Dans Le Monde du 17 août, E. Terray, ex-militant du PSU, publie un article sur le dernier livre d’Althusser, article qui s’intitule : « Un événement politique. » L’article consiste en un résumé, parfois une paraphrase fidèle de l’opuscule, sans qu’après lecture il ressorte clairement en quoi il s’agit d’un événement politique.
Serait-ce par le contenu du travail d’Althusser ? Par son apport ? En ce cas Terray comme Althusser pécheraient par ignorance. Suffit-il en effet qu’Althusser indique au passage qu’il faut, à propos du stalinisme, « toucher à la racine : aux conditions de la construction du socialisme », pour que s’ouvre un nouveau continent théorique ? Althusser se contente d’évoquer le problème, sans même aborder les grandes polémiques qui depuis quarante ans sont entrées dans le vif du sujet ; polémiques dont le mouvement trotskiste, le courant conseilliste (avec Korsch et Pannekoek en particulier), les Rizzi, Burnham, Djilas, le groupe Socialisme ou Barbarie, ont été entre autres les protagonistes. Au moment où une édition de poche réédite les textes conseillistes et les thèses de Castoriadis, où Pierre Naville consacre plusieurs volumes de son nouveau Léviathan à présenter ces débats, où les œuvres de Trotski sont de plus en plus diffusées, où les textes de Modzelewsky, d’Ota Sik ont porté largement sur la place publique les débats à propos de l’économie de transition, il n’est plus possible de prendre des airs importants et lourds de sous-entendus en se contentant de soulever pudiquement un coin du voile.
Nous espérons donc pour Althusser que, s’il en reste là, ce n’est pas par ignorance, mais encore une fois par tactique, tout comme il s’est déjà tu si souvent ; ce qui le rend, bon gré mal gré, complice consentant de la politique stalinienne. Nous ne voyons pas où niche dans tout cela l’« événement » promis par Terray.
En revanche, Terray met en évidence dans son article apologétique une régression théorique (une rupture ?) présente dans le texte d’Althusser. La « déviation stalinienne », selon Althusser, se ramène d’abord à une déviation théorique, de type économiste, qui constituerait « la revanche posthume de la IIe Internationale ». Halte là. Quand Lénine (dont Althusser se réclame) ou Rosa Luxemburg (dont il ne se réclame pas) font dans La Faillite de la IIe Internationale et dans La Crise de la social-démocratie l’analyse des déviations, ils s’efforcent (par économisme ?) de les rapporter à une base sociale. Les notions d’aristocratie ouvrière, de bureaucratie, de conservatisme d’organisation sont, tour à tour ou conjointement, utilisées. De tout cela, aucune trace chez Althusser qui en reste au niveau de la stricte déviation théorique. Son défenseur Terray qui a la formule plus grossière pousse la démonstration à la caricature : « que cette déviation économiste soit à la racine de toute politique de l’URSS dirigée par Staline à partir des années trente, il serait facile de le montrer… » A la racine ! Rien que ça !
Dans la foulée, si la critique de Staline par Khrouchtchev reste idéologique et inefficace, ce n’est pas d’abord, d’après Terray, parce que Khrouchtchev reste un bénéficiaire, un représentant et un défenseur de la bureaucratie, c’est encore par péché théorique : « La critique de Staline au XXe et au XXIIe Congrès du PCUS est une critique de droite, puisqu’elle est inspirée par cet humanisme et ce libéralisme dans lesquels Althusser ne voit qu’un effet du droit bourgeois. » Ce n’est donc pas une critique de droite en raison des intérêts précis qu’elle incarne, mais en raison de sa démarche méthodologique. Terray et Althusser nous introduisent ainsi dans un monde où les erreurs théoriques infléchissent par leur propre logique l’histoire pour quelques décades. À croire que leur hantise de l’économisme les pousse aussi à prendre des distances avec le matérialisme, ni plus ni moins.
Notons enfin que Terray ne s’épargne aucun ridicule. Il relève avec le plus grand sérieux universitaire dont il est capable : « cet économisme, Althusser prouve qu’il est l’effet de la pénétration de l’idéologie bourgeoise dans le mouvement ouvrier ». Heureusement qu’Althusser vient prouver aujourd’hui en grande pompe ce que Lénine énonçait en toute simplicité dans Que faire ?, en 1903.
Il y a tout de même plus sérieux. Althusser explique les raisons de sa lutte contre le couple économisme/humanisme. La critique superficielle du stalinisme, des procès et des camps a mis en mouvement un courant humaniste, dont Lewis, Schaff, Garaudy représentent diverses variantes, et qui, loin de toucher à la critique radicale, révolutionnaire du stalinisme, servent de couverture théorique au réformisme. Soit, sur ce point nous pouvons tomber d’accord, encore qu’Althusser nous paraisse sous-estimer le ressort de cette réaction humaniste face aux crimes staliniens, et sa légitimité. Nous ne voyons pas en quoi cet humanisme qu’il accepte comme légitime, parce que « populaire » dans le printemps de Prague, serait par ailleurs à traquer avec une telle intransigeance dans les rangs du mouvement ouvrier international.
