La Gauche prolétarienne et la violence réformiste

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Le pouvoir a frappé la Gauche prolétarienne (GP) en connaissance de cause. Le test lui paraissait commode. Il pouvait comprendre que la GP repousserait avec morgue toute initiative unitaire et que, réciproquement, les groupes révolutionnaires se montreraient tièdes à l’égard d’une organisation sectaire dont les séparent d’immenses divergences. Nous ne reconnaissons pas à la bourgeoisie le droit de juger, au nom de ses lois et de sa morale, des militants révolutionnaires. Le Dantec et Le Bris se sont courageusement défendus en plaidant la cause de la Révolution et non leur cause personnelle. Sartre a donné à ce procès l’écho politique mérité. De tout cela nous nous félicitons. Mais nous n’entendons pas pour autant taire nos désaccords avec la GP ce qui reviendrait à tomber dans le calcul gouvernemental par une autre voie : en acceptant la solidarité inconditionnelle face à la répression, nous alignerions tous les gauchistes derrière la GP qui deviendrait leur seul représentant face à l’opinion. À la grande joie du pouvoir et des staliniens. C’est pourquoi il nous paraît utile de revenir sur notre critique de la GP, déjà développée dans Rouge n° 57.

Résistance ou défense active

Tout d’abord, sur quoi la presse insiste-t-elle au lendemain du procès de Le Dantec ? Elle cherche à présenter les militants de la GP comme des nihilistes. Vieille tactique policière, certes. Mais ici l’argumentation policière prend solidement appui sur les thèses même de la GP. Ces camarades prennent au bond les formes de luttes radicales du prolétariat pour les transformer en mots d’ordre. Ces mots d’ordre de la période sont l’occupation et la séquestration. Occupation d’usine et séquestration de patron sont l’expression de la violence prolétarienne qui s’oppose à la violence quotidienne de l’exploitation capitaliste. Elles constituent une ligne de résistance prolétarienne face à l’agression bourgeoise.

Le terme de résistance doté d’une majuscule a pour but d’éveiller dans la conscience ouvrière le souvenir de sa dernière expérience armée, celle de la dernière guerre mondiale. Mais, à l’origine, il s’agit bien pour le prolétariat de résister, au sens littéral, à la violence capitaliste par la violence révolutionnaire. En élaborant la ligne dite de Nouvelle résistance, la GP n’a fait que baptiser la phase actuelle des luttes de classe.

Au lendemain de Mai, privée de perspectives politiques, la classe ouvrière s’est défendue avec vigueur contre les attaques économiques de la bourgeoisie. De même, les couches moyennes, convaincues de l’inefficacité de leur représentation parlementaire traditionnelle, ont défendu avec désespoir leur existence. La classe ouvrière lutte pour la défense de son niveau de vie, de son emploi, de ses conditions de travail. Ces luttes défensives peuvent revêtir un caractère résolu, combatif, violent. Elles n’en demeurent pas moins défensives.

La bourgeoisie accuse aussitôt la GP de vouloir détruire sans construire, de ne rien proposer. Vieille démagogie ! Mais si l’opinion s’y montre sensible, c’est que la GP en s’adaptant à la forme défensive actuelle des luttes ouvrières les glorifie sans ouvrir la moindre perspective. Dans ses textes comme dans ses proclamations, elle se contente de faire la synthèse au jour le jour des expériences
de lutte sans laisser entrevoir comment les luttes ouvrières pourront passer de la défensive à l’offensive, passer de la
résistance aux patrons et aux petits chefs à la mise en
accusation de la bourgeoisie et de son État. Sauf quelques
références incantatoires à Mao, la GP ne dit pas quel
socialisme elle veut construire. Derrière sa filiation maoïste continue de planer l’ombre discrète de Staline, Or, à
l’époque où l’ordre blindé règne à Prague, les travailleurs
veulent à juste raison savoir pour quelle révolution ils
vont se battre.

Soucieuse avant tout de maintenir entre révisionnisme
et elle le critère de la violence, la GP évite de formuler
des perspectives. D’un côté, elle popularise les luttes
spontanées des travailleurs. De l’autre, elle peint un tableau
idyllique de la Chine de Mao. Entre les deux, il n’est plus
question des mots d’ordre d’échelle mobile des salaires
et des heures de travail, de contrôle ouvrier qui unifient
les luttes ouvrières face à la bourgeoisie et lui permettent de passer à l’offensive. Entre la résistance spontanée
des masses et l’édification du socialisme, il n’y a plus,
pour la Gauche prolétarienne, qu’une généralisation de la
violence.

Un réformisme armé

L’interview de Geismar au Nouvel Observateur est à ce titre significative. Il dit que pour la première fois « une partie des masses du moins a adopté l’idéologie et la pratique de la résistance ». Citant Saint-Just, il dit aussi que toute grande révolution politique est précédée de « la révolution dans les esprits », « de la révolution idéologique » ; et d’avancer pour preuve le rôle de Voltaire et de Rousseau. Il ressort de cela que la révolution dans les esprits permettrait de gagner à la violence et à la résistance non plus une partie, mais la majorité des masses, d’isoler les patrons.

