A propos du bulletin intérieur n° 30

Deux ans après

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Parce que le BI 30 continue à nourrir les soupçons et à hanter les débats, il faut reprendre l’autocritique où nous l’avions laissée en octobre 1972. Afin de balayer les arrière-pensées et les arrière-méfiances, mais aussi afin de ne pas noyer le poisson dans une autocritique sans rivages, il faut vérifier si les griefs imputés au texte 30 sont bien les mêmes dans la tête de chacun.

I. Où n’est pas le problème

Et, pour commencer, écartons les critiques grossières, vulgaires, prétextes à d’autres dérapages.

1. Guerre prolongée ou insurrection

Dans la première partie, notre préoccupation, née du débat international, était de réagir contre un certain quiétisme ou fatalisme propagandiste pouvant naître d’une gestion trop prudente des acquis, contre une version spontanéiste de la grève générale insurrectionnelle.

Et si nous avons à l’époque semé quelques confusions verbales en utilisant de façon peu rigoureuse les notions de guerre civile ou de guerre prolongée, nous nous en sommes aussitôt repentis et expliqués dans l’autocritique d’octobre 1972 (BI 38). Dans ce texte, nous établissions clairement la différence entre une stratégie de guerre prolongée et une stratégie tendant à l’insurrection armée, et nous nous prononcions clairement pour la seconde (à une époque où une notion aussi confuse que celle de « stratégie de lutte armée » avait encore cours dans la majorité internationale) : « Nous n’avons pas parlé de guerre révolutionnaire prolongée. Le terme même n’y figure pas (dans le BI 30). Nous savons que le schéma stratégique de la guerre révolutionnaire prolongée suppose une base sociale rurale permettant la construction de la dualité de pouvoir à partir des zones libérées. La paysannerie donnant une base économique, sociale et militaire à une armée révolutionnaire de masse : ou bien elle tient lieu d’appui tactique à une guérilla rurale, ou bien d’appui tactique au travail de masse du parti dans la classe. Dans ce cas, il ne peut être question de développer une armée populaire de masse ; c’est pourquoi l’ERP peut difficilement prétendre devenir autre chose que le bras armé du parti. L’absence de clarté sur ce point a pesé négativement dès le départ dans la pratique et l’idéologie du PRT. Le rôle de la violence révolutionnaire consciente étant rétabli en ce qui concerne le processus prérévolutionnaire, il nous paraît important de réaffirmer que le schéma de la grève insurrectionnelle comme forme spécifique de la crise dans les pays industrialisés reste correct. »

taupeh.gifCe que nous contestions, ce n’était pas la grève générale et l’insurrection armée, c’est une attente de l’insurrection miraculeuse, isolée dans le temps, coupée de ses conditions préalables et de ses préparatifs. C’est dans ce sens que, dès septembre 1972, dans une explication de vote nous invoquions Trotski en renfort : « Il faut reconnaître que le terme de l’insurrection est considéré comme étant sans importance par beaucoup de communistes occidentaux qui ne se sont toujours pas débarrassés de leur manière fataliste et passive d’aborder les principaux problèmes de la révolution. Rosa Luxemburg en est encore le type le plus expressif et le plus talentueux. Psychologiquement, on le comprend sans peine. Elle s’est formée pour ainsi dire dans la lutte contre l’appareil bureaucratique de la social-démocratie et des syndicats allemands. Inlassablement, elle avait démontré que cet appareil étouffait l’initiative du prolétariat. À cela, elle ne voyait d’issue et de salut que dans une irrésistible poussée des masses balayant toutes les barrières de défense édifiées par la bureaucratie social-démocrate. La crise de la société bourgeoise était devenue pour Rosa Luxemburg synonyme de la révolution prolétarienne. Cependant, qu’elle que soit sa puissance, la grève générale ne résout pas le problème du pouvoir, elle ne fait que le poser. » (BI 36, p. 32.)

