Dérades : Depuis son émergence à la fin du XVIIIe siècle, l’idée moderne de nation fait l’objet des interprétations les plus contradictoires. Notre époque n’est pas en reste puisqu’aujourd’hui cette même idée désigne pour les uns le seul cadre possible de résistance démocratique à la globalisation marchande, et pour d’autres la source de toutes les logiques d’exclusion et de purification. Devant tant de confusion et de malentendus, une définition comme celle de Renan qui fait primer le libre consentement sur tout autre forme d’appartenance (raciale, linguistique, religieuse…), ne vous semble-t-elle pas la plus pertinente ?
Daniel Bensaïd : La conception de Renan me semble en effet l’une des plus acceptables. Elle a le mérite de dénaturaliser la nation, d’en récuser les définitions “ethniques”, qu’il appelle “zoologiques” ou “minérales”. Par là il transcrit ou généralise la conception politique de la nation, issue de la Révolution française, ce qui donne une définition relativement ouverte, débarrassée des critères naturels. De toute manière, tous les exercices d’énumération de critères de la nation (territoire, langue, religion…) sont presque inévitablement tombés dans le formalisme. Le fameux texte que Staline écrivit pendant la Guerre de 14 pour formuler une définition de la nation est l’un des plus formalistes qui soient.
À mon avis, l’approche la plus féconde c’est encore celle qui s’efforce d’historiciser complètement la notion, pour voir comment elle se métamorphose en fonction de configurations internationales, d’appartenances combinées, de définitions de citoyenneté, etc. On peut alors déceler une phase ascendante de la nation, où l’accent est mis sur sa dimension politique. Elle constitue alors une sorte d’élan ou d’étape vers l’universalité. C’est l’apport de la Révolution française à ses débuts. À ce moment-là, l’idée politique de nation défait les appartenances exclusives de clocher. C’est un élargissement de l’horizon. Le principe national au XIXe siècle prolongera cette dynamique, disons “progressiste” (le terme ne m’enchante pas !). Mais très vite, on butte sur la cristallisation des territoires et la mosaïque nationale. C’est d’ailleurs un des mérites d’Hannah Arendt, d’avoir diagnostiqué cette évolution. Elle prévoit une sorte d’involution par la racialisation de la politique et l’ethnicisation de la nation, ce qu’elle appelle la “nation tribale”, corollaire de l’époque de l’impérialisme. Il ne s’agit nullement d’une fatalité organique ni originaire, mais plutôt du contrecoup d’un certain type d’universalisation, impériale et marchande. Le déracinement, le désenchantement, la désintégration sociale qui en résultent nourrissent à l’autre pôle une quête des origines et une naturalisation de la nation. C’est le cœur du problème aujourd’hui.
Dérades : Alors justement est-ce qu’une certaine conception et une certaine pratique de l’État ne pourraient pas avoir pour finalité d’aller à contre-courant de ce processus que vous venez de décrire ?
D.B. : Il faudrait reprendre l’histoire très compliquée des rapports entre État et nation, en particulier en France, puisque ce pays nourrit encore l’illusion d’être dépositaire du modèle de l’État-nation. Cela tient certes à des raisons historiques, notamment au volontarisme et à l’effort de la Révolution, pour homogénéiser et imposer une norme aussi bien géométrique que linguistique, etc. La coïncidence État/nation/territoire s’en est trouvée poussée beaucoup plus loin qu’ailleurs. En vérité, la France, loin d’être le modèle, constitue plutôt l’exception par rapport à l’Europe centrale, aux Balkans ou même à l’Espagne, à la Belgique ou à l’Italie.
En fait, si on ne la prend pas de manière naturelle, la nation apparaît autant comme le produit de l’État que comme son fondement : les États ont aussi fabriqué du national et de la nation par la politique scolaire, par la politique territoriale des frontières, par la politique linguistique. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il y ait coïncidence entre l’État et la nation. Si on pense que chaque nation doit avoir son État, ses frontières, sa monnaie…, on s’embarque dans un processus qui aboutit aux tragédies actuelles. Vouloir reconstruire une correspondance idéale, une homogénéité parfaite entre territoire/peuple/État, sous le vocable de nation, alors que la réalité est celle d’un brassage croissant des hommes et des marchandises, c’est accepter la logique régressive de la purification.