Geismar oublie que la bourgeoisie au nom de laquelle parle Saint-Just détient le pouvoir économique et conquiert le pouvoir idéologique avant de s’emparer du pouvoir politique. Alors que, selon Marx, l’originalité de la révolution prolétarienne tient à ce que la conquête du pouvoir politique est la condition de l’émancipation économique et idéologique. De la position de Geismar, il résulte que seuls la CGT et le PCF constituent un obstacle sur la voie de la prise de conscience, un obstacle délibéré, un frein conscient. Affirmant qu’il faut « chasser le flic de sa tête », il se refuse à voir dans la société capitaliste les conditions de la domination idéologique de la bourgeoisie. PCF et CGT introduisent artificiellement les idées fausses dans la classe ouvrière.

Le pouvoir s’efforce de poser le débat dans les termes : pour ou contre la violence. Or, là n’est point le problème. Nous sommes pour la violence révolutionnaire, pour la résistance qui ruine le prestige et l’autorité des tyranneaux et des petits chefs, qui mettent à vif les antagonismes de classe. Mais il ne s’agit là que d’une phase préparatoire et tout à fait embryonnaire de la violence révolutionnaire.

Croire qu’il suffit de généraliser et d’étendre cette violence-là pour venir à bout de la bourgeoisie ne témoignerait au mieux que d’un réformisme armé. Il s’agit à ce stade
de démystifier l’invulnérabilité de la police et du patronat.
Mais pour jeter bas l’État, d’autres moyens sont nécessaires. Le flicage de l’opération du Parisien libéré, puis
le flicage de l’opération du 271 ont montré la vulnérabilité
de la GP. Pour passer à un autre niveau dans l’affrontement, une préparation technique, un classement organisationnel qualitativement différents sont nécessaires. Les
problèmes de la clandestinité, des rapports entre organisation politique et travail militaire n’ont pas été gratuitement
au centre des débats dans le mouvement révolutionnaire
latino-américain. Là sont les tâches et les questions de
l’heure. Leur solution seule permettra de passer à un tout
autre niveau que la simple escalade des pavés et des
matraques.

Cependant cette phase préparatoire, si elle a pour but de modifier la conscience de la classe prolétarienne, de rassembler les troupes, de constituer une ossature en vue de l’affrontement, ne suffira jamais si, au moment décisif qui n’arrive que dans la crise révolutionnaire, l’irruption brutale des masses sur la scène politique ne vient pas faire pencher le rapport de forces du côté de la Révolution.

La solitude des marcheurs de fond

Certes, face au légalisme du mouvement ouvrier traditionnel, l’action violente, extralégale, constitue un progrès.
Pourtant elle ne demeure qu’un moyen au service d’un programme. Sans ce programme, et quelles que soient les épithètes (prolétarienne ou révolutionnaire) qu’on lui attribue,
cette violence n’a pas un sens de classe net. Même une
violence dirigée contre le pouvoir actuel peut être de
droite.

Présenter la violence comme un critère suffisant pour délimiter les révolutionnaires et se présenter comme détenteur exclusif de cette violence revient, de la part de la GP, à s’ériger en seul représentant authentique des masses. Il n’y a selon ses thèses que trois camps, celui de la bourgeoisie, celui du révisionnisme, et le sien : celui de l’orthodoxie révolutionnaire. Dans son dernier cahier, la GP prétend représenter la troisième force politique parce que, dit-elle, « nous ne comptons pas tous les bourgeois qui disent la même chose sous des formes différentes ; tous les groupuscules parasites qui disent au fond la même chose que les flics, en civil du PC et des syndicats ». Belle simplification ! Si vous vous rappelez que le PC est un « collabo » pour la GP et que tous les groupuscules disent, au fond, la même chose, ils deviennent eux aussi les agents directs du pouvoir. Sous prétexte de laisser la parole aux masses, la GP s’adjuge ainsi en un tournemain le monopole de leur représentation et se propose d’ignorer tous ceux qui, pourtant organisés pour la lutte selon une conception différente deviennent à ses yeux des ennemis de classe.

On comprend mieux ainsi que, dans un premier temps,
la GP ait repoussé toute proposition de défense unitaire
de Le Dantec et qu’elle ne s’y soit résignée qu’en dernier
recours, le temps d’un meeting. Dans cette voie, la longue
marche de 20 ou 30 ans qu’elle nous propose risque d’être
désespérément solitaire, alors qu’à notre sens, si l’éclatement du stalinisme a fait naître dans la confusion de multiples groupes, l’unité d’action entre eux demeure une condition d’efficacité.

En particulier dans la lutte contre la répression, tous les révolutionnaires doivent se retrouver, dans le même camp, face à l’État bourgeois. Et cette unité d’action sur des campagnes précises constitue encore, dans l’immédiat, le meilleur moyen de grouper aux yeux des travailleurs une force capable de contrebalancer l’influence du PCF

Le sectarisme le plus outrancier a cherché dans la glorification des masses un camouflage grossier. Malheureusement un tel stratagème n’aide en rien à la clarté politique, à l’efficacité et à l’entraide révolutionnaires. Il facilite au contraire les attaques du pouvoir. Nous le déplorons encore au moment de la dissolution de la GP, en affirmant que nous ferons notre possible pour aider et défendre ses militants victimes de la répression.

Rouge n° 66, 1er juin 1970
www.danielbensaid.org

Documents joints

  1. Interdiction de la GP le 27 mai 1970 au nom des lois Marcellin.

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