Qui peut nier que les trotskistes se soient longtemps trouvés face à la bureaucratie stalinienne dans une position semblable à celle de Rosa Luxemburg face à la bureaucratie social-démocrate ? Et qu’ils en ont nourri les mêmes espérances sur la poussée spontanée et irrésistible des masses (cf. Danos et Gibelin sur juin 1936 et l’article de Mandel sur Mai 68 dans Les Temps modernes). L’expérience chilienne vient nous rappeler tragiquement que l’insurrection armée est un point de mire qui doit guider le parti, dans ses choix stratégiques, dès ses premiers pas dans la voie révolutionnaire.

Non, décidément, les signataires du BI 30 n’étaient pas des partisans de la guerre prolongée contre l’insurrection armée.

2. Bloc des quatre classes ou dictature du prolétariat

Une autre critique abusive du BI 30 laisse entendre que ses signataires étaient disposés à déserter la classe ouvrière pour une quelconque longue marche. Tel n’était pas le problème. Citons le BI 30 : « Autour et sous la direction du prolétariat, il s’agit de sceller l’alliance des différentes couches et classes sociales, qui ne peuvent réaliser qu’à travers lui leurs intérêts » (p. 5). Le texte comportait d’ailleurs plusieurs passages insistant sur la bataille contre l’ultra-gauche pour l’unité avec le mouvement ouvrier organisé, sur la nécessité d’élargir notre grille d’intervention et de n’entreprendre de travail de quartier qu’« en relation avec une intervention entreprise déjà affirmée ».

Là encore, la préoccupation était autre ; elle était d’explorer les contours des alliances de classe possibles aujourd’hui autour du prolétariat. Cette exploration était esquissée de façon totalement confuse, non rigoureuse, utilitaire et militariste. Nous parlions des capacités militaires que la paysannerie et les couches moyennes urbaines peuvent apporter au prolétariat dont les formes d’organisation élémentaires seraient essentiellement défensives. Nous nous en sommes autocritiqués dès octobre 1972 (BI 38).

Mais le problème des alliances de classe était bel et bien un problème réel, abordé à l’époque sans instruments d’analyse rigoureux. Il a fallu des travaux comme ceux de Poulantzas, de Baudelot et Establet, pour que la préoccupation revienne en force et que nous commencions à cerner la question de plus près. Pourtant, l’enjeu est d’importance ; il touche directement à la structure de la dualité de pouvoir. Existe-t-il aujourd’hui une classe alliée privilégiée du prolétariat qui puisse prendre la place occupée par la paysannerie dans la formule de « gouvernement ouvrier et paysan » ? Ou bien le prolétariat organise-t-il directement son hégémonie sur les fractions de classe qu’il polarise, au sein du mouvement syndical (syndicalisation des enseignants, des cadres), dans les comités de soutien, comité d’action, comités de contrôle des prix ? Quels sont les rapports entre conseils d’usine et structures territoriales de pouvoir qui sont en même temps des structures d’alliance de classe (problème posé par les cordons et les commandos au Chili). La centralisation territoriale des organes de double pouvoir, des organes d’alliance de classe n’est-elle pas nécessaire pour unifier la classe ouvrière elle-même, vaincre, sa fragmentation et son repli défensiste sur les lieux de travail face au pouvoir centralisé de la bourgeoisie.

Nous n’avons pas su à l’époque poser clairement les questions. Nous n’avons fait qu’effleurer le problème : « Le problème de l’alliance de classe occupe une place importante dans la mesure où elle permet d’affaiblir politiquement la bourgeoisie et d’articuler au support stratégique du prolétariat les ressources tactiques d’autres classes sociales » (BI 38, p. 17). Nous l’avons effleuré même si mal qu’il s’en est trouvé aussitôt enterré.

Non, décidément, les signataires du BI 30 n’étaient pas partisans d’un quelconque bloc des quatre classes contre la dictature du prolétariat.

3. Sous estimation de la crise du stalinisme

La troisième critique vulgaire du texte 30 l’accuse d’avoir voulu contourner le mouvement ouvrier, pour n’avoir pas compris la crise du stalinisme.

Ce reproche est trop grossier pour qu’on s’y attarde. Des textes du Ier congrès de la Ligue à ceux du débat jeunes en passant par Le Deuxième Souffle, il y a un fil conducteur : la façon dont la crise du stalinisme, à une époque où la bourgeoisie a épuisé son rôle historiquement progressiste, conditionne l’ensemble des processus sociaux et la restructuration du champ politique (fonction des partis réformistes, rapports État-syndicats, radicalisation de la jeunesse, jusques et y compris la nature des courants artistiques !).