Il est d’ailleurs intéressant de constater que ce qui se passe dans les Balkans a fait évoluer, par exemple, de manière considérable le débat au Pays basque… Certains nationalistes révolutionnaires ont pris peur. J’en connais beaucoup qui étaient nationalistes et internationalistes à la fois… Maintenant ils se disent que s’ils entrent dans cette logique-là, alors ils auront une bataille de frontière avec la Navarre. Ils en arrivent donc à une définition citoyenne : le Pays basque, s’il existe un jour comme nation autonome ou indépendante, en partenariat privilégié avec l’État espagnol ou directement intégré à une Europe politique, sera fait de ceux qui sont là, qui y vivent et travaillent, indépendamment de toute considération d’ethnie ou d’origine. Ensuite se pose bien sûr le problème du bilinguisme. Enfin, les accords de Lisara, qui ouvrent une nouvelle étape du nationalisme basque, parlent d’un processus constituant, d’une sorte d’association volontaire de municipalités, évitant de poser, à ce stade en tout cas, un problème de délimitation de territoire. Ce qui les a amenés à cette idée et au tournant de Herri Batasuna, c’est probablement d’un côté les événements des Balkans, mais il y a aussi une autre raison : comme les Basques sont dans l’Europe, ils ont maintenant une définition très souple d’une nation qui pourrait être en double partenariat, avec l’Espagne et avec les instances européennes. 40 % du commerce du Pays basque se fait déjà directement avec l’Europe, et 20 % avec l’Amérique latine. Ces évolutions montrent bien la dimension historique du problème.
Dérades : Vous portez de toute évidence une grande attention à ce type de questions. Pensez-vous que la pensée marxiste en a jusqu’alors sous-estimé la portée ?
D.B. : Au contraire. Il y a des sornettes assez répandues, du genre “la question nationale est le point aveugle du marxisme”. J’ai plutôt l’impression que c’est les marxismes, dans leur diversité, qui ont produit le plus de réflexions, parfois contradictoires, sur la question nationale. Je pense à Rosa Luxemburg, au débat des révolutionnaires russes avant la Première Guerre mondiale, à Otto Bauer et aux austromarxistes, à Andrès Nin pendant la guerre civile espagnole, plus récemment à Erci Habsbawn, Georges Haupt, Michael Löwy, Claudie Weil, etc. Je pense aussi au livre de Roman Rosdolski qui sortira prochainement en traduction française (aux Éditions de la Passion). Rosdolski était un marxiste ukrainien émigré aux États-Unis autour de la Seconde Guerre mondiale. Son ouvrage est particulièrement intéressant aujourd’hui puisqu’il s’agit d’une critique des positions d’Engels sur les questions nationales en Europe centrale, et notamment… dans les Balkans. La thèse d’Engels, sur “les peuples sans histoire”, poussait l’idée historique et politique de la nation à ses conséquences extrêmes. Il y avait, selon lui, une époque de constitution, où les nations sont progressistes. Les peuples qui ont alors raté le train de la formation des États-nations modernes, l’ont raté définitivement ; et le prendre de manière tardive ne peut produire que des effets pervers ou des accidents catastrophiques.
Deux considérations sont à l’œuvre dans la réflexion d’Engels. La première était conjoncturelle : dans les révolutions de 1848, les Slaves du Sud ont, de fait, joué un rôle complètement réactionnaire. Ils ont fourni en quelque sorte la piétaille du Tsar qui apparaissait comme le gendarme de l’Europe aux yeux des démocrates d’Europe centrale (en particulier hongrois et allemands). La solidarité slave et religieuse orthodoxe aidant, les Slaves des Balkans ont été en gros les mercenaires de la Russie. Il y avait là un jugement politique juste sur le moment.
Mais il y a aussi chez Engels une extrapolation historique qui enferme ces peuples de paysans dans une sorte de condamnation sans appel : puisqu’ils n’ont pas réussi à faire leurs nations quand elles pouvaient jouer un rôle progressiste, ils seraient désormais voués à jouer un rôle réactionnaire. Les formules lapidaires d’Engels sont significatives : “peuples sans histoire”, “ruines de peuples”, etc.
Cela nous conduit à une deuxième considération sur ce qui relève plutôt chez lui de la philosophie de l’histoire : quand on a raté le train du progrès, on ne le rattrape plus, et alors il vaut mieux renoncer à ses revendications. C’est ce genre d’extrapolations historiques que corrige le livre de Rosdolski. Il montre comment la question nationale a resurgi dans les Balkans, au début du siècle, en rapport avec un mouvement social (lié à la création de marchés plus ou moins unifiés dans cette région), et avec l’apparition d’une élite culturelle et linguistique.
