniques, exiger l’accueil des réfugiés, etc.

S’il y a – je ne sais pas si c’est le cas avec toi – désaccord sur l’appel à une intervention militaire européenne ou onusienne-américaine, ce n’est pas de mon point de vue (et contrairement à ce qu’imaginait par exemple Hervé) par réflexe d’orthodoxie anti-impérialiste, mais suivant une appréciation sans doute discutable mais spécifique.

Je pense depuis le début que les dirigeants serbes sont les premiers responsables mais pas les seuls, qu’il n’y aura jamais d’intervention pour libérer les camps, que s’il y a intervention, il ne s’agira pas d’interposition mais de la première intervention belligérante à l’Est pour imposer la partition de la Bosnie (sur la base d’un plan Vance-Owen ou d’un autre). On peut être en désaccord sur tout cela.

C’est très compliqué. Aussi je ne donne pas personnellement à ces divergences éventuelles (toutes ces positions existent d’ailleurs dans la Ligue, dans Sprat, etc.) la même signification qu’aurait eue un désaccord sur la guerre du Golfe. Mais, quelle que soit la conclusion, je te demande de croire qu’elle ne découle pas d’un raisonnement analogique avec l’Anschluss, les Sudètes, etc., mais d’une évaluation du moment présent.

Mon souci est de comprendre la logique spécifique du conflit alors que l’analogie historique fait obstacle à le penser dans sa singularité. Elle met en branle une discutable moralisation allusive de la politique, dont les affiches de Médecins du monde ont donné un exemple exécrable pour plusieurs raisons (qui ne sont pas celles de Simone Veil défendant le monopole de l’holocauste pour les juifs) : la superposition Hitler-Milosevic qui économise de penser ce que ces deux formes de barbarie ont chacune de particulier ; la criminalisation collective des « Serbes » dans l’intitulé comme celle des « boches », comme celle des juifs par certains courants palestiniens, est toujours à la fois injuste et politiquement stérile…

Les Serbes de Bosnie ne sont donc pas des Sudètes, mais… Ce mais analogique me fait toujours dresser l’oreille. Ne t’offenses pas de l’exemple le plus récent que j’aie en mémoire. Au moment de la guerre du Golfe une demi-douzaine de philosophes (dont Lyotard) ont signé un texte disant que Saddam Hussein n’était pas Hitler, mais… Mais cela ne les empêchait pas, précaution oratoire prise, d’invoquer le précédent de Munich et de réclamer, dans un appel signé dont j’ai conservé le texte, la guerre jusqu’au bout. L’analogie historique (c’est aussi une autocritique) sert toujours à économiser la pensée du présent dans sa singularité et sa complexité.

Tous ces pinaillages renvoient à l’interprétation d’une formule benjaminienne qui, comme tu le sais, m’est chère : « la politique prime désormais l’histoire ». Il ne s’agit bien évidemment pas là de ce qu’il est convenu d’appeler la politique politicienne, mais d’un bouleversement de la représentation temporelle. Le présent ne coule pas (ne découle pas) simplement du passé. Il est l’instant stratégique où se nouent et se dénouent sans cesse les significations. La politique est la disponibilité stratégique à l’irruption de l’événement. Il s’agit moins d’avoir une politique, instrument ajusté à une victoire (l’accès au pouvoir) dans un jeu fini, que d’être politique, c’est-à-dire de tout remettre toujours en jeu dans un jeu infini.

Le présent, le virtuel, la singularité du moment historique, la politique, la stratégie, cela marche ensemble. Or, j’ai l’impression que ton approche descendante de l’histoire et de la « reproduction » de ses logiques, si elle permet de prendre des distances envers l’illusion héroïque d’une certaine politique, se paie d’un retrait du politique. D’une esthétisation et d’une moralisation (les deux peuvent très bien aller ensemble), d’un retour en force du « moralisme politique » (il ne s’agit pas en l’occurrence d’une insulte, mais d’une expression kantienne). En ces temps obscurs et incertains, c’est une position que je respecte. J’y vois cependant pointer la truffe d’une forme très moderne de religiosité, dans la mesure même où cette éthique si souvent invoquée n’éprouve plus le besoin de s’interroger sur ses propres fondements. Son détachement de la politique reconduit le partage entre morale de conviction et morale de responsabilité.

Mais c’est une autre histoire.

Qui semble bien loin des fantômes au front troué. Je n’en suis pourtant pas si sûr. Toi non plus, si j’ai bien compris (au moins partiellement) ton livre et ton entretien à Rouge.

