Le marranisme, un internationalisme réinventé

Claude Corman 1 : Dans son introduction à ce numéro sur la transmission, Emmanuel Renault écrit : « Longtemps les mouvements d’émancipation se sont nourris de la mémoire vivante des soubresauts révolutionnaires. Le XIXe siècle commença par entretenir la tradition de 1789 et de 1793, puis il entretint celle de 1848 et de 1871 ; le XXe s’y rattacha encore, de même qu’à celle de 1917, puis de 1936. Mais il semble qu’aujourd’hui un fil soit rompu et que ces différentes dates, auxquelles il faudrait ajouter 1968, ne fassent plus l’objet que de commémorations. Comment ne pas rapprocher le fait que l’histoire est toujours plus envahie par la commémoration et le devoir de mémoire et le fait que l’avenir semble bouché, que l’histoire ne se dise plus tant au futur qu’au passé. Car un autre rapport au passé est possible où celui-ci ne transmet plus des leçons à tirer ou des erreurs à payer, mais des virtualités inaccomplies à actualiser ou une espérance à réaliser. » Comment situez-vous les enjeux du débat entre le devoir de mémoire et le devoir d’oubli dont on parle tant aujourd’hui, par exemple à propos de la Shoah ou de la torture en Algérie ? Et quel est votre sentiment sur le lien entre la transmission et l’ouverture du présent, entre la mémoire créatrice, vivante et la commémoration ?

Daniel Bensaïd : Il semble en effet que le fil soit rompu. Que quelque chose ait cédé ou se soit affaissé au tournant des années quatre-vingt-dix. Une séquence s’est achevée qui correspond plus ou moins à ce que les historiens appellent le « court XXe siècle 2 » : de la Grande Guerre et de la Révolution russe à la réunification allemande et à la désintégration de l’Union soviétique. Mais la fin d’une période historique n’entraîne pas nécessairement un tel effacement des traces, un tel effondrement des cultures. Alors pourquoi non seulement cette rupture de continuité mais cet oubli, ce refoulement du passé, ce reniement de la tradition qui ne profite qu’aux nouveaux conformismes ? Il y a sans doute des raisons sociologiques liées aux métamorphoses de la technique, du travail, et de la domination du capital lui-même. Il y a certainement des raisons plus directement politiques, liées à l’effet durable des défaites accumulées au cours du siècle écoulé. Il est bien difficile de démêler les deux, ce qui relève des tendances lourdes et ce qui relève des aléas politiques. Mais le fait est que nous en sommes rendus là. Et le débat sur le postmodernisme qui tend à faire de ce « post » un après et un au-delà de la modernité est largement mystificateur. Si postmodernité il y a, elle reste tragiquement contemporaine de la modernité. Elle en est le double et le corollaire.

C’est d’ailleurs pourquoi, on ne fera pas table rase d’un mauvais passé. On ne repartira pas de zéro. Le devoir de transmettre demeure. Mais comment transmettre ? Et, avant même de savoir comment, que transmettre au juste ? Que reste-t-il de la Révolution française ? Et d’Octobre 1917 ? Paradoxalement, pour se réapproprier la part toujours active du passé, il faut commencer par remonter le temps, toujours plus loin, toujours plus haut, aux sources des grandes hérésies, pour pouvoir retrouver la logique des révoltes et les raisons des déraisons.

C’est possible. La guerre civile espagnole tombait dans l’oubli (ou le refoulement, ce qui est bien différent), y compris en Espagne, et le film de Ken Loach, Land and Freedom, a réveillé la mémoire assoupie. La Révolution russe était devenue un chapitre mort de l’histoire du monde, et les polémiques autour du Livre noir du communisme ont ranimé les enjeux polémiques et politiques. Sous le baiser de l’événement, les querelles endormies sortent de leur sommeil et reprennent des couleurs.

De Péguy à Benjamin, la remémoration critique (l’Eingedenken) est le contraire du souvenir pieux ou de la commémoration. La commémoration réconcilie, apaise. Elle marche au consensus, ainsi que l’ont montré de façon éclatante les cérémonies du bicentenaire de la Révolution française. C’est encore pire lorsque la commémoration est une autocélébration générationnelle et narcissique, comme c’est le cas tous les dix ans pour mai 1968. De la commémoration donc comme réconciliation. Quand on se réconcilie sur une affaire, disait Péguy à propos de l’affaire Dreyfus, c’est qu’on n’y comprend plus rien. De même pour l’affaire Jésus, pour l’affaire Jeanne d’Arc, pour la Commune, pour Octobre, pour la Résistance, pour la guerre d’Algérie, etc. « La mémoire est toujours de la guerre », dit Benjamin. À quoi l’historien communiste soviétique et ancien zek 3 Mikhaïl Guefter, répond en écho : « A l’histoire comme à la guerre ! ».

