Défaite de la droite, victoire de Mitterrand, poussée spectaculaire du Front national et effondrement du Parti communiste, bilan de la campagne Juquin, perspectives pour l’après-législatives prévues pour les 5 et 12 juin, autant d’éléments sur lesquels Inprecor a interrogé Daniel Bensaïd, membre du bureau politique de la LCR.
Daniel Bensaïd : Le premier élément qui apparaît dans ces élections, c’est une relative stabilité dans la ligne de partage entre droite et gauche, par rapport à 1981. Mais, cette stabilité a un sens. Elle marque une limite sur le terrain électoral dans l’évolution des rapports de forces entre la gauche – le mouvement ouvrier – et la droite, après les expériences de la gauche au gouvernement mais, en même temps, elle masque les différenciations profondes qui se produisent de part et d’autre.
Dans le maintien des résultats de droite, il y a un pôle dynamique et une radicalisation à droite, entraînée par la montée du Front national.
Dans le maintien global de la gauche, il y a le gonflement continu du Parti socialiste et, en revanche, l’effritement, pour ne pas dire l’effondrement, du Parti communiste maintenant réduit à moins de 7 %, sans qu’apparaisse encore un pôle dynamique de reconstruction, de remobilisation, qui donne une impulsion dynamique à une radicalisation à gauche. En un mot, d’un côté il y a la poussée du Front national qui déplace nettement le centre de gravité à droite, de l’autre côté, il y a plutôt la poursuite de la déstructuration du mouvement ouvrier, sur le plan syndical, et surtout, les menaces que font peser sur les positions du mouvement ouvrier, les résultats de ces élections, s’ils devaient se confirmer aux municipales par exemple.
Il y a là le risque d’une hécatombe des municipalités les plus traditionnelles du Parti communiste et, en revanche, d’une apparition substantielle sur le terrain municipal, c’est-à-dire, d’un enracinement institutionnel du Front national.
Inprecor : Peux-tu revenir sur la poussée spectaculaire du Front national, même par rapport aux législatives de 1986 avec, notamment, l’apparition massive de ce parti dans ce qui était tout de même des « bastions » traditionnels du mouvement ouvrier, je pense en particulier à toute la banlieue parisienne, la « ceinture rouge ».
Daniel Bensaïd : Tout le monde a souligné, en plus du score « brut » de 14,39 % obtenu par le Front national, la composition clairement populaire de son électorat, sa percée dans des régions ou des villes où, traditionnellement, le Parti communiste était fort. C’était déjà le cas lors des dernières élections pour les quartiers nord de Marseille, cette concurrence vis-à-vis du PC se précise également dans la banlieue parisienne avec des villes qui sont presque des symboles de l’implantation municipale du PC, telles Saint-Denis ou Montreuil, où le Front national devance aujourd’hui le Parti communiste.
Jusqu’à présent, on s’interrogeait sur les limites du Front national, sur son caractère éphémère, sur le fait qu’il s’agissait d’un phénomène strictement électoral et pas d’une structuration sociale.
On insistait donc sur les différences de contexte et de modalité, avec la montée des partis fascistes de l’entre-deux-guerres. Tout cela demeure vrai en termes généraux, mais il s’est tout de même produit une inflexion significative au cours de cette campagne-là, c’est-à-dire que l’accumulation électorale commence à se concrétiser par une présence sociale, une volonté déclarée de la part du Front national, de traduire sur le terrain social, son influence électorale.
Cela s’est matérialisé par la manifestation du Front national pour le 1er mai, qui a tout de même rassemblé plusieurs milliers de personnes ; cela se précisera d’ici un an à peine, avec la tentative de conquérir, et il est en position de le faire, une vingtaine de municipalités, la plus symbolique étant évidemment Marseille, la seconde ville de France, où le Front national fait 28 % et où il a des chances réelles de l’emporter. Mais c’est aussi le cas d’une série de villes importantes où le Front national est le premier parti de droite et donc sera en position de marchander et de faire payer lourdement les autres partis de droite, si ces derniers refusent l’alliance, voire le soutien direct ou caché, au Front national.