Je flaire chez ton Victor quelque chose de cet air du temps, de cet accablement sous le poids de l’histoire monumentale. D’où un livre hanté. Histoire de fantômes. Voilà ce qui me turlupine. C’est peut-être excessif. Partant pour presque quinze jours, j’ai préféré te l’écrire à partir d’une impression de lecture d’ensemble sans pouvoir l’étayer d’un commentaire plus précis du texte.

Par ailleurs, j’ai eu avec Hervé un bref échange sur ces questions au salon du livre antifaf. Peux-tu, si tu n’y vois pas d’inconvénient, et si tu en as l’occasion, lui communiquer copie de cette lettre ?

Sois assuré qu’il s’agit là à mes yeux d’une discussion tout à fait fraternelle.

Et amicale.

Très affectueusement,

Daniel

 
Cher Hervé

Comme convenu lors de notre rencontre au salon antifaf, avant de partir en voyage pour une quinzaine de jours, voici sous forme de notes quelques remarques sur l’appel des 101. Il ne s’agit pas d’ouvrir une polémique ridicule, mais d’échanger des points de vue et de lever amicalement des malentendus éventuels. Que des écrivains ou personnalités expriment leur indignation devant les « bavures »-assassinats policiers, on ne peut que s’en féliciter dans le climat de résignation ambiant. Tout cri, tout éclat de sincérité est bienvenu. C’est pourquoi j’ai beaucoup aimé la petite nouvelle de Didier encartée dans Rouge. Mais ça n’empêche pas de réfléchir et de discuter.

1. Les flics sont les flics : ce sont « les mêmes » sous les ordres des mêmes, qui ont fait la rafle du Vel d’hiv, les ratonnades de 1961, Mai 68, les infirmières, les assassinats de Makomé… Oui et non. Les mêmes du point de vue de l’institution (de l’État policier), du point de vue d’une généralité analogique. Le moralisme pousse l’analogie jusqu’à l’amalgame politiquement inopérant.

– « D’autres avant nous, et dans des conditions encore plus dramatiques, trouvèrent le courage de se dresser contre le meurtre en uniforme »… Nouveau piège analogique heureusement atténué par l’évocation des conditions « encore plus dramatiques » : c’était le moins qu’on puisse dire ! Mais puisqu’on invoque leur courage et leur héritage, s’agit-il sérieusement aujourd’hui de se dresser à leur manière (les armes à la main) contre « le meurtre en uniforme ». Ces bravades où se perd la proportion entre le dire et le faire évoquent celles d’une « nouvelle résistance populaire » de piteuse mémoire.

– La forme de l’appel des « 101 » évoque celui des 121, resté la référence du genre. C’est sans doute le seul appel de personnalités qui ait ainsi fait événement (ce qui ne veut pas dire que les autres soient inutiles) parce qu’il y avait une situation de guerre effective, un geste de rupture, des enjeux et un risque réel. Le manifeste des 340 « salopes » s’inspirait également de cette démarche de dissidence. Un appel spécifique sur l’affaire Makomé en tant qu’assassinat exemplaire pourrait peut-être permettre de développer une campagne de longue haleine, y compris sur terrain juridique. Mais la chute de l’appel n’est pas à la mesure de la gravité du ton. L’appel n’appelle pas à une rupture de légalité, il tourne au serment : « nous serons présents, physiquement présents, chaque fois que cette jeunesse sera visée, brisée… ». D’abord, c’est faux, et il n’est jamais bon de signer ce qu’on ne tiendra pas personnellement : il y aura toujours pour les uns ou les autres, des voyages, des rendez-vous impossibles à décommander, des engagements urgents. Ensuite, le « physiquement » est bizarre en ce qu’il évoque une vertu particulière de l’offrande physique : on peut être physiquement présent en guerrier ou en martyr, et ce n’est pas la même chose.

– Ce « physiquement » semble donc être la seule manifestation proportionnée à l’indignation morale exprimée. Tu m’as plusieurs fois rappelé à ce propos le passé de la Ligue et sa tradition d’être sur la brèche en permanence (on dirait aujourd’hui de monter au filet sur toutes les balles). C’est vrai. Mais cette culture de la riposte s’inscrivait dans un balbutiement stratégique, faux probablement – exemplarité, débordement – définissant une politique. S’il s’agit aujourd’hui de réagir contre la résignation et d’être sur le terrain autant que possible, d’accord. Mais sans tomber dans le moralisme tenant lieu d’une politique absente. Il n’y a pas de supériorité éthique dans la présence immédiate de celui qui est informé et disponible, par rapport à celui qui attendra la protestation massive et un peu lourde du samedi. À moins de considérer que les intellectuels ont le monopole de l’indignation et un privilège de témoignage par rapport au commun du troupeau (voir à ce sujet le petit article de Naville sur les intellectuels et la guerre du Golfe).