C.C. : « La mémoire est toujours de la guerre ! » Dans cet esprit, la mémoire juive ne peut se résumer à la création de l’État d’Israël en 1948 et à la célébration douloureuse de la Shoah. L’exil en Babylonie, la littérature apocalyptique des temps hellénistiques, la guerre de Judée avec les Romains, la dispersion européenne des juifs après la destruction du second Temple, le développement de la Kabbale et du marranisme en Espagne, les multiples persécutions des juifs dans l’Europe médiévale, l’émancipation juive à la fin du XVIIIe siècle en France, les œuvres des juifs assimilés d’Autriche et d’Allemagne, la participation des juifs d’Europe orientale à l’insurrection communiste, etc., tout cela devrait investir le présent de l’univers juif, car « rien de ce qui eut jamais lieu n’est perdu pour l’histoire… »

D.B. : Tout cela investit le présent ? Il faut l’espérer, car en devenant mémoire d’État, la mémoire juive devient sélective. Elle devient histoire, et même tend à devenir histoire officielle. Contre cette sionisation de la mémoire, par une sorte de retournement du rapport critique entre histoire et mémoire, le travail des nouveaux historiens sur la guerre de 1948 et les origines de l’État d’Israël devient à son tour un recours contre le grand trou noir qui se creuse dans la mémoire juive et dans lequel menace de s’engloutir la pluralité d’un passé tumultueux, plein de conflits et de contradictions. De la destruction du Temple au mémorial du judéocide, c’est comme si une grande parenthèse se refermait sur un texte appelé à s’effacer. Cette reconstruction mythique autour d’un peuple rescapé de l’histoire débouche sur une fermeture communautaire, sur une dépolitisation mythologique, sur une identité généalogique et sur le droit du sang.

Heureusement qu’il y eut Spinoza, Marx, Freud et « autres hérétiques » (selon la formule de Yovel), et aussi des Rosa Luxemburg, des Trotski, des Botwin, des Rayman, des Trepper, des Curiel… Heureusement qu’il y eut cet élan d’universalité exubérante, trop débordante pour se laisser enclore dans l’espace étroit du sionisme et dans sa fuite en avant mortifère.

Le paradoxe, c’est que des juifs non-juifs ou des « spinozants », comme dirait Edgar Morin, en soient aujourd’hui réduits à protester « en tant que juifs » contre la mainmise sioniste sur l’histoire et la mémoire juive. C’est en effet ce que j’ai été amené à faire avec bien d’autres (dont Vidal-Naquet, Marie-Claire Mendès-France, Marcel Francis Kahn, Rony Brauman) pour protester contre l’appropriation communautaire d’un héritage problématique et contre son annexion par la raison d’État israélienne. Nous nous sommes solidarisés avec la résistance palestinienne victime de l’occupation non pas « bien que juifs » – comme certains feignent de le croire – mais aussi parce que juifs : parce que la politique du gouvernement israélien conduit tôt ou tard les juifs à une nouvelle catastrophe.

C.C. : C’est, je crois, tout ce qui oppose la « mémoire pleine » de Limor Livnat, la ministre israélienne de l’Éducation nationale, mémoire pleine mais autosuffisante, tournée vers l’exclusive légitimation de son camp, à l’effort d’Elias Sanbar et de Pierre Vidal-Naquet de ne pas retourner la mémoire blessée et douloureuse de chaque peuple en déni de reconnaissance de l’autre et en désespoir d’une coexistence future. Entre Limor Livnat et Pierre Vidal-Naquet, nous avons affaire à deux usages politiques de l’histoire juive radicalement différents, non pas tant par le fait d’une mémoire sélective et tronquée que par une vision très éloignée du présent et de l’avenir d’Israël et de la Palestine.

