Europe

À ceux et celles qui s’apprêtent à voter « oui » en croyant (encore) bien faire…

Partager cet article

1. L’Europe de Maastricht se présente frauduleusement comme l’Europe tout court, alors qu’elle n’est qu’une moitié d’Europe, sa partie nantie, héritière des partages de Yalta. Elle n’est déjà plus l’Europe des douze mais celle des onze après le vote danois, ou des dix et demi, compte tenu des réserves britanniques. Après l’application des critères de convergences, au moment prévu pour l’instauration de la monnaie unique, ce ne sera plus que l’Europe des quatre, des cinq ou des six. Pensez-vous vraiment que cette Europe peau de chagrin mérite encore le nom d’Europe ?

2. Quand Michel Rocard vous presse de ratifier le traité avant que l’Allemagne ne retombe dans ses vieux « penchants historiques et géographiques », quand Jean-Louis Bianco invoque les vieux démons allemands, quand Giscard vous implore de ne pas laisser passer l’occasion offerte par le chancelier Kohl avant qu’un successeur éventuel ne reprenne ses billes, pensez-vous vraiment que ces méfiances vaguement germanophobes et cette hâte de boucler un compromis boiteux dans le dos des peuples expriment une véritable fraternité européenne ?

3. Quand le directoire des gérants de la future banque centrale reçoit pour mission première d’œuvrer à la stabilité des prix et quand les critères de convergence imposent à plusieurs pays une cure d’austérité draconienne, pensez-vous vraiment qu’il en résultera, dans le contexte international déjà déprimé, une relance économique concertée et la moindre résorption du chômage ?

4. Les experts prétendaient déjà que l’Acte unique aboutirait à des créations massives d’emploi. Les profits d’avant-hier n’ont toujours pas donné les investissements d’hier et les emplois d’aujourd’hui. Le terme même de chômage a été soigneusement écarté des longs développements du traité.

Pensez-vous vraiment qu’il soit possible de combattre cette plaie sans un abaissement massif et coordonné du temps de travail au niveau européen ?

5. Pensez-vous vraiment qu’une fois la monnaie et la banque unique mises en place, les gouvernements nationaux garderont la maîtrise de leurs politiques budgétaires en matière de services publics, de protection sociale, de santé et d’éducation ?

6. Pensez-vous vraiment que l’ambition déclarée de fonder grâce à Maastricht la superpuissance impériale hégémonique du XXIe siècle face aux États-Unis et au Japon et que l’eurochauvinisme bureaucratique concocté à Bruxelles valent beaucoup mieux que les petits chauvinismes de clocher et témoignent d’une sincère solidarité universelle entre les peuples ?

7. Dans son commentaire du traité, Mme Guigou souligne que « l’ensemble de ces dispositions répond bien au souci d’avoir un contrôle strict et coordonné aux frontières extérieures de la communauté dès lors qu’il n’y a plus de contrôle aux frontières intérieures ». Elle en veut pour preuve le fait que « l’Italie et l’Espagne aient dû imposer, dans le cadre de Schengen, des visas vis-à-vis des pays du Maghreb ». Pensez-vous vraiment que cette autosatisfaction sécuritaire aille dans le sens de l’effacement des frontières ?

8. M. Delors estime que 80 % du droit relève d’ores et déjà d’instances supranationales. Avec Maastricht, les gérants de la banque centrale seront émancipés de toute assemblée élue.

La Cour de justice du Luxembourg décidera en dernière instance de l’interprétation à donner du principe de subsidiarité. La commission de Bruxelles garde l’initiative législative devant le Conseil, réunion des exécutifs nationaux qui sont ainsi, dans la plus parfaite confusion des pouvoirs, le véritable législatif européen. Pensez-vous vraiment que cette construction renforce le contrôle démocratique des citoyens sur leur avenir et garantisse la souveraineté non des États mais des peuples ?

9. Pensez-vous vraiment que le vote des étrangers « européens » aux élections locales constitue un premier pas vers la reconnaissance du droit de vote aux immigrés plutôt qu’une manière de cristalliser une nouvelle exclusion en dessinant en pointillés une citoyenneté européenne tenant à l’écart les immigrés du Sud et de l’Est ?

10. Le credo libéral de Maastricht, sa « ligne générale », est bien résumé par l’article 102A : « Les États membres et la Communauté agissent dans le respect du principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre […]. » Que Giscard, Barre ou Madelin s’en réjouissent est dans l’ordre des choses. Que cette profession de foi nous soit proposée à ratification par Mitterrand, Delors et Bérégovoy pose un autre problème. Pensez-vous vraiment que ces convertis à l’orthodoxie monétaire soient encore socialistes ?

