Débat : Avons-nous été trop cruels avec Bourdieu ?

« À travers lui, c’est l’autre gauche en gestation qui est visée »

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Le gonflement de la bulle médiatique autour de la personne et des publications de Pierre Bourdieu apparaît comme une illustration de sa critique du champ journalistique : la concurrence et le marquage étroit entre les rédactions produisent une surenchère en spirale entre spécialistes du sujet, jusqu’à ce que la saturation du champ renvoie le phénomène à l’indifférence du microcosme médiatique. Dans cet assourdissant concert de rentrée, le libelle navrant, à la fois besogneux et bâclé, de Mme Verdès-Leroux, est venu ajouter à la confusion. De quoi parle-t-on au juste ?

1. Ce n’est pas la sociologie de Pierre Bourdieu, en chantier depuis quelques décennies, qui a déchaîné les passions, mais ses contre-feux et interventions politiques publiques, notamment depuis 1995. À travers lui, c’est le renouveau des mouvements sociaux, l’autre gauche en gestation – celle qui brise le commode face-à-face entre une droite de gauche et une gauche de droite, ou entre les affidés de la Fondation Saint-Simon et ceux du cercle Marc-Bloch – qui est visée. Contre les sens uniques et les alternatives simples, Bourdieu plaide pour d’autres « possibles latéraux ». On ne lui pardonne pas d’être contre l’Europe libérale et monétaire sans cesser d’être partisan d’une autre Europe, politique et sociale, de combattre la mondialisation marchande tout en réclamant un nouvel internationalisme, d’être aussi bien aux côtés des grévistes de décembre 1995 que des sans-papiers, bref de contredire en pratique l’opposition artificielle entre une gauche sociale et une gauche morale. Lui reprocher « la fuite en avant militante du savant », de la part de ceux qui n’ont que le mot citoyenneté à la bouche, c’est renvoyer le chercheur à ses études et contribuer à l’atrophie de l’espace public. Bourdieu contribue à ouvrir un espace. Aux acteurs sociaux et politiques de l’occuper pour dessiner l’horizon d’un projet vers lequel puissent converger les résistances.

2. L’autre débat sur l’œuvre même de Bourdieu tend à se réduire au prétexte politique : on prétend ne voir dans sa sociologie, sans discussion sérieuse de son dispositif conceptuel, que la raison cachée de ses engagements conjoncturels. Que le rapport entre la connaissance théorique et l’engagement pratique soit problématique, ce n’est pas nouveau. Mais un sociologue qui s’efforce de penser réflexivement sa discipline sous le signe de Pascal ne peut pas être totalement mauvais. À la différence des sociologies positives, attachées à traiter les pathologies sociales dans un souci d’ordre nominatif, sa sociologie critique comme sa « philosophie négative » (du livre sur Heidegger aux Méditations pascaliennes) font la part du négatif, de la contradiction et du conflit. Elles corrigent la tentation de la vérité absolue par l’expérience
 des vérités relatives. Mais c’est aussi là que gît 
le lièvre : l’analyse des rapports dominants/
dominés dans la diversité des champs sociaux
encourt le risque relativiste de réduire les savoirs aux rapports de forces. À moins qu’une 
science en surplomb, celle du sociologue précisément, ne vienne sauver le tout par un fondement ultime que Bourdieu récuse par ailleurs.
Le péril intrinsèque à sa pensée est alors celui
 d’un étouffement de l’espace public et de la
controverse politique, laminés entre le discours
 du savoir dominant et celui de la souffrance dominée, sans médiation possible. Le sociologue-roi récuse alors le « doxophe » comme le philosophe-roi récusait le sophiste. Le populisme 
dont il est de bon ton d’accuser Bourdieu n’est
 en réalité que l’envers de cette tentation récurrente du « parti intellectuel ».


3. Au-delà de ces deux questions, surgit une
 troisième discussion plus spécialisée sur les pratiques institutionnelles de Pierre Bourdieu et
 de ses proches. Elle ne se réduit pas à une psychologie sommaire et entretient un rapport
 avec le contenu même de sa « sociologie critique ». Il n’en reste pas moins que Pierre Bourdieu, en semant le doute dans la bonne conscience scientifique de l’intellectuel pur, en 
arrachant son monde au statut d’exception ou
 « d’extraterritorialité », en le rappelant à la réalité triviale de ses propres intérêts sociaux et à 
la gestion prosaïque de ses capitaux symboliques et culturels, joue aussi un rôle salutaire 
qui peut servir à la démocratisation de la vie 
publique.

L’Événement du jeudi du 17 au 23 septembre 1998

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