Dans votre livre Résistances vous entamez le chapitre consacré à la patience du marrane 4 par une réflexion sur le messianisme. Or, la plupart des gens connaissent le marranisme par la figure de Baruch Spinoza à qui l’on attribue un rôle de pionnier dans la critique historique de la Bible et la mise à la raison de l’esprit religieux. Le personnage de Sabbataï Tsevi, le messie apostat converti à l’islam en 1666 sous le nom d’Aziz Mehmet Effendi, soit dix ans tout juste après le bannissement de Spinoza par le Mahamad d’Amsterdam, est surtout connu du monde juif et n’a pas acquis la renommée universelle du philosophe. Il est vrai que le sabbataïsme a représenté un puissant courant messianique qui a balayé toutes les prudences et les réserves des rabbins. Est-ce que c’est cette surprise révolutionnaire, la soudaine et vibrante irruption historique des masses juives séfarades et ashkénazes pour une fois réunies, prêtes à suivre sans calculs, sans conditions, le rêve émancipateur d’un « illuminé » qui vous paraît exemplaire dans le messianisme sabbataïen ?

D.B. : Tsevi et son prophète Nathan de Gaza cherchaient à s’éveiller d’un cauchemar : le massacre dont fut victime le judaïsme polonais en 1648. L’explosion messianique fit écho à cette catastrophe qui relance la question lancinante de savoir comment conjurer la répétition des désastres où l’homme est mis à l’épreuve de sa propre liberté. N’étant pas spécialiste de la mystique juive, je me contente sur ce point de mettre mes pas dans les traces de Gershom Scholem pour les prolonger jusqu’à nos interrogations actuelles. Selon lui, le sabbataïsme s’est propagé comme une flamme populaire née du refus de se soumettre au verdict de l’histoire immédiate. Dans le monde juif de Tsevi, de Da Costa, de Spinoza, il y a de la transgression dans l’air. Toute transgression n’est pas subversive. Mais proclamer que, « quand tout sera saint, il n’y aura plus ni limites ni interdits » invite à bousculer les normes et à semer le désordre. Pour Scholem, l’attitude carrément militante de Nathan de Gaza n’est plus apocalyptique mais déjà révolutionnaire dans la mesure où elle appelle à la rébellion ouverte contre l’ordre établi.

C.C. : Vous opposez, en suivant sur ce point Walter Benjamin, la tension messianique à l’utopie. Or, les mouvements alternatifs qui se développent contre la mondialisation libérale et refusent la marchandisation du monde (comme le Forum international de Porto Alegre) revendiquent une « utopie en marche, avec son train d’espoirs, de possibles, de rencontres ». L’utopie est un défi de l’imagination à un système verrouillé ou hégémonique qui fait du futur l’otage de son propre choix : Moi ou la catastrophe. On peut la concevoir comme l’ardente réplique à l’horizon plombé d’un système qui, ligoté par la peur de la catastrophe, se réfugie ou s’apaise dans ce que l’on a appelé la pensée unique, pas tant parce que la pensée se serait subitement simplifiée mais parce que le modèle de mondialisation en cours, dominé par le capitalisme financier et marchand, n’a pas à ses yeux d’autre concurrent sérieux que la catastrophe (la récession dramatique, le terrorisme ou l’invasion martienne). La raison utopique, d’une certaine manière, s’affranchit du monde passé (du passé, faisons table rase !) en inventant le temps et les lois d’un monde non contaminé par l’Histoire. L’utopie oppose au futur catastrophique sa foi dans un autre monde. Un autre monde est possible !

D.B. : Un autre monde est possible, je l’espère. Mais il faut commencer par le vouloir. Le problème avec la notion d’utopie (qui me vaut une interminable querelle amicale avec Michaël Löwy), c’est d’abord que le terme même est chargé de significations multiples difficiles à démêler. Dans son usage le plus large et le plus courant, il évoque l’aspiration indéterminée à autre chose ou à un ailleurs. Dans un usage plus défini, il désigne l’anticipation d’un futur imaginaire. Il tend alors à revêtir une dimension normative, voire autoritaire, et même « doctrinaire », aurait dit Marx. La tradition utopique oscille – son inventaire par Bloch dans Le Principe espérance en témoigne – entre ces deux pôles, un pôle libertaire et un pôle disciplinaire, entre Fourier et Campanella. L’utopie a une histoire. Pour ma part, je m’en tiens à la critique par Marx des socialistes utopiques qui inaugure son communisme politique. Et je partage la défiance de Blanqui ou de Sorel envers un maximalisme utopique souvent prêt à renoncer aux grandes architectures du futur pour débiter ses potions magiques au marché aux puces des réformes modestes. Il est certain qu’on assiste, avec le renouveau des mouvements sociaux, à une nouvelle demande d’utopie. Elle est certes réconfortante en ce qu’elle marque un désir de briser le cercle de fer du renoncement et de la résignation. Mais elle est aussi le signe d’une conjoncture où domine encore ce qu’Henri Lefebvre appelait « un sentiment non pratique du possible ». La soif d’utopie est inversement proportionnelle à la force du projet. Elle exprime la volonté de recommencer. Mais en repartant à ras du sol, des misères du présent. Elle traduit donc l’anémie du projet et répond au degré zéro où s’est trouvée rendue la pensée stratégique.