En fait, nous commencions à pointer deux choses : la différenciation dans la classe ouvrière et la liquidation des séquelles de la problématique entriste.

La différenciation dans la classe ouvrière : « Le problème qui est posé est celui de la dialectique dans notre intervention entre les vieux bastions ouvriers et les entreprises combatives, entre les cadres syndicaux chevronnés et la jeunesse ouvrière combative, entre la CGT et la CFDT, étant entendu que la CGT ne recouvre pas forcément les bastions et les cadres chevronnés, pas plus que la CFDT ne coïncide avec les secteurs jeunes et combatifs. »

Ce qui veut dire, pour qui prend la peine de lire, que les jeunes combatifs peuvent aussi bien se trouver dans les bastions et dans la CGT ! Cette première tentative était cependant bien balourde, il faut le reconnaître. Le texte 34 de Clélia-Radot-Sterne a apporté une analyse incomparablement plus fine et rigoureuse des différenciations dans la classe ouvrière. Mais il faut se rappeler qu’à l’époque, l’idée planait encore selon laquelle le travail dans la CGT était stratégiquement privilégié par rapport à celui dans la CFDT (idée entretenue par les analyses néocentristes de Roger sur le PCF), que nombre de villes usaient leur énergie en venant butter obstinément sur les seuls gros bastions (Citroën-Rennes, Renault-Le Mans), et que Roger pouvait alors écrire dans une vision bien restrictive de la crise du stalinisme : « II faut des axes nationaux à notre implantation et cela se fait en fonction de la crise nationale du PCF. »

Sur les conséquences de la rupture avec l’entrisme, nous écrivions : « il ne s’agit plus seulement de calquer notre implantation sur celle du PCF, de serrer au plus prêt sa propre courbe d’implantation, mais d’appliquer à notre réalité la loi du développement inégal et combiné ».

Précision qui n’était pas inutile à une époque où s’amorçait à peine la rectification sur la question des cadres organisateurs de la classe, et où l’ombre de l’entrisme hantait les textes de Roger. L’affirmation selon laquelle notre « implantation se ferait en fonction de la crise nationale du PCF… » avait déjà pour conséquence l’idée d’une radicalisation ouvrière par étapes, passant d’abord par le PC, et qui ferait des cadres du PC notre cible prioritaire. D’où le vote, pour le PC seul, proposé pour le second tour des législatives, comme l’expression d’une première étape de radicalisation et de la méfiance des « vieux communistes envers le PS de Mitterrand ». D’où, encore aujourd’hui, le fait que le renforcement électoral du PS soit apprécié par Matti comme un recul de la conscience ouvrière, et qu’il soit fait appel dans ses textes au patriotisme de parti des militants du PC floués par le PS…

Nous répondions, en octobre 1972, à Clélia-Radot-Sterne qui nous reprochaient une vision statique de la domination du stalinisme sur la classe ouvrière : « Nous pensons que la crise du stalinisme se manifeste davantage à l’heure actuelle par ses effets sur la radicalisation de la jeunesse en général et de la jeunesse ouvrière en particulier, par les rapports que peuvent nouer dans les luttes et au niveau organisationnel les différentes couches sociales avec le mouvement ouvrier, que dans les rangs même des organisations staliniennes. Nous pensons au contraire que Roger a tendance à interpréter de façon étroite la crise du stalinisme en la réduisant à la crise des organisations ouvrières. Ce que Clélia-Radot-Sterne auraient donc pu nous reprocher, ce n’est pas une vision statique de la crise du stalinisme, mais une sous-estimation des différenciations au sein des organisations staliniennes, ce qui est autre chose. »

Cette autre chose n’était pas secondaire et nous allons y revenir plus loin. Notons seulement pour finir que, dans le texte 30, étaient esquissées, esquissées seulement, la question de la différenciation de la classe ouvrière et celle de la liquidation des séquelles de l’entrisme. De là découlait une première systématisation de la tactique unité d’action-débordement, et de la problématique du travail de masse. Pour pousser plus loin et corriger certaines erreurs sur lesquelles nous allons revenir, il manquait alors certaines notions clef, comme celle d’avant-garde ouvrière large, qui n’allaient être introduites que quelques mois plus tard dans le débat, par le document européen, préparatoire au CEl.