11. Pensez-vous vraiment que cette apologie en bonne et due forme de la loi du marché soit compatible avec une solidarité effective envers le Sud, avec un respect de la nature, avec le souci de ne pas laisser aux générations futures une planète en ruine ?

12. Lorsqu’on vous brosse les sombres paysages de chaos qui résulteraient d’une victoire du non, pensez-vous vraiment que les multinationales se replieraient aussitôt dans leurs frontières nationales, que la communication et la culture se recroquevilleraient dans l’autarcie que toutes les formes de coopération et de collaboration (pas seulement entre pays européens) en seraient aussitôt abolies ?

13. M. Bérégovoy se demande finement : « Qu’y a-t-il de commun entre M. Le Pen, M. Marchais et M. Seguin ? Si le non l’emportait pourraient-ils gouverner ensemble ? À l’évidence, non. Pourraient-ils reconstruire quelque chose après ? Non. Si par malheur le non l’emportait, l’Europe se déferait. » Réciproquement, si le oui l’emportait, pensez-vous vraiment que M. Chirac-les-odeurs, M. Giscard-l’invasion et M. Bérégovoy pourraient gouverner et construire ensemble quelque chose qui réponde aux aspirations démocratiques, sociales et écologiques ?

14. Pensez-vous vraiment qu’une Europe riche qui se dote avec l’UEO d’un bras armé, « pilier européen de l’alliance atlantique » intégrée au dispositif de l’Otan, serait une Europe de paix plutôt qu’un nouveau gendarme international prêt à de nouvelles interventions dans la logique de guerre inaugurée par l’expédition du Golfe ?

15. Pensez-vous vraiment qu’une Europe à plusieurs vitesses, fondée sur l’inégalité et les exclusions, ne serait pas un formidable terrain nourricier pour les droites extrêmes, les nationalismes frustrés, et les fanatismes exaspérés ?

16. Pensez-vous vraiment qu’il y ait un sens de l’histoire unique qu’il n’y ait qu’une seule et unique façon, maastrichienne, de concevoir et de faire l’Europe ? Et pensez-vous vraiment que cette Europe mal partie, d’un mauvais pas, selon l’engrenage monétaire et libéral, ne va pas compromettre durablement le projet à juste titre enthousiasmant d’une Europe de l’égalité, de la liberté, de la solidarité, ouverte aux autres ?

Si vous pensez réellement et sincèrement tout cela, vous pouvez aller voter « oui » le cœur léger et la conscience en paix. Sinon, réfléchissez encore à deux fois. Il vous répugne de mêler vos voix à celles de Le Pen et de Villiers ? Nous aussi. Mais ainsi le veulent la logique et le piège référendaires. Au fond des urnes, il ne reste que des « non » et des « oui ». Impossible d’en démêler les motivations. Leur portée véritable ne se manifestera qu’au-delà du 20 septembre.

C’est pourquoi il faut laisser de côté les petits calculs et les petites spéculations. Il faut se prononcer sur la question posée et sur le fond, pas sur les arrière-pensées ou les implications supposées. Il en va du respect de nous-mêmes et d’une démocratie pourtant bien malmenée.

Il existe plus de motifs qu’il n’en faut pour refuser ce traité. Quelles que soient leurs limites, les sondages indiquent une majorité pour le « non » chez les ouvriers, les employés, les paysans. Ce « non » populaire peut être confus et ambigu, mais il a ses raisons légitimes. Il serait irresponsable d’en abandonner le monopole à la droite chauvine et surtout de lui laisser le monopole de son interprétation. C’est à nous d’exprimer les potentialités européennes, sociales, démocratiques de ce « non ».

Il y a eu un cartel des « oui ». Il n’y a pas eu un cartel des « non ». Nous n’avons pas battu l’estrade avec Pasqua ou Seguin. Toute la campagne pour le « non de gauche » s’est attachée à aborder la mutation planétaire, le changement d’échelle, d’un point de vue européen et non dans un esprit de clocher. Un « non » pour le droit de vote des immigrés, pour l’abolition de la dette du tiers-monde, pour la réduction massive du temps de travail n’est pas récupérable par Le Pen. Il amorce en revanche un changement. Pour beaucoup, l’Europe était une affaire lointaine et étrange, technique et mystérieuse.

Cette fois le débat est engagé pour commencer à remettre cette Europe sur ses pieds : sur la volonté et la libre détermination des peuples.

Rouge n° 1509, 17 septembre 1992

Documents joints


Partager cet article