En fait, la question de l’humanisme sert pour Althusser à déplacer le vrai débat. L’important, c’est ce qu’Althusser développe en annexe dans une « Remarque sur une catégorie : procès sans sujet ni fin ».
À proprement parler, l’histoire n’a pas, selon lui, de sujet, mais un moteur : la lutte des classes. La proposition est fondamentale mais incomplète. Elle ne permet en rien de rendre compte du problème de la conscience de classe, de ses différents niveaux, à commencer par celui que représente le parti lui-même. Or, il s’agit là d’un problème crucial tant du point de vue de la théorie marxiste de la connaissance que du point de vue des conditions de possibilité du socialisme.
À la page 70 de son opuscule, Althusser distingue entre une question de « nature scientifique » qui relèverait du matérialisme historique, et une question de « nature philosophique » qui relèverait du matérialisme dialectique. Tout ce démembrement du marxisme entre science et philosophie, entre matérialisme historique et dialectique, paraît passablement suspect. Car le marxisme révolutionnaire ne se démembre pas en science et philosophie, il est théorie, c’est-à-dire guide pour l’action, qui se vérifie en permanence par la pratique (la politique !) qu’elle fonde.
L’ensemble de cette théorie et de cette pratique tendues vers un but révolutionnaire définit une stratégie ; et comme cette stratégie n’est pas une figure géométrique au royaume des idées pures, elle est le produit théorique et pratique de l’activité collective d’une avant-garde consciente, groupe, organisation ou parti, et peu importe alors qu’on lui accorde à quelque degré le titre de sujet de l’histoire. L’important, c’est que le moteur de l’histoire dont parle Althusser ne suffit pas pour rendre compte du rôle subjectif de l’avant-garde et de ses responsabilités.
Au demeurant, il est intéressant de noter que Marx, Lénine et bien d’autres ont parlé de socialisme scientifique et non de science socialiste. Il y a dans cette petite différence une conception de la connaissance à l’encontre de laquelle marche Althusser. Son ardeur à combattre l’humanisme couvre bel et bien une interprétation positiviste, scientiste du marxisme, grâce à laquelle sont estompées les responsabilités historiques concrètes du stalinisme.
D’autre part, la planification socialiste substitue aux lois aveugles du marché l’organisation consciente de la production. En ce sens, la part de conscience nécessaire à l’accomplissement de la révolution prolétarienne (qui se distingue sur ce point de toute révolution antérieure) constitue une anticipation logique d’une nouvelle société dans laquelle les hommes exercent sur leur histoire un contrôle sans précédent.
C’est ainsi que l’on peut comprendre d’un point de vue politique (et non philosophique !) les petites phrases de Marx et d’Engels selon lesquelles il s’agit désormais de « transformer le monde », de passer « du règne de la nécessité à celui de la liberté », « de la préhistoire à l’histoire ».
Le problème n’est donc pas de pourfendre en général la déviation humaniste et ses dangers ; mais bien de définir une politique révolutionnaire actuelle. Par rapport à une telle politique seulement, un humanisme révolutionnaire est possible ; les militants qui doivent pour agir commencer à se transformer un peu eux-mêmes, sans qu’aucune science ne leur en donne la recette, le savent bien. C’est en quoi l’humanisme révolutionnaire de Che Guevara, par exemple, se distingue radicalement aussi bien de l’humanisme réformiste de Garaudy que de l’anti-humanisme d’Althusser.
L’œuvre d’Althusser exprime dans un domaine particulier et limité la crise du mouvement communiste international d’origine stalinienne. C’est à ce titre qu’elle nous intéresse. Sans pour autant en faire, comme Terray et autres, un événement d’une telle importance. Le grand bruit que l’on fait autour de ces publications ne fait qu’illustrer crûment la faiblesse de la tradition théorique et historique du mouvement ouvrier français ; faiblesse due en grande partie à l’abdication massive de ses intellectuels devant le stalinisme.
Deux remarques
Si Terray se donnait la peine de lire aussi attentivement Trotski qu’Althusser, il ne pourrait pas écrire aussi sommairement cette énormité : « Pour Trotski aussi et même pour Trotski avant Staline, la croissance des forces productives est le moteur unique de toute l’évolution historique et la productivité du travail est le critère décisif pour juger d’un régime social » !
Il n’est pas possible aujourd’hui d’évoquer allusivement (Althusser en est coutumier) la critique de gauche, critique en actes du stalinisme que représenterait la révolution chinoise sans amorcer un bilan un peu sérieux de la révolution culturelle, de l’exercice de la démocratie prolétarienne en Chine, de sa politique internationale.
Rouge, 31 août 1973
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