Par Maurice Nadeau
Quand, il y a bien longtemps, je faisais l’instituteur, en banlieue puis dans le XIIIe parisien, je faisais apprendre à mes élèves, outre bien sûr des poèmes de Paul Éluard, deux fables de La Fontaine : « Le Loup et l’Agneau », « La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Bœuf ». On voit peut-être pourquoi. En tout cas, c’est bien « grenouille » que je me sens en tentant de parler du livre de Daniel Bensaïd : Éloge de la politique profane.
Personne ne m’y force, je pourrais me contenter de dire que j’en ai fait ces deux semaines passées ma lecture quotidienne, que j’ai accompagnée avec grand profit la démarche de l’auteur et apprécié, outre ses capacités de penseur politique, son talent d’écrivain. Je pourrais dire qu’il m’a rendu service en me découvrant le monde dans lequel il m’oblige à constater que je vis en aveugle. Je voudrais faire davantage : non seulement parce que me lient à Daniel Bensaïd deux franc-maçonneries – il sait lesquelles, elles n’intéressent que nous –, mais parce que ce livre qu’il publie aujourd’hui, après une vingtaine d’autres, s’inscrit dans un combat qui me paraît un peu désespéré.
Si je dis, évoquant de nouveau ma jeunesse, et la lecture faite alors en néophyte du Capital, qu’il me fait penser, Daniel Bensaïd, à l’illustre ancêtre, passé de mode, mais toujours vivant, je n’ai pas l’impression de le flatter outrageusement. Il en possède les qualités de pensée œcuménique et sans œillères, d’écriture décapante, d’ironie. Et moi, parlant de ce livre, « grenouille… » je me sens. Je vais donc le suivre à petits sauts de batracien.
D’abord, l’évidence : nous vivons la fin d’un cycle historique, dans la « longue transition » des États-nations vers « un capitalisme global, ou total, qui n’est pas le résultat supposé “naturel” de la seule logique économique ». Une époque « qui traduit et accélère les changements majeurs dans les rapports de force sociaux et entre les États, où se font sentir les effets d’une nouvelle vague d’innovations technologiques, où s’est organisée la modification de la division et de l’organisation du travail… » Un tel bouleversement oblige à inscrire les conditions de l’action du militant qu’est Daniel Bensaïd, dans les catégories d’une « nouvelle modernité ». Nous ne sommes plus au temps de Marx. Le concept même de « politique » est en crise. Se posent quantité de nouvelles questions.
Qu’est-ce aujourd’hui que l’État ? Plus exactement ce qu’on entend par « souveraineté étatique » ? Qu’entend-on par « droit international » ? Que signifie « le droit d’ingérence » ? Pourquoi et dans quelles conditions les États-Unis d’Amérique sont-ils devenus gendarme d’un monde en guerres illimitées ? Que veut dire aujourd’hui « changer le monde » ?, comme ont pris l’habitude de l’espérer utopistes et révolutionnaires. Et, d’ailleurs, pourquoi le changer ? En octobre 1917 les bolcheviques ont « pris le pouvoir ». Qu’est-ce que, ou comment, « prendre le pouvoir » dans les conditions du capitalisme global ? Qui, donc, détient ce « pouvoir » ? Quels hommes ? Quelles institutions ? Ne vivons-nous pas dans « l’illusion politique » qui fait de la démocratie de marché « l’horizon indépassable d’une histoire à bout de souffle » et « l’illusion sociale » qui prétend préserver les mouvements d’émancipation des impuretés du pouvoir ? Comment se mouvoir entre elles ? Pour Daniel Bensaïd, existe « une voie étroite » pour un changement du monde tel qu’on l’espère ou qu’on le rêve, et c’est cette « voie étroite » qu’il veut entrouvrir. Cela ne peut se faire qu’à l’aide d’un « nouveau lexique », bien entendu celui des « dominés », qui ne doit plus se subordonner à celui des « dominants », par une « bataille du verbe » qui irait à « la racine des choses en traversant les apparences ». C’est ce qu’avait fait Marx en son temps, c’est la tâche que se donne Daniel Bensaïd avec le présent ouvrage.
D’abord un peu d’histoire. Celle de la « désécularisation » du monde, autrement dit de la « rupture avec les théologies de l’origine et du salut », qui, en Europe, s’opère seulement au XVIIe siècle, où naît un « nouvel ordre géographique européen illustré par le traité de Westphalie et “l’émergence des États-nations” ». Bacon, Galilée, Descartes, Newton, « fin du monde clos, de ses mystères, de ses miracles », avènement de l’univers infini, de ses lois immuables et mathématisables, accessibles à l’analyse logique et l’inventaire classificatoire. Port-Royal, « fiabilité » de la langue, Malherbe, Boileau, « l’ordre triomphe dans la phrase et dans la rime », tandis que l’Angleterre et la Hollande fondent l’art de gouverner « sur la clarté des lois ». De Marsile de Padoue et Bodin à Rousseau, en passant par Hobbes et Locke s’élaborent des dispositifs conceptuels par lesquels la politique moderne s’émancipant de la tutelle théologique, naît « une certaine conception de la souveraineté ».