Les raisons de cette situation ont été largement décrites : persistance de la crise, du chômage, expression de la frustration sociale, inquiétude ou désespoir de certains secteurs. Mais, si l’on veut prendre réellement ce phénomène au sérieux, tous les ressorts de cette montée doivent être pris en considération. Il y a les racines sociales, c’est vrai, mais il y a aussi des facteurs politiques, c’est-à-dire une frustration devant le déclin de l’impérialisme français. Tout ce qui avait été refoulé, interdit dans la vieille tradition de la droite française, depuis la Résistance, ressurgit. Aujourd’hui les tabous sont levés, les transgressions sont permises et il est symptomatique que cette montée du Front national coïncide avec la dernière des guerres coloniales qui s’engage en Nouvelle-Calédonie. L’impérialisme français n’est plus en condition économique, comme puissance économique internationale, de jouer le rôle qui correspond à ses appétits et ses ambitions sur le plan militaire et diplomatique.
L’horizon de l’entrée dans l’Europe en 1992, accentue ce trouble d’identité politique et je crois que le phénomène Le Pen n’est pas passager et que la véritable riposte ne pourra pas s’en tenir à la défense des institutions démocratiques, même si elle est importante, au terrain parlementaire.
Il faut dire clairement que le Parti socialiste (PS) qui utilise la montée de Le Pen comme instrument de division à droite, pour essayer de détacher la droite « civilisée », celle qui serait prête à collaborer à un régime de centre gauche, joue avec le feu. C’est également vrai sous une autre forme pour le Parti communiste qui, face à la montée de Le Pen, reste enfermé dans une politique sectaire, de division qui s’est encore traduite par la dispersion des ripostes ouvrières le 1er mai. Pour nous, c’est un des problèmes politiques des années à venir.
Inprecor : Les 6,70 % qu’a fait le Parti communiste français (PCF), sont le score le plus bas depuis sa création, depuis 1920. Si l’on regarde les deux phénomènes parallèles, montée du Front national (FN) et baisse du PCF, peut-on dire que le FN remplit aujourd’hui un vide social qu’occupait auparavant Le PC ?
Daniel Bensaïd : S’il est vrai que Le Pen a récupéré une partie de l’électorat du PCF, il ne l’a pas fait forcément en une seule étape. Certains de ses électeurs ont transité par l’abstention, puis ont fini par basculer à droite. Mais Le Pen a également récupéré (sinon on n’expliquerait pas le score de 19 % de Chirac) une partie de l’électorat de ce dernier. Le « réservoir » du FN n’est donc pas le seul PCF, bien que, très clairement, le FN s’adresse et vise l’électorat populaire acquis jusque-là soit au PCF, voire au PS. Il y a une véritable préoccupation explicite de la part des dirigeants du Front national de mordre sur la base sociale et électorale du mouvement ouvrier.
Nous avons évoqué les facteurs d’ordre directement politique ou économique, mais il faudrait y ajouter que c’est le contrecoup de l’énorme déception du contrat non-rempli de la gauche au gouvernement. Au-delà d’un bilan plus que mitigé en matière sociale et de reniement, le fait majeur de la gauche au gouvernement est d’avoir enterré de ses propres mains, tout espoir de changement et de réponse d’ensemble à la crise. Ce qui se traduit aujourd’hui par le fait que Le Pen apparaît – même si on ne sait pas très bien sur quoi – comme quelqu’un qui défend, dans une campagne électorale totalement vide de projet, des « valeurs », bien évidemment pour nous totalement négatives, mais en tout cas une position claire. Quant au tissu social dont tu parlais, il est évident qu’il y a là une espèce de corrélation entre, d’un côté, la perte d’identité de classe qu’incarnait et entretenait le PCF pendant des années, cette fierté, cette dignité d’être ouvrier. C’était le sentiment d’appartenir à une collectivité, le monde du travail, les travailleurs, la classe ouvrière, qui était valorisé, qui donnait aux gens qui en étaient membres, conscience de leur importance, de leurs droits, de leurs propres valeurs. Avec l’effritement auquel nous assistons, la recherche d’identité est troublée par les mutations de la crise, par l’entrée dans l’Europe, elle se replie sur l’affirmation des valeurs nationales les plus traditionnelles ce qui, d’ailleurs va poser des problèmes à la bourgeoisie. Car entrer dans l’Europe avec cette montée du nationalisme est lourd de contradictions et de crises possibles. Mais, en tout cas, c’est la reconstitution complètement mythique, fallacieuse et imaginaire, de réflexes d’identité et de solidarité, qui ont été détruits ou abandonnés par le mouvement ouvrier.