Mais une chose est décidément certaine, c’est que les signataires du BI 30 ne commettaient pas le péché d’ignorer la crise du stalinisme.

II. Sur quoi doit porter l’autocritique ?

S’il a fallu écarter patiemment des attaques, ce n’est pas par souci de réhabilitation. C’est parce qu’elles éloignent du sujet, obscurcissent les véritables autocritiques nécessaires, et servent d’alibi à d’autres glissements. C’est aussi pour éviter que chacun fourgue ce qu’il veut dans les wagons de l’autocritique Venons-en enfin aux problèmes réels qui ne furent pas à l’époque au centre des polémiques.

1. L’erreur centrale

L’erreur centrale du texte 30, ce n’est donc pas d’avoir ignoré les différenciations dans la classe ouvrière, ou d’avoir sous-estimé la crise du stalinisme. C’est de n’avoir eu aucune analyse de la restructuration du mouvement ouvrier. C’est plus délimité et plus précis.

Si nous sous-estimons le développement des contradictions au sein même du PC, c’est que nous ne les restituions pas dans le cadre de la restructuration du mouvement ouvrier, avec la création du nouveau PS (qu’il aurait alors fallu caractériser) et le développement de ses liens avec la CFDT. Rappelons seulement qu’au moment de la publication du texte 30, le Programme commun n’était pas encore signé.

De cette perception superficielle du mouvement ouvrier organisé, découlait une interprétation particulière de la tactique unité d’action-débordement, une interprétation un tantinet « miriste ». L’unité n’était guère située dans une perspective de front unique, mais plutôt conçue comme un tremplin démocratique en vue du débordement ; et d’un débordement de l’avant-garde, exemplaire pour les masses, plutôt qu’un débordement unitaire de masse. Le débordement dans le cadre d’une crise révolutionnaire était ainsi plus ou moins conçu comme un déferlement de masse laissant sur place, et intactes, les organisations réformistes, sans même chercher ni avoir à les briser par une tactique de front unique. Un peu à la façon dont le Mir a toujours conçu le développement du pouvoir double, du « pouvoir populaire », comme un processus parallèle au gouvernement de l’Unité populaire (UP), sans lien dialectique avec la bataille pour le front unique de classe et le gouvernement ouvrier (cf. dossier Chili dans Rouge n° 265).

Il était logique qu’une telle vision conduise à une tactique électorale opportuniste. Elle excluait notamment que la formule de gouvernement des travailleurs puisse devenir un jour une formule arithmétique, d’agitation : « Vu ce que nous demandons à un gouvernement des travailleurs, il est illusoire d’espérer un gouvernement des travailleurs dont nous ne soyons pas partie prenante, ce qui supposerait encore un front unique entre les réformistes et nous. C’est pourquoi la formule garde un sens essentiellement propagandiste. »

Minimisant les contradictions au sein du PC et ignorant la montée du PS, il était logique que nous imaginions le débordement comme une vague qui submergerait ces organisations sans réellement les traverser ou les briser. C’était en même temps théoriser et projeter dans le futur notre propre faiblesse du moment ; les mots d’ordre comme la formule de gouvernement, comme ceux de contrôle ouvrier, en perdaient toute fonction transitoire ; ils devenaient de simples instruments de dénonciation propagandiste du réformisme. Ainsi, la formule de gouvernement des travailleurs défini par ses tâches avait pour fonction principale de démontrer combien la coalition des partis réformistes était loin de se rapprocher de ce modèle.

