Journal en public

Par Maurice Nadeau

Pâques. Une semaine de vacances. J’emporte un seul livre. Un gros : 500 pages. J’ai déjà lu quelques-uns de la trentaine d’ouvrages de l’auteur, je voudrais mieux le connaître. Mon cadet, et de beaucoup – il doit avoir aujourd’hui la soixantaine –, nous sommes passés par des itinéraires, des études, des ambitions et des soucis un peu semblables. En outre, son livre est de ceux que j’aime d’instinct : où l’auteur parle de lui-même, sans forfanterie, de ses activités, dans la mesure où elles nous intéressent, de ses réflexions surtout, comme elles viennent, sans trop d’apprêt, de ses vues sur un monde où il ne se trouve pas à l’aise, qu’il veut changer non pour lui seul mais pour tous ceux dont il se sent contemporain. Un livre où je verrai réalisées les velléités dont j’étais porteur. Où je pourrai vivre par procuration. Henry Brulard, Souvenirs d’égotisme, les mémoires de Blanqui, de Fourier ou de Flora Tristan, le Journal de Kafka ou Ma Vie, de Trotski, qui nourrissent l’esprit et font battre le cœur. Une lente impatience pourrait appartenir à cette famille.

Daniel Bensaïd est juif d’occasion, mais au temps des étiquettes et des nécessités, il revendique la sienne. Comme son père, qu’est venue séduire à Oran une Française qui avait de la branche : arrière-grand-père plombier, grand-père tourneur sur bois, elle-même modiste, mais éprise d’ailleurs. La fugue se termine à Oran, dans l’amour. Un Juif ! dit la famille, tu ne sais pas ce que tu te prépares. Drancy pour le père, qui voulait être boxeur, les camps nazis pour ses frères, ils ne sont pas revenus. Daniel est né après Drancy, probablement. La famille est toulousaine, elle tient un bistrot sur la route de Narbonne. Viennent mélancoliquement y boire le coup des rescapés de la guerre d’Espagne, s’y réunit la cellule communiste de quartier, on parle de la guerre d’Algérie. Daniel entre en 6e, le père meurt d’un cancer.

En 1966, le jeune Toulousain monte à Paris. Dans mon Annuaire 2004 des Anciens de Saint-Cloud, je lis « BENSAÏD Daniel, 66 L Sc », qui se traduit ainsi : « promotion 1966, Lettres, Sciences ». À voir le nombre de volumes et de brochures qu’il a publiés je crois que Daniel était porté vers les Lettres. De ce « Saint-Cloud » il dit d’ailleurs pis que pendre : un « bocal étouffant » qu’aèrent les cours des philosophes Philonenko et Jean-Toussaint Desanti, probables responsables de la direction qu’il va prendre non comme philosophe, terme ambitieux au temps des Foucault, Deleuze et Derrida, mais « enseignant en philosophie ». Premier poste Condé-sur-Escaut, fin de carrière : université de Saint-Denis.

L’essentiel de l’ouvrage n’est pas là. À Toulouse, famille et environnement communistes, le lycéen vit par les journaux et la radio les morts de Charonne en février 1962, ces morts « me révoltèrent et me firent sauter le pas ». Pour la famille et les amis, dans le mauvais sens : il lit La Voix communiste, organe trotskiste, il vibre à l’épopée des barbudos cubains et du Che, il lit des ouvrages défendus : de Trotski, Pierre Broué, Ernest Mandel. Les hiérarques du Parti, les « prêtres staliniens » le mettent mal à l’aise. Il participe au Congrès des étudiants de Nanterre à Pâques 66, se rapproche des « étudiants lettres » de la Sorbonne, Alain Krivine, Henri Weber, Pierre Rousset, tous en veine de rupture avec les Jeunesses communistes et discutant philo en conspirateurs dans la cave de David Rousset.

Nanterre 1967, il y est, Nanterre et Sorbonne 68, il y est aussi, acteur d’un soulèvement étudiant qu’il voit à la façon de Fabrice à Waterloo. Pas de quoi en faire un plat et, bien des années après, un plat très réchauffé. Ce qui lui paraît important c’est la grève générale que ce mouvement a entraînée : « la plus puissante du XXe siècle ». Si le monde « doit changer de base » c’est par là qu’il faudra passer. Les JCR dont il est membre, dissoutes par la droite après les élections de juin, se réunissent à Pâques 69 en Allemagne, à Mannheim et fondent la Ligue communiste. Et puisqu’il est question d’élections présidentielles après le départ de De Gaulle, pourquoi ne pas présenter l’aîné du groupe : Alain Krivine, pour le moment en train de faire son service militaire ? Pompidou est élu, Krivine obtient 1 % des voix, de quoi voir l’avenir en rose.

Daniel Bensaïd, l’un des fondateurs et dirigeants de la Ligue communiste, de l’Internationale dite IVe à laquelle appartient cette Ligue, responsable parfois unique des périodiques de l’organisation (dont Rouge, quotidien puis hebdomadaire), missionnaire de l’Internationale dans les pays d’Amérique du Sud et au Mexique, on peut dire que son action de propagandiste et de militant est immense. Il y ajoute une trentaine d’ouvrages commandés par l’actualité politique, mais aussi par une réflexion sociologique et philosophique, tels son Walter Benjamin, sentinelle messianique, ou Marx l’intempestif (séquelles d’un manuscrit de milliers de pages qui effraya par son volume l’important éditeur auquel il était destiné). « L’Histoire nous mordait la nuque », écrit-il.

