Terrorisme et révolution

Après l’attentat de Lod et l’arrestation d’Andreas Baader

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Le Monde du 26 mai titrait son éditorial : « Des bombes en Europe. » Depuis, l’attentat sur l’aéroport de Lod, l’arrestation en Allemagne d’Andreas Baader, l’un des principaux dirigeants de la Fraction armée rouge, a occupé une place de choix dans l’actualité. La presse bourgeoise et la presse du mouvement ouvrier réformiste glapissent à l’unisson et dénoncent le spectre du terrorisme. L’étiquette est commode. Par le procédé classique de l’amalgame, elle permet d’escamoter le problème fondamental de la violence révolutionnaire qui se trouve posé avec une acuité nouvelle au moment où le génocide impérialiste se déchaîne au Vietnam, où la torture est érigée en système de gouvernement au Brésil, où la bourgeoisie française même commence à armer ses tueurs à gages des Sac et CDR.

Banditisme d’hier et d’aujourd’hui

L’action minoritaire, voire solitaire, ne peut pas être jugée hors de son contexte social. Dans un petit ouvrage récemment publié aux éditions Maspero, Hobsbawn dégage les caractéristiques essentielles du banditisme social agraire. Les bandits d’honneur, d’origine paysanne, expriment une profonde résistance populaire au développement du féodalisme puis à la pénétration du capitalisme dans les campagnes. Représentants d’une petite paysannerie incapable de briser le système qui les étrangle, ces bandits sont condamnés à une certaine solitude. Leur action est une protestation désespérée. Les masses peuvent s’y reconnaître, le succès que leur accorde la littérature populaire l’atteste (de Robin des Bois aux haïdouks de Roumanie évoqués par Panaït Istrati) ; mais elles ne peuvent y participer directement.

En revanche, il n’est pas rare de voir ces bandits prendre place dans le combat révolutionnaire quand le prolétariat parvient à prendre la tête d’une lutte d’émancipation nationale ou sociale. Mao Tsé-Toung, durant la longue marche, a drainé et rééduqué un nombre non négligeable d’entre eux. En Russie, la collaboration entre les bolcheviques et les groupes de hors-la-loi du Caucase dans les grandes expropriations de 1905 à 1914 est restée célèbre. Ainsi que la participation des plus célèbres bandits des Aurès à la révolution algérienne, ou que le rôle pris par Pancho Villa dans la révolution mexicaine.

La classe ouvrière n’a pas exprimé sa résistance au capitalisme sous la forme d’un banditisme urbain analogue au banditisme agraire. Si une certaine forme d’anarchisme, celui de la bande à Bonnot, paraît s’inscrire dans sa tradition, il s’inscrit aussi d’emblée dans un courant politique qui exprime plus qu’une contestation de l’ordre social existant : le projet de sa destruction, même si ce projet débouche sur l’utopie. Davantage qu’un banditisme ouvrier, le capitalisme ascendant a développé dans les villes le gangstérisme qui, loin de contester la société capitaliste, s’installe en son sein pour mieux s’en nourrir. Le banditisme agraire constituait une résistance à l’oppression ; le gangstérisme n’est qu’une forme de parasitage du capital, sans sympathie populaire.

Ce qui apparaît aujourd’hui, au-delà du cas limite de la bande à Baader, c’est une nouvelle forme de contestation sociale qui constitue déjà en partie un phénomène international. Une série de couches sociales, techniciennes, intellectuelles, étudiantes, se trouvent à cheval sur la ligne de partage entre bourgeoisie et prolétariat. Le mouvement ouvrier sous ­domination du réformisme stalinien ou social-démocrate ne leur permet pas d’exprimer leur rupture radicale envers la société pourrissante, envers ses valeurs hypocrites, envers sa violence légalisée. Il entre à coup sûr une part de désespoir dans le développement du terrorisme urbain. Les groupes qui se lancent dans ce type d’action constituent des microsociétés, vivant à l’écart de la société officielle, justifiant leur action par un projet révolutionnaire qu’ils n’ont pas les forces de faire aboutir, faute de liens réels avec les masses. Le seul lien est celui de l’encouragement par l’exemple et non la résistance organisée à l’exploitation capitaliste.

S’il est authentique, le document des Tupamaros (MLN) publié par la police uruguayenne confirmerait ces hypothèses. « Le MLN demeure une organisation séditieuse, mais non révolutionnaire », déclarerait ce document autocritique. Autrement dit, il s’agirait d’un mouvement de contestation violente, assuré d’une large sympathie dans les masses, mais incapable jusqu’à présent de les organiser pour un assaut décisif contre le pouvoir d’État bourgeois.