Cela soulève un problème qui est aujourd’hui d’une actualité brûlante. Dans le débat entre différents courants, la position d’Otto Bauer concernant les nationalités dans le contexte de l’Empire austro-hongrois est particulièrement intéressante pour nous. Cette position, vertement condamnée à l’époque par Lénine, mettait l’accent (précisément à cause des aspects tardifs que nous venons d’évoquer), sur le contenu culturel (linguistique et scolaire) de la revendication nationale, beaucoup plus que sur sa dimension territoriale-étatique. D’où son hostilité à la revendication d’indépendance, et son idée d’“autonomie culturelle”, pour résoudre les problèmes extrêmement compliqués de l’Autriche-Hongrie à l’époque. Autonomie culturelle, cela signifiait des droits scolaires et des droits linguistiques, sans impliquer nécessairement le découpage d’un territoire qui serait en adéquation avec une nation et un État. Il s’agissait de penser la possibilité d’une réalité étatique plurinationale. Lénine ne voyait là qu’opportunisme et recherche de compromis pour éviter l’éclatement de l’Autriche-Hongrie. Il avait peut-être raison en partie. A posteriori, aujourd’hui, on peut se demander si l’actualité, l’avenir, n’est pas plutôt à des États plurinationaux, avec reconnaissances de droits des minorités s’apparentant à l’autonomie de Bauer. Même la France a aujourd’hui son débat sur les langues régionales… Bauer avait donc peut-être tort politiquement sur la conjoncture, mais probablement raison historiquement.
Dérades : Vous semblez avoir une certaine sympathie pour cette position, et cela nous conduit en effet tout droit au débat actuel autour du communautarisme et de l’articulation nationalité-citoyenneté.
D.B. : Le communautarisme n’est acceptable que s’il s’accompagne de réciprocité, et cette réciprocité suppose au moins une certaine idée partagée de l’universalité humaine, c’est-à-dire l’acceptation de valeurs qui transcendent les valeurs communautaires. Je ne suis pas un spécialiste de Charles Taylor, mais je crois comprendre qu’il a évolué sur ce point, d’un accent initialement très marqué sur le communautaire, vers une prise de conscience progressive de ses dangers. Comme on est toujours pris dans un réseau d’appartenances les plus diverses et partiellement contradictoires, toutes ces affiliations identitaires doivent se conjuguer et se dépasser dans une communauté politique, qui requiert nécessairement une part d’adhésion volontaire. C’est pourquoi il faut mettre l’accent sur la citoyenneté politique.
Aujourd’hui c’est un problème crucial en Europe. Je crois d’abord qu’il faut radicaliser l’idée d’une citoyenneté européenne, qui inclue ceux qui vivent, travaillent en Europe, et pas seulement ceux qui sont d’origine européenne. L’idée de préférence nationale, avancée par le Front national pour la France, a choqué beaucoup de monde. À juste titre, mais les traités européens en vigueur impliquent une « préférence européenne » communautaire, discriminatoire par rapport aux Turcs en Allemagne, aux Maghrébins, immigrés parfois de longue date, etc. Il faut donc radicaliser le droit du sol au niveau européen.
Je crois par ailleurs qu’il faut dissocier nationalité et citoyenneté. Je déplore de ce point de vue qu’autour de l’affaire des sans-papiers, l’attention se soit portée essentiellement sur les problèmes de migration, de circulation, etc., et trop peu sur la réforme du code de la nationalité. Or la réforme Guigou est un mauvais compromis sur le droit du sol, qui ne reconnaît pas la nationalité automatique jusqu’à l’âge de treize ans aux enfants nés en France de parents étrangers. Comme il y a maintenant des voyages scolaires européens, il a donc été question de créer des passeports spéciaux pour enfants, afin que ceux qui n’ont pas la nationalité puissent voyager avec leurs camarades d’école. Toujours est-il qu’à l’heure actuelle, ils n’ont pas le même droit de circulation en Europe que les enfants français. D’où la nécessité de dissocier citoyenneté et nationalité, pour ramener cette dernière à une conception culturelle ou linguistique, « privatisable » à terme comme l’a été la religion avec la séparation de l’église et de l’État. Les gens veulent garder une culture parce qu’ils ont une histoire ? Soit. Il y a eu la guerre d’Algérie. Ce n’est pas si vieux. Des enfants de harkis, ou d’immigrés, ou des immigrants récents, ils veulent pouvoir pratiquer l’arabe, revendiquer leur fierté nationale, et s’impliquer comme citoyen(ne)s dans le pays où ils vivent et travaillent… C’est parfaitement compréhensible et concevable, et même aménageable dans l’espace public, à condition de disjoindre nationalité et citoyenneté.