Du côté du PCF, la question est grave. Il est symbolique que ce soit le plus mauvais score du PC même par rapport aux grandes années sectaires de 1930, mais, surtout, ce déclin électoral risque d’avoir des effets cumulatifs, en chaîne, sur tous les niveaux de l’appareil. On imagine mal que le PC réduit à la portion congrue dans la vie politique puisse très longtemps maintenir une hégémonie aussi absolue sur la CGT, qui reste le premier syndicat. De la même façon, avec le système électoral actuel, et à moins que le Parti socialiste ne fasse des cadeaux au PC, il risque purement et simplement, dans un premier temps de ne plus avoir de groupe parlementaire pour lequel il faut 30 députés, et ensuite de subir des coupes sombres dans le réseau des municipalités qu’il contrôle depuis longtemps. Nous pouvons assister à l’écroulement d’un château de cartes, de la base matérielle, sociale, d’une partie de l’appareil. Il faut y ajouter ces derniers jours, les critiques explicites des organes soviétiques en direction du PC ce qui, sans anticiper, peut annoncer un lâchage du PC par l’Union soviétique. Pour quel projet, c’est une question qui reste ouverte. À l’évidence, dans la politique européenne, les Soviétiques peuvent être intéressés à développer leurs rapports avec la social-démocratie ou l’euro-gauche du Parlement européen et à entretenir des liens avec de petits partis communistes mais qui seraient essentiellement des groupes de pression à la périphérie d’une social-démocratie hégémonique.
Inprecor : La LCR a soutenu la candidature de Pierre Juquin en commun avec d’autres organisations, notamment le courant rénovateur communiste. À franchement parler, tout le monde a été un peu déçu du score qu’a « fait » Juquin lors de ces élections, même s’il faut nuancer cette appréciation quand on regarde dans le détail les résultats.
Daniel Bensaïd : Du point de vue électoral, on peut dire qu’il y a non pas une déception, mais le constat que la candidature de Juquin n’a pas occupé tout l’espace politique et électoral qu’elle laissait espérer, qu’elle pouvait d’ailleurs occuper, même si l’on ne pense pas qu’une candidature et un rassemblement récent autour d’elle, qui ne reposent que très indirectement et très partiellement sur un élan social, c’est-à-dire la référence aux luttes de l’hiver 1986, pouvaient très rapidement réussir une percée électorale. Par contre, ce que l’on pouvait attendre, c’est que la candidature de Juquin rassemble environ un million d’électeurs, c’est-à-dire aux environs de 3 %. Autrement dit, la marge de progression sur laquelle repose la déception, pour être sobre et précis, c’est 0,5 ou 1 % de plus qui aurait été possible.
C’est important, parce que c’est de là que peut partir un regard critique sur le bilan de la campagne. Tu mentionnais l’inégalité des scores de Juquin, c’est que derrière la moyenne nationale de 2,1 %, il y a des inégalités importantes qui n’existent pas, par exemple, dans les scores de Lutte ouvrière. Juquin fait des scores de 3,5 %, 4 voire 5 %, dans certaines villes ou banlieues où il a effectivement mordu réellement sur l’électorat du PC, là où la crise du PC est très forte, dans le Finistère en Bretagne où il égale le PC, c’est également le cas dans le Doubs, l’Est de la France, ou dans certaines grandes villes comme Toulouse, où il n’y a que 1,5 % de différence entre Lajoinie et Juquin. Mais ces résultats inégaux confirment que les réserves électorales de Juquin se situaient dans la mouvance de l’électorat communiste, voire parmi les électeurs communistes qui s’étaient détachés lors des précédentes élections, du Parti communiste.
La conclusion que l’on peut en tirer, c’est que la tentative de viser plusieurs électorats dispersés, de donner une image hybride, n’a pas été « payante » électoralement, car elle était erronée politiquement.
On peut bien sûr chercher à élargir aux mouvements sociaux, nous sommes pour, mais à partir d’une identité et d’un projet politiques assez clairement tracés et définis, ce qui ne fut pas le cas, et c’est là que se situent les carences de la campagne. Évidemment, ce résultat électoral a des inconvénients, il freine, il limite l’élan qui pouvait se dessiner à partir de la candidature, qui ne se cantonne pas aux élections, qui devait aller au-delà. C’est l’aspect critique, mais ce dernier nuance, sans les annuler tous les aspects positifs de cette première expérience.