Daniel Bensaïd retrace l’histoire de cette LCR, de la fondation téméraire du Rouge quotidien, des actions militantes, plus spectaculaires que violentes, mise à part celle qui entraîne la dissolution de la Ligue en juin 1973 après que son service d’ordre a tabassé la police protégeant un meeting
fasciste.

La Ligue ne fonctionne jamais comme un traditionnel parti politique, on s’en doute, même si ses militants utilisent les possibilités démocratiques d’un régime au renversement duquel ils travaillent. Car c’est là le projet, et de la Ligue, et de Bensaïd : « Nous voulions un monde où le droit à l’existence l’emporte sur le droit de propriété, le pouvoir populaire sur la dictature marchande, la logique des besoins sur celle des profits, le bien public sur l’égoïsme privé. » Il ne s’agit plus, comme le clament les repentis, les « ex » et les carriéristes d’une histoire d’étudiants ou de génération. Pas plus qu’il ne s’est agi, pour ces jeunes de la Ligue, à la tête sur les épaules, de se laisser séduire par le « gauchisme » de La Cause du peuple ou d’imiter « les moinillons maoïstes » mis à la mode par Althusser et Tel Quel. Au verbe révolutionnaire et ses envolées lyriques ils ont préféré cette « lente impatience », au « désir de révolution » connaître les motifs de cette curieuse et irrépressible passion de vouloir changer le monde.

C’est le plus mauvais moment : celui de la décomposition puis de l’écroulement de l’URSS, qui met à nu l’imposture stalinienne, mais jette le discrédit sur le « socialisme », moment où se révèlent sans faux-semblant l’emprise du capital financier, le règne de la marchandise, entraînant désindustrialisation et chômage, montée des fanatismes ethniques et religieux, guerres et expéditions qui n’osent plus se dire coloniales, mise à la poubelle de ce qui faisait l’armature théorique et le nerf du mouvement d’émancipation : le marxisme.

C’est aussi le moment, pour Daniel Bensaïd, d’entreprendre « un travail de reconstruction ». Il le voit s’effectuer autour d’un « inventaire de l’héritage et de sa pluralité », de la redécouverte « d’un Marx libéré des carcans doctrinaires qui l’ont trop longtemps tenu captif ». « Empêché par des raisons de santé » de se tenir aux postes de direction, empêché même de voyager, « à défaut de pouvoir agir, je me suis mis à écrire ».

Pour lui, « écrire n’est ni un sacerdoce ni une
raison d’être », mais « une servitude plus qu’une
vocation », « chantier toujours recommencé, le
livre ronge la tête ». Il publie en 1989 un Moi, la
Révolution, remembrances d’une bicentenaire
indigne à l’occasion du Bicentenaire organisé par
Mitterrand ; en 1991, une Jeanne de guerre lasse,
cette « robuste fille du village qui n’écoutait que
ses voix ». La clé de voûte d’une trilogie où figure son Walter Benjamin est constituée par les
fameuses Thèses sur le concept d’Histoire formulée en 1940, quelques mois avant sa mort par ce
même Benjamin. Dès lors il peut « revenir à
nouveaux sur la question de Marx et des
mille (et un) marxismes ».

Ce « Marx dans le texte » non le Marx des
contrefaçons, il veut le retrouver sous les gangues
diverses qui l’ont pétrifié. Il invoque Maurice
Blanchot, André Breton. Il lui faut « soumettre
l’héritage à l’épreuve d’un monde qui s’émiette à
mesure qu’il se mondialise, des nouvelles dominations impériales et des identités ambiguës, des
défis écologiques et bioéthiques, de la démocratie
participative à l’heure de la révolution communicationnelle ». Du pain sur la planche !

À cette redécouverte de Marx, il va consacrer une année de cours à Saint-Denis, des milliers de pages dont émergera son Marx l’intempestif en 1995. On ferait bien de lire ou de relire cet ouvrage, il nous permettrait de comprendre Seattle, Gênes et Porto Alegre, la naissance d’un monde qui en train de faire échec à celui de la mondialisation. Hélas ! Rien n’est gagné. Beaucoup de changements sont nécessaires avant que s’effectue celui que préparent Daniel Bensaïd et des millions d’anonymes. Ce sera, dit-il, « le rôle des nouvelles têtes qui affleurent à peine ».

« Révolutionnaires sans révolution ? Quête suicidaire ? Tragédies donquichottesques ? » Daniel Bensaïd a le sentiment d’avoir répondu à ces questions en se félicitant d’avoir eu raison en paraissant avoir eu tort. « À voir le monde tel qu’il va, oui nous avons eu raison d’avoir tort contre Staline et ses procès, contre les terrifiants congrès des vainqueurs, contre les béatitudes de la mondialisation libérale… Et raison de penser, à rebrousse-poil, que ce monde peut encore changer et que nous pouvons y contribuer. »

Maurice Nadeau
« Journal en public », Quinzaine littéraire n° 876, 1er mai 2004

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