Elle sera durablement écartelée entre la transcendance du corps royal et l’immanence du « corps constituant » (peuple, nation), entre la « raison d’État » et, selon Rousseau, l’homme, le citoyen. Certes, « le peuple a besoin de guides », qui ne lui éviteront ni divisions et factions dont périra la Révolution française. Du moins cette Révolution aura-t-elle « constitutionalisé » pour le peuple le droit d’insurrection. Cependant qu’État et société civile restent jusqu’à nos jours face à face, celle-ci cherchant à absorber celui-là selon deux modalités : version libérale (telle qu’on nous la chante aujourd’hui avec un certain succès) ou version démocratique « qui ne peut être que libertaire ou communiste », (en dépit du triste exemple donné par stalinisme et maoïsme).
Vont s’affronter également « droit naturel » et « droit de propriété ». Être libre, c’est être propriétaire, et d’abord de sa propre personne, mais la contradiction ne sera pas surmontée entre droit à l’existence et droit de propriété, entre bien public et calcul égoïste. Si selon Hobbes, en face de situations critiques il importe de trancher, comment ne pas saisir occasions et moments propices quand il s’agit de contrecarrer « les décrets du Destin ou de la Providence » ? La Révolution est cette catégorie profane. Il fut un « âge des révolutions ». Il semble terminé. « Mis à mal par le choc de la mondialisation libérale ». Dans le monde de la marchandise et de l’argent-roi, le « “peuple” n’apparaît plus comme le corps de la nation et le sujet du pouvoir constituant ». Il est remplacé par « les gens », le tout un chacun, en gros par la plèbe ou la multitude.
À la politique se substituent les utopies. Bensaïd en fait le procès. Celui des néolibertaires. Celui des altermondialistes. Celui des « illusions économiques » (utopies keynésiennes édentées, dit-il). Celui des communautaristes, religieux et sectaires en tout genre. Comment changer le monde sans prendre le pouvoir politique ? « Ceux qui voulurent ignorer la question du pouvoir ne lui ont pas échappé. Ils ne voulaient pas le prendre, c’est lui qui les a pris. Ceux qui ont cherché à le contourner, à le cerner, à le circonvenir, sans chercher à le prendre ont été broyés ». Pour Bensaïd, seule compte la lutte en vue de cet objectif. L’issue en est par définition « incertaine ». Qu’on le veuille ou non elle ne s’inscrit pas dans les astres, dans un au-delà paradisiaque, mais dans une histoire. « Non, dit-il, au grand saut dans le vide de l’événement mythique absolu, détaché de toute condition historique, où la théologie l’emporterait à nouveau sur la politique. Le cri ne fait pas la parole. » Ou encore : « les luttes révolutionnaires ne se réduisent ni au Grand Soir ni à la préparation conspirative d’un coup de force. Il n’est de stratégie articulée à la tactique que dans la construction prolongée de rapports de forces et d’alliances ».
Bien entendu, parlent ici l’analyste, le stratège et le militant. On peut fermer l’oreille. On peut, au contraire, la tendre. « Vous ne voulez plus des classes, ni de leur lutte ? Vous aurez les plèbes et les multitudes anomiques. Vous ne voulez plus des peuples ? Vous aurez les meutes et les tribus. Vous ne voulez plus des partis ? Vous aurez le despotisme de l’opinion ». Dans un hommage à Jacques Derrida, dont il se sentait proche, Daniel Bensaïd fait l’éloge des partis politiques. En dépit de leur mauvaise réputation. En dépit de la bureaucratisation des organisations. En dépit de l’aveu d’impuissance des dirigeants de gauche comme de droite face à la puissance anonyme des marchés. Soupçonnés d’être des antres de carriérisme et de corruption, « ils peuvent demeurer malgré tout la meilleure garantie d’indépendance relative face aux pouvoirs de l’argent et à l’appel des sirènes médiatiques ».
Au fil de la lecture, nous nous sentons pris à partie. Sommes-nous indifférents à la misère de millions d’humains ? À l’esclavage de millions d’autres ? Est-il vrai que peu nous importe de voir dans nos pays des « travailleurs » salariés condamnés à se licencier eux-mêmes ou à se transformer en petits capitalistes pour le bien de l’entreprise ? « Briser le cercle vicieux du capital global et du fétichisme absolu de la marchandise » ne relève pas de notre projet de vie. Du moins ce n’est pas ce à quoi nous pensons tous les jours. Mais est-il vrai que, la politique, il serait seulement temps de s’en préoccuper au moment de donner ou de refuser notre voix au favori des sondages ? Doux rêveurs, Derrida et Bensaïd, qui nous invitent à « tenir bon sur le concept d’émancipation » ?
Daniel Bensaïd est également l’auteur d’Un nouveau théologien, B.-H. Lévy, éditions Lignes, titre qui évoque Charles Péguy et sa lutte « politique » pour un socialisme inscrit dans l’Histoire sans pour autant signifier la fin de celle-ci. Pour Bensaïd, BHL, contempteur d’une gauche radicale (qu’il accuse de « sept péchés capitaux ») accompagne la social-démocratie dans sa dérive vers le Centre et ses compromis avec le « libéralisme ». Un bel échantillon de littérature polémique.
« Journal en public », La Quinzaine littéraire, n° 961, 16 janvier 2008