Nous ne regrettons pas, quant à nous, de nous y être engagés. Le résultat électoral, bien que décevant, est honorable voire bon, dans certains secteurs ou certaines régions. Deuxièmement, autour de la candidature, il y a un courant unitaire qui a renoué avec un certain nombre de questions qui vont devenir clés dans la nouvelle situation politique, qui s’est réarmé sur des éléments de principe brouillés ou bradés par la gauche au gouvernement. Il a pris ses distances avec le « réalisme » gouvernemental, les politiques de gestion, que ce soit sur la question de la force de frappe, du droit de vote des immigrés, sur quelques revendications clés telles les 35 heures sans diminution de salaire, ou sur le soutien à la lutte d’indépendance kanake. Cette réaffirmation au plan électoral s’est aussitôt traduite en action au lendemain des élections puisque le 1er mai, le courant qui s’est retrouvé derrière Pierre Juquin aux élections, a été également au cœur de la mobilisation pour imposer un 1er mai unitaire contre Le Pen et sur les revendications. Ce courant a également été le premier à manifester dans la rue contre le massacre du colonialisme français en Kanaky. Je crois que nous avons là la vérification que les questions, les thèmes, les valeurs, mis en avant dans la campagne de Pierre Juquin, pris au sérieux, constituent les bases ou, au moins, les éléments clés pour remettre en mouvement une mobilisation militante, radicale, indépendante des partis traditionnels et échappant à la politique réformiste classique des partis majoritaires dans la classe ouvrière. C’est un point réel dans les comités, que l’on vérifie partout nationalement.
Inprecor : Mais il semblerait que les législatives anticipées, conséquence de la dissolution de l’Assemblée nationale décidée par François Mitterrand, aient un peu mis à mal ce cadre unitaire des comités, je pense notamment à la décision des rénovateurs de faire cavalier seul en refusant les candidatures unitaires ?
Daniel Bensaïd : Sur la base de ce que je viens de décrire, il était prévu de préparer une première rencontre de bilan des comités fin juin et d’essayer de tracer en commun des perspectives pour la rentrée de l’automne 1988. Or, le mouvement encore fragile et embryonnaire a été tout de suite percuté par les reclassements consécutifs à la campagne électorale, et notamment par la première épreuve que constituent les élections législatives anticipées qui résultent de la dissolution de l’Assemblée. Évidemment ces législatives sont de loin favorables au Parti socialiste qui en a l’initiative. Elles lui permettent de pousser l’avantage sur le terrain électoral, d’affirmer la politique d’ouverture au centre et, en même temps, de cueillir à froid aussi bien les partis de droite qui n’ont pas le temps de se réorganiser, que les partenaires de gauche du Parti socialiste.
À droite, nous allons voir ce qui va se passer, puisque dans un premier temps, ces partis ont serré les rangs autour d’une coalition commune rassemblant l’UDF et le RPR, mais les problèmes pour eux viendront vraisemblablement au second tour, dans les négociations en fonction de la place qu’occuperont les candidats du Front national.
À gauche, pour le moment, le PS a essayé dans un premier temps d’ouvrir et de laisser de la place, des circonscriptions gagnables, aussi bien à ses alliés potentiels du centre qu’à gauche, c’est-à-dire d’élargir la majorité présidentielle, principalement au centre, mais en cherchant une caution à gauche pour donner une image symétrique de l’ouverture. Il s’est adressé à Pierre Juquin, aux militants de son mouvement, au PC, au PSU, aux écologistes, etc. Il voulait faire un grand mouvement d’aspiration dans une nouvelle majorité présidentielle, mouvement qui n’a pas abouti jusqu’à présent. Les alliances au centre sont restées limitées, le PC a récusé les propositions du PS, en disant qu’il se présentait et que le PS devrait voir ensuite s’il se retirait ou se maintenait face aux candidats communistes, et il en a été de même dans la position adoptée par la direction de campagne de Pierre Juquin.
La décision a été prise de présenter des candidats mais de ne pas négocier avec le PS et de ne pas servir de caution de gauche dans une opération de soutien à la majorité présidentielle. Cette première épreuve politique, qui n’était pas majeure, a néanmoins suffi à faire voler en éclats, à mettre en évidence les réponses divergentes ou centrifuges dans les forces engagées autour de la campagne de Pierre Juquin. D’une part, les rénovateurs communistes ont hésité. Après avoir eu la tentation de présenter des candidats sous leurs propres couleurs, ils ont finalement décidé de mener campagne dans les comités pour qu’il n’y ait pas de présentation de candidats, avec plusieurs arguments.