D’autre part, dans cette optique, la tactique électorale se trouve coupée de la bataille pour le front unique de classe. De sorte que le seul critère de la tactique électorale devient un critère opportuniste : l’unité n’est pas analysée comme unité de classe, mais seulement où elle semble offrir un tremplin efficace au débordement, qui seul en définitive compte : « Dans cette optique, la tactique électorale doit être relativisée. Plus nous serons capables d’affirmer notre présence directement sur le terrain de la lutte de classe, plus nous systématiserons nos activités extra-légales en matière d’anti-militarisme, d’antifascisme et de lutte contre les milices patronales, plus nos marges tactiques en matière électorale seront larges. Un vote PC-PS par exemple ne signifierait pas dans ce contexte que nous voyons l’alliance PS-PC comme un front de classe, mais que nous nous déterminons en fonction du sens que prend ce vote pour les travailleurs. » La question n’aurait donc plus été celle d’un vote de classe, mais celle d’un vote démocratique, ouvrant une brèche au débordement. Cette approche n’est pas pour rien dans le dilettantisme avec lequel nous avons traité la caractérisation du PS et le vote pour les radicaux de gauche.

À noter encore que cette vision de débordement sans front unique pouvait conduire à une déformation de notre travail de masse au sein du mouvement ouvrier. Et si nous avancions grosso modo correctement la perspective de tendance syndicale comme projet dans le « cadre duquel nous travaillons » (« nous concrétiserons ce projet à travers les batailles syndicales dans les luttes, dans les congrès syndicaux où, sur la base de propositions limitées, nous faisons apparaître un courant. Ce courant n’est pas stable ; c’est à coups répétés que nous le consolidons, à travers une série de batailles liées à notre stratégie générale. Comme nous l’avons déjà dit, la tendance n’est pas une réalité organisationnelle permanente ; elle se découpe en pointillés par une série de batailles » BI 30), dans la même page, la perspective omniprésente du débordement introduit des glissements graves : « Nous construisons un centre nerveux qui doit permettre de systématiser le débordement du mouvement ouvrier traditionnel en développant en son sein et à l’extérieur nos fronts de masse ».

Une telle conception aurait pu conduire à une pratique comparable à celle du Mir. construisant dans la Cut le Front des travailleurs révolutionnaires au lieu d’y découper une tendance de masse. Si de telles confusions sont possibles, c’est aussi qu’en l’absence du concept d’avant-garde large, le texte mélange le travail de masse dans le cadre des structures de front unique (tendance syndicale) avec les formes de regroupement de l’avant-garde large en vue d’un travail de masse unitaire, sous hégémonie marxiste révolutionnaire. L’absence du concept d’avant-garde large permet aussi de mieux comprendre pourquoi à l’époque notre tactique est définie comme unité-débordement et non initiative-unité-débordement. L’ambiguïté pèse sur notre définition d’ensemble du travail de masse : elle reste à cheval entre la problématique unité-débordement dans une perspective de front unique et une optique miriste.

Cette vision du débordement, est liée nous l’avons déjà dit, à une surestimation des verrous que constituent le PC et l’État fort. « Le double verrou que nous connaissons celui de l’État fort, différent de l’État parlementaire, et celui d’un parti réformiste stalinien différent d’un parti réformiste social-démocrate, permet difficilement de pousser à une lente maturation de la classe ouvrière » (BI 30). Nous insistions à juste titre sur ces traits spécifiques de l’État fort : « L’État fort a balayé la démocratie parlementaire et si nous insistons sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une forme circonstancielle du pouvoir, mais d’une forme adéquate au capitalisme des monopoles. » Et sur ceux d’un PC stalinien : « II a une plus forte capacité de résistance (qu’un parti social-démocrate) et nos rapports avec lui sont aussi liés aux rapports de force internationaux avec le mouvement stalinien. » Mais nous en exagérions la portée : « L’originalité de la situation politique que nous connaissons tient à un double blocage : celui de l’État fort et celui d’un parti stalinien hégémonique dans la classe ». (BI 38). Il en résultait une théorisation de notre faiblesse, et une arrière-pensée défaitiste devant l’énormité de la tâche.

