À propos d’une faillite intellectuelle et morale

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Dans la lutte entre les intellectuels organiques de la mondialisation impériale et les intellectuels organiques des nouveaux mouvements sociaux, l’initiative a changé de camp, comme l’illustrent la dissolution en 1999 de la Fondation Saint-Simon et la création de la Fondation Copernic ou d’Attac. Il paraît futile de se demander si la figure sartrienne de l’engagement est toujours pertinente, si le maître-penseur généraliste disparaît au profit de l’intellectuel « spécifique ». Le différend n’est pas entre intellectuels d’« en haut » et intellectuels d’« en bas », ni entre intellectuels médiatiques et intellectuels anonymes, mais entre des positions politiques qui s’affrontent dans le champ des idées. La débâcle des idéologues de droite en tenue léopard tient à (au moins) six raisons majeures.

1. Ils célébraient le triomphe absolu et définitif du Marché majuscule. Or, la faillite du néolibéralisme est flagrante. D’où la fuite en avant dans la mondialisation armée, la recolonisation de la planète et la guerre sociale.

2. Face aux diktats du FMI, de la Banque mondiale et de l’OMC, la question sociale revient en force bousculer le théâtre d’ombres où la gentille marionnette des droits de l’homme faisait mine d’affronter le mauvais croque-mitaine totalitaire. Dans ce combat prosaïque, les intelligences de marché ne sont guère à leur affaire.

3. Les faucons de la Maison-Blanche ont proclamé le monde entier en état d’exception permanente et la suspension du droit international. Le président américain déclare une guerre « sans limites » contre un ennemi omniprésent et protéiforme. Alors que « l’ingérence humanitaire » se transforme en occupation militaire impériale, Kouchner continue d’offrir ses services après guerre, et Glucksmann s’efforce vainement de distinguer le bon terrorisme des résistants tchétchènes du mauvais terrorisme des résistants irakiens.

4. Ceux qui s’indignaient (à juste titre) du sort fait hier aux Bosniaques ou aux Kosovars deviennent sourds et muets devant l’occupation des territoires palestiniens et la construction par le gouvernement israélien d’un nouveau mur de la honte. BHL nous a même gratifiés d’une chronique dans le Point intitulée en toute simplicité : « Sharon Archav » ! Et P.-A. Taguieff, républicain à Paris, s’accommode fort bien du droit du sang et de l’État ethno-théocratique en Israël.

5. L’État pénal monte en puissance sur les décombres de l’État social. L’espace public est confisqué par la privatisation du monde. La démocratie de marché apparaît comme une oligarchie élective. Il devient de plus en plus difficile de présenter la démocratie et le marché comme naturellement consubstantiels.

6. Officialisé par la doctrine de la guerre préventive, l’état de guerre permanent malmène les arrangements consensuels d’un « juste milieu » introuvable. Pris dans cette polarisation des forces, les néophilosophes d’hier tendent, comme ce fut le cas aux États-Unis, à se muer en « néoconservateurs ». Endossant la croisade occidentale contre les forces du Mal, André Glucksmann sécrète de la moraline à haute dose et Romain Goupil s’est ainsi contenté de traduire du Rumsfeld dans le texte. Leur nouveau catéchisme de la guerre éthique ou humanitaire devient le faux nez d’une politique impériale qui ne veut plus dire son nom. Car, comme le dit Alain Badiou, « le Mal est une catégorie de la théologie, ou de la morale, qui n’est qu’une théologie dégradée ».

Marianne, 20 septembre-5 octobre 2003
www.danielbensaid.org

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