Certains sont d’ordre d’efficacité électorale qui peuvent être réels : difficultés matérielles et financières à mener une campagne aussi rapide ; la possibilité que dans une campagne électorale aussi courte et le bref état de grâce électoral prévisible du PS, le résultat soit plus que médiocre et vraisemblablement inférieur à celui de la campagne Juquin, etc. Mais, en réalité, le principal argument des rénovateurs tient surtout aux expectatives et aux espoirs qu’ils peuvent nourrir du côté de ce que l’on nomme la nouvelle vague d’opposition, la rénovation interne, du Parti communiste.
Il y a déjà eu plusieurs appels signés ; la fermentation prévisible au sein du PC commence à se manifester, pas encore de façon explosive, pour cela il faudra attendre sans doute après les législatives, mais cela est suffisant pour que les rénovateurs fassent le choix prioritaire de se tourner vers l’opposition dans le PC, avec en contrepartie, une prise de distance, non seulement avec Pierre Juquin et les comités qui ont mené la campagne, mais vraisemblablement aussi, envers la Ligue.
Tout cela est peut-être très conjoncturel, peut fluctuer très vite, mais pour le moment, nous assistons plutôt à une prise de distance générale des rénovateurs pour être, d’après eux, en position plus avantageuse de dialogue avec l’opposition interne. D’un autre côté, certains partenaires, au PSU notamment, ont manifesté la tentation de répondre positivement aux sirènes du PS, c’est-à-dire de négocier, de mettre à l’épreuve la volonté d’ouverture du PS, en prenant au mot les offres de dialogue et d’ouverture, en présentant des candidats dans des circonscriptions laissées en jachère par le Parti socialiste.
Tout cela a contribué à tirer à hue et à dia les composantes de la candidature Juquin bien que, globalement, dans les comités, se soit dégagé un courant largement majoritaire en faveur d’une position, que par ailleurs nous défendions, qui était de présenter dans la limite de nos forces, sans en faire une opération de grande envergure, des candidats sur la base des acquis de la campagne présidentielle, sur les mêmes axes, ce qui se traduit par la présentation d’une quarantaine de candidats, se situant clairement en dehors de « la majorité présidentielle ».
Nous pensons qu’il était important de maintenir – même dans des conditions peu favorables – cette démarche-là, même par rapport aux développements de l’opposition dans le PC, qui est jusqu’à maintenant, pour le peu qu’on puisse en voir, un mélange de protestation sur le manque de démocratie, l’absence de démarche unitaire, mais qui est encore une nébuleuse dont peuvent sortir aussi bien des courants unitaires à la gauche du PC et du PS, que des courants unitaires à la charnière de ces deux partis, refaisant une opération du type Fizbin en 1981.
Tout cela est ouvert et, à notre avis, la meilleure façon d’interpeller les divers courants à l’intérieur du PC, et les amener à se clarifier sur les questions fondamentales, c’est de maintenir sur le terrain politique une démarche en toute occasion, que ce soit en termes de lutte ou en termes électoraux, mais qui trace au moins la continuité en termes d’une politique différente, telle qu’elle a été amorcée au cours de la campagne Juquin. La présentation de ces candidats se fait à une échelle modeste mais c’est finalement la meilleure façon pour persévérer ensemble et éviter la dispersion qui s’est dessinée à la première difficulté.
Inprecor : Comment peut-on analyser les résultats des Verts ? On peut maintenant penser que l’électoral de ce mouvement existe de façon traditionnelle même s’il est plus minoritaire que dans d’autres pays. Waechter, avec ses 3,9 %, retrouve le score de Brice Lalonde en 1981.
Daniel Bensaïd : Le score des Verts fut une surprise, même pour nous, il confirme la stabilité d’un électorat vert. Les raisons d’un tel électorat sont à rapporter à une tendance générale qui est, par-delà une stabilité apparente, l’effritement du monopole du contrôle des partis traditionnels. Si nous avions en France un véritable scrutin proportionnel, cette tendance s’accélérerait assez vite et assez considérablement, c’est une question ouverte. Globalement, le vote vert représente une méfiance envers les grands appareils et leur bilan.