En ce sens, l’emphase utopique reste le signe d’une impuissance pratique et d’un vide événementiel. Elle fait un geste vague vers un au-delà incertain de résistances prosaïques, captives du cercle rétréci d’un présent sans lendemain. Le fait est qu’au seuil du millénaire nouveau, la catastrophe et le désastre ont quelques longueurs d’avance sur l’espérance d’émancipation. Faut-il s’affranchir du passé par une sorte de coup de force ou d’acte de foi ? Ne faut-il pas plutôt relancer une fois encore les dés pour réparer les injustices passées ? La raison messianique, qui est une raison stratégique, ne fait pas du passé table rase. Elle commande de ne pas désespérer du possible et d’agir pour le faire advenir, sans certitude aucune d’y parvenir.

C.C. : « Que le présent reste en l’état, voilà la catastrophe ! » disait Walter Benjamin. La pensée messianique benjaminienne situe dans le présent le principe même de la catastrophe tout autant que celui de la surprise révolutionnaire. Mais il s’agit d’un présent qui, loin d’être le temps homogène et continûment à courte vue dans lequel nous vivons, est en fait un Temps de brassage de temporalités disjointes les unes des autres, un Temps qui se tisse dans l’épais enchevêtrement d’histoires anachroniques, un Temps qui, à chaque instant, et en raison même de cette extraordinaire complexité, peut faire advenir un autre monde.

D.B. : Question de temporalité en effet. La raison messianique, indissociablement politique et stratégique, est affaire d’agencement des temps et des espaces. Le présent est la catégorie temporelle, le carrefour de possibles à partir duquel elle déploie son action, remettant en jeu le passé et choisissant parmi les futurs. Ce présent n’est plus le maillon indifférent d’une chaîne, le simple trait d’union entre un avant et un après, mais un nœud de temporalités désaccordées, une conjoncture ou une situation critique, où se conjuguent le contingent et le nécessaire, l’événement et les conditions par lesquelles il échappe à l’arbitraire et au miraculeux. Ce présent stratégique est le moment kairotique de la décision et du clinamen.

C.C. : Le paradoxe du présent est d’être toujours inactuel ! Ce que l’on croyait le plus assoupi, le plus vaincu dans la réduction synoptique du Temps à l’actualité, se réveille et s’insurge. Après la destruction du mur de Berlin et l’effondrement des régimes staliniens, on se mit à célébrer la mort de Marx et de l’idée communiste. Pourtant cette « désactualisation » de Marx est tout aussi absurde que la liquidation et la purge des minorités nationales et religieuses par les partis marxistes-léninistes à l’heure des bureaucraties triomphantes. Le présent y est toujours appauvri de ses conflits, de ses irrésolutions et vidé de réponses originales.

D.B. : L’actualité de Marx, je ne m’en inquiète pas et je ne m’en suis jamais inquiété, y compris lorsque les magazines s’acharnaient, dans les années quatre-vingt, à proclamer sa mort, comme pour mieux conjurer son spectre. Aujourd’hui, on s’étonne plutôt du retour de Marx ou de sa présence spectrale. Il n’y a pourtant rien là de surprenant. Cette présence est l’ombre portée du capital, son envers critique, l’actualité de sa propre actualité. Comme le disait fort bien le regretté Daniel Singer, il y aura une actualité de Marx aussi longtemps que le capital travaillera et aussi longtemps que durera la crise de la civilisation marchande.

C.C. : Je voudrais revenir un peu sur la distinction entre messianicité et utopie à propos de la Nouvelle Internationale qu’évoque Derrida dans Spectres de Marx.

D.B. : Le rapport entre esprit utopique et raison messianique, illustré selon moi par la tension entre Bloch et Benjamin, pose quantité de questions épineuses sur lesquelles j’ai essayé de m’expliquer dans Walter Benjamin, sentinelle messianique (Plon, 1990) et plus récemment dans Résistances, Essai de taupologie générale (Fayard, 2001). Il serait trop long d’y revenir dans les limites de cet entretien, d’autant que la question est encore compliquée par la manière dont Derrida distingue (oppose ?) sa notion du messianique ou de la « messianicité » au messianisme de Benjamin.