– C’est là une tentation inhérente à la moralisation de la politique : tout se joue dans la présence – physique – individuelle et non plus dans l’action collective. Sur l’autre bord, BHL ou Kouchner ne font d’ailleurs pas autre chose que d’être « physiquement » présents en Somalie ou à Sarajevo. Faut-il entrer dans ce jeu de miroir des « apparents » ? J’ai pour ma part renoncé depuis longtemps à être partout où je devrais « physiquement » être. Je me contente de faire ma part de travail supposé utile dans un combat collectif. J’aurais bien voulu être dans le XVIIIe au moment où… De toute façon, je n’aurais pas pu être partout où il se commet une injustice ou un crime dans un monde qui n’en manque pas. Ce primat de la présence éthique individuelle entraîne alors inévitablement une discussion complètement pipée sur la hiérarchie des urgences et les priorités du malheur. Encore une fois, il n’y a de solution que dans la mise en perspective stratégique (donc politique) d’une action collective. Il n’est pas moins important de manifester contre le code de la nationalité qu’à un rassemblement contre tel ou tel assassinat et je ne vois pas pourquoi celui, intellectuel ou non, qui participe à telle mobilisation devrait se sentir culpabilisé de n’être pas physiquement à telle autre, dès lors précisément que son action s’inscrit dans la durée et non dans l’instantané du témoignage éthique.

Je te prie de m’excuser du caractère abrupt de ces notes, mais je voulais tenir parole et mettre par écrit ce qui est encore chaud avant de partir.

Une discussion en entraîne bien évidemment une autre et, de fil en aiguille, il ne serait pas inutile de remonter jusqu’au vieux serpent d’eau douce sur le rôle des intellectuels (cf. l’article de Naville republié dans Rouge ou le texte de Bailly dans le dernier numéro de Lignes). Peut-être aurons-nous l’occasion de le faire.

Très amicalement (n’en doutes pas) et à bientôt,

Daniel

Post 1 : j’ai envoyé une lettre à Jean-François à propos des fantômes en lui demandant s’il en est d’accord de te la communiquer afin que tu puisses me dire s’il y a un rapport ou non entre les deux discussions.

Post 2 : Encore à propos de la « présence physique ». Je ne suis pas obsédé mais il me semble que le thème apparaît à nouveau dans le dernier boulet de Rose Sélavy à propos des obsèques de Naville. Rose y était. C’est bien. Mais il n’y a aucun mérite à y être et aucune indignité à ne pas y être. Ce mérite ou cette indignité n’auraient de sens que par rapport à un paraître, alors qu’il s’agit, dans une forme qui ne parvient pas à se dégager du religieux, d’un moment d’intimité discrète et solitaire avec un mort. Je trouve donc presque déplacé d’afficher « Rose Sélavy était là » comme un reproche à ceux qui n’y étaient pas. Pudeur déplacée ?

Paris le 11 mai

Documents joints

  1. Jean-François Vilar a été militant de la LCR et journaliste à Rouge. Écrivain, il est l’auteur, entre autres, de plusieurs « romans noirs » : C’est toujours les autres qui meurent, Fayard noir, janvier 1982 (rééditions poche : J’ai lu, 1986 ; poche, 1997) ; Passage des singes, Presses de la renaissance, décembre 1983 (réédition poche : J’ai lu, 1985) ; État d’urgence, Presses de la renaissance, janvier 1985 (réédition poche : J’ai lu, 1987) ; Bastille tango, Presses de la renaissance, décembre 1986 rééditions poche : J’ai lu, 1988 ; poche, 1998) ; Djemila, Calmann-Levy, coll. SOS Racisme, mars 1988 (réédition poche : Pocket, 1989 ; Folio policier 2011) ; Les Exagérés, Seuil, coll. Fictions & Cie, février 1989 (réédition poche : Points Roman Seuil, 1990) ; Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués, Seuil, mars 1993, réédition poche, collection Points, novembre 2014.
  2. Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués.
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