En même temps, il faut souligner qu’il serait pour le moins hasardeux de confondre l’électorat vert en France et sa signification, avec ce qu’il peut y avoir en Allemagne. Nous avons à faire à un courant très vert pâle, qui refuse de se situer entre la gauche et la droite, par exemple en refusant de se prononcer sur le deuxième tour des élections et qui, plus généralement, rejette toute référence et tout lien avec le mouvement ouvrier. Or, autant nous pensons que le mouvement ouvrier doit prendre à bras-le-corps les problèmes du progrès, de l’écologie, de l’environnement, autant une orientation politique qui en resterait là devant les enjeux de société qui sont posés derrière les élections, devant la montée du Front national, est une diversion d’énergie par rapport à ce qui va devenir nécessaire en termes de mobilisation et en référence au mouvement ouvrier. Il n’y a pas de courant militant vert, il y un phénomène électoral et, à la différence de ce qui a pu se produire dans d’autres pays, au vu du spectre des forces qui existent déjà en France dans le mouvement ouvrier, le Parti socialiste, le Parti communiste même affaibli, mais aussi avec la Ligue, les communistes rénovateurs, les courants rassemblés derrière la candidature de Juquin, ou même Lutte ouvrière, je ne pense pas que l’on puisse assister à un phénomène comparable au phénomène allemand.
En ce qui concerne Lutte ouvrière, là encore, c’est un bon résultat, du point de vue de cette organisation, sur une campagne qui est assez sectaire, mais donne là une image d’une campagne radicale, de rejet de la politique traditionnelle, politicienne, du retournement de veste du PC et du PS et qui manifeste l’existence d’un électorat protestataire, populaire, radical, polarisé autour de Lutte ouvrière. Cet électorat, à la différence de celui de Juquin, correspond à une moyenne nationale, département par département les scores sont presque équivalents, dans les régions rurales comme dans les régions industrielles.
Il faut dire que dans la dernière phase de la campagne Juquin, à la télévision, dans les médias, ce dernier a tenu un discours assez peu précis sur son projet politique, voire ambigu sur sa situation postélectorale vis-à-vis du PS, les sollicitations pour entrer ou ne pas entrer dans un gouvernement de gauche. Je ne pense pas que cela soit quantifiable électoralement, mais nous avons vu autour de nous, de façon non exceptionnelle, des militants ou des électeurs, initialement intéressés par la candidature Juquin, retourner dans les derniers jours à un vote Lutte ouvrière, sur une image plus claire, sans ambition politique, mais d’honnêteté et de persévérance dans la défense des intérêts ouvriers. Cela pose de toute façon un problème pour l’avenir. Un meilleur résultat de Juquin aurait jeté les bases pour, à partir de là, s’adresser aussi bien à une partie de l’électorat du PC et du courant écologiste, comme à Lutte ouvrière pour mettre tous ces courants face à leurs responsabilités face à la montée de Le Pen, à l’échéance des Européennes où il y a un scrutin proportionnel par liste, et où il serait possible et envisageable de franchir un pas dans l’expression d’une force crédible à la gauche du Parti communiste et du Parti socialiste et profondément enracinée dans les mouvements sociaux.
Aujourd’hui ce problème demeure posé, y compris par les résultats de Lutte ouvrière. La somme Juquin-Lutte ouvrière donne un électorat qui oscille entre 4 et 5 %, et talonne, malgré sa division, l’électorat du PC. C’est un véritable défi : serons-nous capables, non par des combinaisons électorales bien évidemment, mais par une combinaison politique, une concertation assidue, des expériences communes dans les luttes ou les mobilisations, comme celles de la Kanaky, de la défense des immigrés, ou des revendications sociales, de créer l’élan suffisant pour que ces forces-là, par exemple, se rassemblent à l’occasion des prochaines élections européennes. C’est un enjeu, vers lequel il faut travailler.
Il faut ajouter, car nous avons beaucoup parlé d’élections, et sans toutefois en tirer des conclusions hâtives, que ces élections présidentielles se sont situées dans un contexte assez « bizarre », en ce sens où il n’y a pas eu sur le plan social de trêve électorale, que la période électorale a été marquée par une vague de grèves suffisamment dures, longues et significatives, dans des entreprises de la métallurgie comme Chausson, des secteurs de pointe comme la Snecma – qui fabrique des moteurs d’avions – ou bien Michelin, ce qui manifeste que les travailleurs n’ont pas les mêmes illusions ou le même espoir que la victoire électorale de Mitterrand résoudra leurs problèmes. C’est là une des différences avec 1981. Cela confirme l’amorce d’une remobilisation commencée à l’hiver 1986. Nous avons là tous les éléments pour que la situation qui s’ouvre à partir des élections, soit marquée par l’instabilité politique et des luttes sociales dans lesquelles pourront être testés les projets des uns et des autres, avec peut-être, des accélérations dans les définitions de ces projets.
Propos recueillis par Ariane Merri, 25 mai 1988
Inprecor, n° 267 du 6 juin 1988