Derrida souligne que la « messianicité » est tout « sauf utopique », dans la mesure où elle se réfère à l’irruption, ici et maintenant, d’un événement éminemment réel et concret. Il n’y a rien, dit-il, de plus réaliste et immédiat que cette appréhension messianique : « Aucunement utopique, la messianicité nous intime d’interrompre le cours ordinaire des choses ici et maintenant. » Derrida revendique cependant une rupture entre son propos et celui de Benjamin, dans la mesure où le messianisme de son cru ne constitue plus une version affaiblie du messianisme théologique. Il resterait à discuter en quoi la version benjaminienne relèverait encore de ce messianisme théologique. Mais c’est une autre et vaste histoire.

La mondialisation de l’époque victorienne a créé les conditions sociales dont est née la
Ire Internationale. L’actuelle mondialisation impériale crée les conditions d’un renouveau internationaliste. L’Internationale sans partis, l’Internationale spectrale invoquée par Derrida, s’inscrit dans ce moment fragile de déjà plus et de pas encore : nous ne sommes déjà plus dans la spirale de la destruction et pas encore dans la logique de reconstruction. Beaucoup dépend maintenant de ce qu’il adviendra des mouvements de résistance à la mondialisation capitaliste. Nous savons à peu près d’où ils viennent, après Seattle, Gênes, Porto Alegre. Nous ne savons pas où ils vont, comment ils répondront à la nouvelle épreuve de la guerre en Asie centrale et au Moyen-Orient. Ce qui semble probable, c’est que la guerre interpelle autrement les résistances sociales et leur impose une repolitisation nécessaire.

C.C. : Dans Le Monde daté du 22 novembre, commentant les risques de confusion délibérée entre le terrorisme d’Al-Qaida et toute forme de résistance violente à l’ordre capitaliste impérial symbolisée par le nom même de l’opération américaine « justice sans limites », vous dites : « Contre un ennemi insaisissable et protéiforme, dont la misère du monde ne cesse de reconstituer les forces, la guerre serait en effet illimitée. » Et vous en appelez, comme seule solution alternative, à un internationalisme profane des résistances contre la mondialisation marchande. Pouvez-vous préciser votre pensée ?

D.B. : La mise en circulation de cette notion indéfinie et fort commode de terrorisme n’est pas acceptable. Le terrorisme devient le masque de toutes les menaces et de toutes les inquiétudes. Un gros mot, un gros concept, si gros qu’il écrase la politique et l’esprit critique. La terreur ne fait pas bon ménage avec l’exercice de la raison. Le terrorisme a une histoire. Le terme aussi. Dès les années quatre-vingt, il est devenu un mot fétiche du vocabulaire américain. Il y aurait beaucoup à dire sur la manière dont il a remplacé, dans le partage manichéen du bien et du mal, le communisme. Sa menace imprécise, déterritorialisée, permet de justifier un exercice « antiterroriste » de la violence d’État où la guerre disparaît pour se muer en simple descente de police internationale, ou le droit se dissout dans la morale, où l’humanitaire se confond avec le militaire.

Des études américaines ont tenté de distinguer plusieurs types de terrorisme : terrorisme d’État, terrorisme religieux, terrorisme mafieux, terrorisme pathologique. L’un peut parfois se transformer en l’autre. Au bout du compte, si tant est que l’on puisse tenir une exacte comptabilité des victimes, celles du terrorisme d’État représentent près des deux tiers du total. Ajoutons que le « terrorisme » s’enracine dans une montée extrême de ce que les anthropologues désignent comme « la violence structurelle » et qu’il désigne une circulation non étatique des violences « sans frontières » qui circulent parallèlement aux capitaux et aux marchandises de la mondialisation.

La lutte contre le « terrorisme » ne connaît plus de résistances et de légitimes défenses. Elle renforce le droit des forts et met dans le même sac les attentats criminels du 11-Septembre et la résistance légitime de l’Intifada. À qui profitent cette dépolitisation et cette déshistorisation des conflits ?

La lutte antiterroriste fonctionne alors comme l’envers musclé de l’humanitaire.