Ici résidait l’un des principaux dangers du texte 30. En effet, de la liquidation des séquelles entristes, il risquait d’ouvrir la voie à une fuite en avant, dans l’initiativisme sectaire et à un piétinement devant le blocage de l’implantation ouvrière ; alors que le texte de Clélia-Radot-Sterne partageait certaines idées du texte 30 (sur la limite en France des expériences de contrôle ouvrier, par exemple), c’est sur ce point qu’il visait plus juste, en indiquant la voie de l’implantation ouvrière grâce aux possibilités ouvertes par les différenciations dans la classe. Cette perspective n’était pas soulignée par le texte 30, de sorte que, s’il ne les théorisait pas lui-même il pouvait servir de tremplin à des tentatives de résoudre nos difficultés d’implantation à travers les alliances de classe (développement de la grille régionale d’intervention, démarrage du travail quartier) ; alors que le texte de Clélia-Radot-Sterne préparait le terrain à une définition plus précise de l’avant-garde large ouvrière.

Notons enfin que les imprécisions sur la question de la crise révolutionnaire ne pouvaient que renforcer les glissements miristes dans nos rapports au mouvement ouvrier organisé.

2. L’initiativisme théorisé

La préoccupation privilégiée du débordement fait courir au long du texte 30 un souffle d’avant-gardisme. Plus que des erreurs flagrantes, il en résulte une sensibilité volontariste. « Marx a bien dit un peu à la légère que l’humanité ne se pose que les problèmes qu’elle peut résoudre ». Ce n’est pas faux, mais l’insistance sur ce thème entre-baillait la porte à des théorisations substitutistes. D’autant plus que la surestimation des verrous politiques, la réduction propagandiste des mots d’ordre transitoires, et l’accent mis sur le débordement avaient pour conséquence inévitable la mise en valeur des initiatives et des actions exemplaires, la révolution devant “marcher au canon” » et au panache.

On trouve là le reflet théorisé d’une situation dans laquelle les apparitions centrales servaient encore de colonne vertébrale à l’ensemble de nos activités, et à nos directions, avec des résultats certains dans le contexte (le BI 30 est écrit trois mois après l’assassinat d’Overney).

Voilà. Nous avons essayé, en toute honnêteté, de faire cette autocritique sans les disperser, en mettant à nu la cible principale. Ce texte aurait pu rallier et cristalliser dans l’organisation les courants rétifs à l’implantation dans la classe ouvrière et prêts à cultiver les mauvais penchants de l’organisation. À présent, nous émergeons de notre préhistoire organisationnelle. L’actuel débat de tendance doit permettre de liquider les séquelles de ce que la tendance 3 appelle « l’entrisme sans entrée », et de bousculer le vieux système d’organisation.

Le temps est donc venu d’en finir aussi avec le fantôme du texte 30 qui n’a déjà que trop survécu. Mais pour en finir réellement, il faut encore comprendre pourquoi ce fantôme a eu le dos si dur, quel vide il incarnait. Il témoignait en l’absence d’instruments d’analyse rigoureux de la volonté d’en finir avec la construction au jour le jour de l’organisation, et la gestion tacticienne de la dialectique des secteurs d’intervention mise en place par le Ier congrès. Il cherchait maladroitement et au prix de graves erreurs à réinsérer la tactique de construction dans un horizon stratégique, sinon un cadre programmatique :
il s’agit d’arrêter de dire à tort et à travers que le problème du pouvoir est posé (par qui ? pour qui ?). Et de commencer à nous le poser.

Il s’agissait d’une première tentative de définition de notre système d’organisation en fonction d’une tactique systématisée dans le mouvement ouvrier. Le tout à une époque où le cadre de débat dans l’internationale était des plus lâches. Cf. les articles teintés de spontanéisme sur Mai 68 (Mandel dans Les Temps modernes) et les boitillements opportunistes devant la ligne du PRT pendant toute cette période. Ceci éclaire en partie les difficultés d’élaboration collective. Maintenant que le terrain est déblayé, que le sol programmatique se raffermit sous nos pas, il est possible de clore l’histoire du BI 30, de tordre le cou à ses erreurs, sans que cela serve de prétexte aux théorisations droitières, ou à l’escamotage des problèmes stratégiques qui sont les nôtres. Le débat avec la tendance 3 et avec le camarade Arthau devrait permettre de reprendre, dans un cadre autrement rigoureux, et avec des instruments méthodologiques autrement aiguisés, les questions mal posées à l’époque.

Bulletin intérieur, 1974
www.danielbensaid.org

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