Il est clair pour nous qu’au lieu de hurler au terrorisme, le rôle des révolutionnaires est d’abord de montrer les responsabilités de la société capitaliste, société de violence légale et organisée ; ainsi que la responsabilité d’un mouvement ouvrier qui capitule devant ses tâches historiques.

Violence minoritaire et violence de masse

Mais le problème n’en reste pas là. Si la dénonciation du terrorisme prend une telle place dans la presse bourgeoise, c’est que la violence minoritaire de certains groupes met en évidence la vulnérabilité d’un système qui se voudrait sans faille. Les travailleurs donnent chaque jour l’exemple : en montrant qu’une grève bouchon dans un atelier peut paralyser une usine fortement automatisée. Les Vietnamiens donnent le même exemple à une tout autre échelle : en tenant en échec le plus formidable appareil de destruction équipé d’ordinateurs, de bombardiers géants, d’appareillages électroniques. Les enlèvements, les détournements d’avions contribuent également à démontrer que plus le système capitaliste se centralise, s’organise, s’automatise, plus il est à la merci du grain de sable.

Pour les révolutionnaires, le problème que pose l’action de la bande à Baader n’est pas celui d’un jugement moralisateur, mais celui des liens qui peuvent s’instaurer entre la violence de masse et la violence minoritaire. Un premier exemple, particulièrement éclairant, nous en est donné par les luttes dans l’entreprise. Il est clair en effet que l’occupation d’usine, qui mobilise une masse de travailleurs pour contrôler les moyens de production et passer éventuellement à la gestion active, a une signification largement supérieure à la séquestration d’un cadre ou d’un patron. L’occupation s’attaque à la racine du pouvoir patronal, la propriété des moyens de production, la séquestration ne s’attaque qu’à la personne physique d’un oppresseur facilement remplaçable. Mais si la séquestration exprime une colère réelle, si elle n’est pas présentée comme une fin, une révolte à l’état pur, mais comme un moyen pour briser la passivité des masses, leur résignation, en commençant par renverser les idoles hiérarchiques, la séquestration peut être une initiative juste que les travailleurs doivent défendre, voire dans certains cas impulser.

L’une des dernières actions reprochées par la police à la bande à Baader, c’est l’explosion d’une bombe au quartier général des forces américaines en Europe, ou trois soldats américains ont trouvé la mort. La question n’est pas de principe, mais de tactique. En ce qui nous concerne, nous n’avons pas hésité à recourir à des actions violentes minoritaires, lorsque ces actions étaient reliées à une activité de masse. En décembre 1970, la Ligue communiste soutenait, au moment du verdict de Burgos, l’attaque d’un groupe de militants contre la Banque d’Espagne, mais c’était parallèlement à la campagne de masse menée en faveur des Basques menacés de mort. Nous avons de même mené des actions contre le général Ky en visite à Paris, contre le consulat américain (action qui vaut une inculpation à Alain Krivine) et soutenu les actions menées par des militants contre des firmes de profiteurs de guerre américains. Mais c’est parallèlement à un travail de masse systématique, dans le cadre du Front Solidarité Indochine (FSI) en particulier, en faveur de la révolution indochinoise. Nous avons pris la responsabilité de l’attaque frontale contre le meeting d’Ordre nouveau le 9 mars 1971 au palais des Sports, imposé physiquement notre présence face aux nervis de la CFT à Rennes, dévoilé les plans anti-crise du ministère de l’Intérieur. Mais c’est parallèlement à une campagne d’opinion systématique contre les bandes armées du capital, en particulier dans les syndicats où nous intervenons, en particulier à travers des comités « armée » créés en 1970 pour la défense de soldats du contingent emprisonnés.

Pour nous, les révolutionnaires ne doivent pas attendre le soulèvement des masses pour opposer à la violence quotidienne du capital leur propre violence. Dans les grèves, nous proposons aux travailleurs instruits par l’assassinat d’Overney, de Labroche, menacés par les CRS, d’organiser l’autodéfense ouvrière. Pour prouver que c’est possible, nous donnons l’exemple dans la mesure de nos possibilités. De même que nos camarades espagnols de la LCR popularisent le thème de l’autodéfense ouvrière, mais s’attachent dès maintenant à assurer eux-mêmes la protection des manifestations comme ils l’ont fait le 1er mai à Madrid avec chaînes et cocktails Molotov.

Nous ne pensons pas que la voie choisie par Baader et ses camarades soit celle qui mène à la révolution. Mais nous comprenons qu’ils aient pu le croire, pressés par le déchaînement de la violence impérialiste et désespérés par l’immobilisme du mouvement ouvrier réformiste. C’est pourquoi nous les défendrons d’abord contre leurs juges bourgeois, mais aussi contre les calomnies des bureaucrates apeurés.

Rouge n° 161, 10 juin 1972
www.danielbensaid.org

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