Je n’ai aucune sympathie pour les intégrismes religieux, quels qu’ils soient. Leur montée en puissance scellerait une lourde défaite historique. Mais comme le dit Toni Negri, les talibans du dollar ne valent pas mieux que les talibans du pétrole. Ils sont même l’envers et l’endroit du même monstre. À cette différence près que la puissance de l’Empire peut écraser les talibans s’ils échappent à leur contrôle et que la disproportion reste insurmontable entre les créatures et le créateur qui détient la suprématie des capitaux, des armes, des techniques, des brevets…

Quant à une « révolution copernicienne du monde arabo-musulman », on peut la souhaiter. Mais d’où pourrait venir une conversion spirituelle, de quel effort héroïque sur soi, alors que le malaise dans la civilisation en contredit et en défait les conditions sociales et historiques ? Le processus de sécularisation (inachevé) a été long en Europe. La raison profane n’est pas tombée du ciel, ni de Descartes ni de Marx ou de Freud. Elle naît d’une profonde transformation sociale, d’une culture technique, d’une pratique productive. Comment croire à une révolution culturelle pour des populations qui ont été reléguées aux marges de la modernité, dont l’avenir se ferme avant d’avoir commencé, dont le développement apparaît comme un simple prélude à la rechute dans la dépendance et le sous-développement ? Comment imaginer qu’elles n’iront pas chercher au ciel le salut qu’elles n’espèrent plus sur terre ? Comment imaginer que des êtres condamnés à végéter pendant des décennies dans des camps de réfugiés puissent produire une société décente, élire des députés bien élevés, former des syndicats responsables ? Du chaos naîtra le chaos. De la violence, la violence.

Là encore, c’est une question de lutte politique, et même de course contre la montre, entre l’émancipation sociale et le fanatisme religieux (y compris celui des croisés occidentaux). C’est pourquoi les mouvements contre la mondialisation capitaliste et la guerre sont, si faibles, si balbutiants, si insuffisants soient-ils, une lueur d’espérance : ils contribuent à retisser des solidarités sans frontières à partir précisément de la découverte d’intérêts communs dans la lutte contre des ennemis communs. La rencontre d’associations et de mouvements du monde arabe (dans leur majorité laïque) qui s’est tenue à Beyrouth pendant le sommet de l’OMC de Doha en est une illustration modeste. Mais les géants eux-mêmes ont commencé petits.

C.C. : Je me demande si la conception marrane de la transmission ne pourrait pas contribuer à cet internationalisme profane des résistances. Car il s’agit d’une transmission qui s’effectue dans des conditions hostiles, à travers les mailles serrées de la conversion et contre l’esprit raciste qui postule, comme l’a fait remarquer Castoriadis, « l’inconvertibilité essentielle des autres ». Aux yeux des gens de religion, des croyants, la conversion est, soit une victoire quand le converti rejoint les rangs de la nouvelle religion, soit une apostasie, c’est-à-dire un crime quand il abandonne l’ancienne foi. On raisonne de cette manière comme si la conversion était un phénomène personnel, délibéré et volontaire, qu’il avait un sens de mariage de cœur avec une nouvelle foi. Or dans le cas des marranes espagnols et portugais, ce phénomène de conversion religieuse par le cœur et la grâce est absolument marginal. La conversion est avant tout un phénomène extérieur, imposé par un monde catholique majoritaire, ivre d’unité et d’homogénéité, à ses minorités religieuses.

Le marrane converti ne quitte pas une mauvaise foi pour une bonne foi. Il quitte tout simplement le domaine de la foi, mais sans renier ou oublier les vastes domaines historiques, symboliques et poétiques que lui lèguent tout à la fois l’histoire de son peuple et une vision singulière de l’univers dont le monothéisme n’est qu’un des fondements. Et dès lors que le marrane n’entend pas situer son domaine dans la nouvelle foi pas plus qu’il ne souhaite l’établir dans le réconfortant oubli de son peuple, l’objet de ce qu’il a à transmettre autant que celui à qui il le destine est plongé dans une durable perplexité. Autrement dit, le marrane par la conversion n’hérite pas d’une nouvelle représentation du monde et de la vie qui se substituerait intégralement et avec succès à l’ancien socle de ses représentations. Il vit dans la coexistence contradictoire de deux sources culturelles ennemies qui, ne pouvant plus se combattre ouvertement dans des affrontements intercommunautaires, ne pouvant plus se matérialiser dans le champ polémique d’une société multiconfessionnelle, vont tracer une ligne d’inimitié, de contrariété à l’intérieur même du sujet.

Autrement dit, la ligne de front, si on peut prendre cette métaphore guerrière, ne sépare plus deux camps bien définis et reconnaissables dans une société divisée, mais pénètre au cœur même de l’individu sous la forme d’un dialogue tendu entre des corpus de pensée qui ne peuvent jamais se résoudre dans une dialectique simple.

D.B. : Ce qui m’intéresse dans le marrane imaginaire, c’est sa double identité sans duplicité. Son rôle de passeur aussi, le passage et la « mutance », d’un monde à l’autre, d’une époque à l’autre. Cette ambivalence réfractaire aux racines et aux enracinements. Cette fêlure intime et profonde du juif non-juif sur la voie de la raison profane qui constitue une sorte de référence typique d’autres divisions intimes et d’autres consciences déchirées ou partagées. Il y eut sans doute des trotskistes marranes, et des communistes marranes. Le problème, avec le marranisme, c’est d’en sortir sans se renier. C’est de trouver dans le passage une issue qui ne soit ni le retour à soi ni le ralliement aux vainqueurs, mais une évasion, une échappée, une percée vers le tiers exclu.

Cette situation en équilibre instable, entre le singulier et l’universel, est propice aux inventions, aux ingénieux stratagèmes. C’est une question de vie et de survie. Une aptitude tenace à faire vivre un texte sous le texte, et un autre encore sous le sous-texte. Un jeu de cache-cache (ou de « faux passeports » pour reprendre un thème cher à Charles Plisnier) qui se dérobe aux identités tyranniques.

Le marrane imaginaire me fascine aussi par sa lente impatience qui est une patience pressée. Et encore par cette ligne de contrariété dont vous parlez qui le fend en deux et l’oblige à penser contre lui-même. À se désaccorder sans cesse. À en appeler de soi à l’autre soi-même. Indéfiniment. Sans s’arrêter jamais dans le confort de la réconciliation.

C.C. : Il y a, à mon avis, dans la marranité, un glissement très significatif de la notion classique de conversion vers la notion beaucoup plus ouverte et indépendante de conversation interne entre des univers spirituels et des imaginaires ennemis, ou pour le moins étrangers l’un à l’autre. Le prix à payer pour cette indépendance est l’abandon de toute forme définie de reconnaissance communautaire. Il n’y a pas d’homogénéité sociologique et culturelle du milieu marrane. Le marrane transmet la culture de ses aïeux, l’héritage d’une culture singulière éprouvée depuis très longtemps par l’exil, en seconde main, maladroitement, incomplètement. Mais il la transmet et il la discute, en l’exposant aux lumières et aux objections d’une autre culture qui pousse en lui.

Libre à certains de voir dans le marrane un converti de basse énergie, comploteur, perfide, champion du double langage, incapable de vraies convictions. Je préfère le voir comme un être de conversation difficile mais persévérante entre plusieurs champs intellectuels, en quelque sorte un homme partiellement « désintégré » et en cela même absolument étranger aux intégrismes. Sillonnant une ligne de fronts intérieure, le marrane ne peut épouser les causes d’une guerre intercommunautaire ou interreligieuse, puisque tout aussi bien il réfléchit et existe à partir de points de vue et de perspectives qui s’enrichissent mutuellement de leurs limites et de leurs défaites. Il ne choisit pas la cause de son peuple contre la cause des autres peuples, et pas davantage l’inverse. La condition marrane excède la situation polémique ordinaire entre le souci de l’intégration par la société majoritaire et la défense de l’intégrité du groupe minoritaire.

C’est bien en contournant le piège d’une citoyenneté intégrante (et qui dans le fond tend à l’absorption sans conditions de la minorité dans son propre horizon politico-culturel) autant que d’une identité aspirée par la défense bornée et impossible d’une intégrité que le marrane questionne la tension entre les aspirations citoyennes (promesse d’un gain d’autonomie) et l’attachement de l’individu à un peuple ou une culture (espoir de conserver une part de singularité). Peut-être peut-on même penser que la « désintégration marrane de l’identité » par l’établissement d’une ligne de fronts intérieure et mouvante ménage l’ouverture critique à un monde qui bouscule les frontières, les souverainetés et crée de plus en plus de migrants.

D.B. : Avec le marrane, la transmission de l’héritage devient problématique. Il ne s’agit plus d’une propriété assurée, mais d’un héritage sans mode d’emploi auquel on ne reste fidèle que par l’infidélité. En lui résistant pour mieux l’éprouver. Cette dialectique de la fidélité infidèle, chère encore à Derrida, s’oppose évidemment à toute clôture communautaire, à tout fantasme de pureté, à toute intégrité et à tout intégrisme qui bloquerait le mouvement d’universalisation. Peut-être qu’en politique le marranisme conduit ainsi à une troisième voie entre les paniques identitaires et l’indifférenciation d’un cosmopolitisme marchand. À quelque chose comme un internationalisme réinventé ?

C.C. : Est-il en ce sens pertinent de parler d’une politisation marrane des identités dans les mouvements de lutte contre la mondialisation libérale ?

D.B. : L’idée d’une politisation marrane des identités est séduisante, mais en ces temps guerriers, j’ai peur qu’elle ne devienne à son tour une utopie désincarnée. Les combats entrepris contre la mondialisation ne s’opposent pas à la mondialisation en tant que telle, ou au procès d’universalisation, mais à la mondialisation marchande et à ses conséquences. Cela va de soi. Mais cela signifie que la mise en commun n’est pas affaire de bonnes volontés ou d’ouverture bien intentionnée. Elle est un combat. De plus en plus acharné et implacable. La décomposition des nations, des espaces publics, des solidarités sociales débouche sur l’inconnu, sur la fragmentation ethnique, sur les communautés de croyants, sur les nouveaux empires. Y aura-t-il une autre voie, celle d’une universalité concrète sans uniformité, d’une individualité sans individualisme ? Peut-être. Mais pas sans médiations. Contre les réflexes de chapelle et les patriotismes de clocher, je ne vois pas d’autres vecteurs de l’universalité à venir que la lutte des classes et la dialectique des sexes On peut en douter, mais alors il faut s’attendre aux guerres saintes, aux croisades singulières, aux croisades séculières, et au choc des barbaries.

C.C. : Tout à fait d’accord là-dessus. C’est pourquoi je fais souvent référence au Bund, l’organisation ouvrière juive révolutionnaire d’Europe de l’Est qui, sans jamais s’écarter du mouvement prolétarien international mena un combat difficile en faveur de la reconnaissance des droits de la minorité nationale juive et du sauvetage de la culture yiddish. Et de façon plus générale, je suis convaincu que la « marranisation » des héritages (dans ce qu’ils ont de meilleur et de pire pour chaque peuple) n’aurait aucun sens si les vecteurs de l’universalité dont vous parlez, la lutte des classes et la dialectique des sexes (auxquels je rajouterai la question de la techno-science et de ses implications planétaires), ne permettaient pas une effective et concrète transversalité des résistances…

En conclusion de votre chapitre sur les marranes dans Résistances, vous évoquez la patience du marrane, sa fidélité et sa ténacité, et vous laissez même entendre que le marrane, jouant sur la durée, aura le dernier mot. Est-ce que vous pouvez nous préciser contre qui il aura le dernier mot ?

D.B. : La patience, oui. Et la persévérance, et l’endurance. Car le marrane imaginaire a la militance tenace. Il est résistant. Comme la taupe, il creuse. Comme le roseau, il plie sans rompre. Aura-t-il le dernier mot ? Qui de la vague ou de la falaise aura le dernier mot ? L’avant-dernier suffirait. Et contre qui ? Contre tout ce qui fige et cristallise, tout ce qui pétrifie et fétichise, tout ce qui emmure et immobilise. Contre le marché, contre la marchandise, contre l’argent. Contre l’Histoire majuscule et l’Humanité majuscule. Contre tous ces singuliers fétiches et contre le fétiche des fétiches, le capital lui-même. Après… Après, c’est une autre histoire. Et un autre mot.

Passant n° 38, janvier-février 2002
www.danielbensaid.org

Documents joints

  1. Claude Corman est l’auteur de Sur la piste des Marranes, Bègles, col. Poches de résistance, éditions du Passant, 2000.
  2. Éric Hobsbawm, en sous-titre à son Âge des extrêmes, histoire du court XXe siècle 1914-1991.
  3. Détenu du goulag.
  4. Marrano en espagnol est péjoratif : en gros « porc » Désigne les juifs convertis de force à partir de 1492 mais qui tout en pratiquant formellement la religion catholique continuaient à « judéiser » en secret. Double existence qui a duré des siècles et qui les a placés au carrefour entre le mythe du peuple élu et l’universalisme chrétien. D’où le phénomène Uriel da Costa, Spinoza, etc.
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