Dérades : Mais alors, qu’en est-il de la dimension affective de toute appartenance, même politique ? Renan par exemple, à la fin de son Qu’est-ce qu’une nation, écrit : “avoir souffert, joui, espéré ensemble, voilà qui vaut mieux que des douanes communes”. Il ajoute qu’une communauté est légitime à la mesure des sacrifices que les individus sont prêts à consentir pour elle. Un tel critère, renvoyant à la possibilité de la mort, vous semble-t-il avoir une pertinence politique, ou devoir être rejeté comme un relent de romantisme dangereux ou suspect ?
D.B. : Je pense qu’au XIXe siècle on pouvait l’entendre, mais c’est très ambigu parce que des choses éminemment contradictoires s’investissent dans ce qui tourne autour de la revendication d’appartenance. Dans le cas français, il reste, pendant tout le XIXe et le XXe siècles, quelque chose de l’initial révolutionnaire, de cette poussée, de cette aspiration universaliste. Mais, en même temps, cette période est celle de la construction d’une nation moderne colonialiste et impérialiste. Cette contradiction est déjà perceptible dans la manière dont les troupes napoléoniennes furent perçues en Europe. Dans Guerre et paix de Tolstoï, on trouve ce sentiment partagé et contradictoire : d’un côté, c’est l’arrivée des Lumières, mais, de l’autre, il y a le patriotisme russe humilié qui se réveille et tend à la construction d’une nation moderne. À l’époque, ces deux choses-là s’investissent inextricablement dans l’idée de « mourir pour la nation ». Cette idée garde encore la trace d’un héritage d’émancipation, enraciné dans la Déclaration de 1789 ; c’est-à-dire aussi dans sa tension ou sa contradiction initiale (entre l’homme et le citoyen, entre l’humanité et la nation) : jusqu’à quel point peut-on croire que mourir pour la nation, c’est mourir pour l’humanité ?
Maintenant, si on suit rigoureusement le fil historique, je crois que cette portée est épuisée. Il n’y a pas de date précise. Disons qu’autour des révolutions de 1848, s’est produite une fracture repérable. Ensuite, on est vraiment dans l’Europe moderne, celle de l’impérialisme et des conquêtes coloniales. Le rapport à la nation se teinte de plus en plus de chauvinisme. Colonialisme et chauvinisme sont en fait les deux faces d’un même processus. Malgré ses positions internationalistes de jeunesse, le Péguy d’après sa conversion illustre bien ce retour à l’organique au détriment du politique : « Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle… »
Dérades : Arendt remarquait dans l’impérialisme que cette montée du chauvinisme dans l’Europe moderne s’accompagne après la Première Guerre mondiale du nombre de plus en plus important de réfugiés, séparés de leur territoire d’appartenance qui se trouvent être là dans un État qui n’est pas le leur et qui n’ont pour seule qualité que d’être des hommes. Et c’est justement au moment où on a des hommes qui ne sont que des hommes qu’on les traite de manière inhumaine. La notion d’humanité est-elle selon vous une notion juridique et politique ou seulement une notion morale, auquel cas son utilisation par la politique et par le droit serait fondamentalement perverse ?
D.B. : Je crois qu’il faut penser le problème en termes de devenir. Après tout, l’humanité peut très bien devenir un acteur politique, aussi bien dans les représentations que dans les mœurs, mais cela demande une construction institutionnelle. Pour le moment on a des ébauches, dont on peut se demander si elles sont démocratiques ou pas : le fonctionnement de l’Onu, les tribunaux pénaux internationaux, la future cour pénale internationale, etc. Ce sont des éléments d’un devenir politique universel de l’humanité. Mais comme on n’en est encore qu’a une phase initiale de ce devenir-là, le maniement, à mon avis inconsidéré, de la notion d’Humanité majuscule comme source de légitimité politique et juridique, sans médiation des États, au-delà donc de la cosmopolitique kantienne de la « Paix perpétuelle », a des effets extrêmement pervers. Un de ces effets, c’est la confusion, extrêmement dangereuse, de la morale et du droit qu’on a pu voir à l’œuvre lors de l’intervention de l’Otan dans les Balkans. Prenons l’ingérence humanitaire. C’est, nous dit-on, l’humanité contre la souveraineté des États. En fait, il est toujours question de souveraineté : il y a quelques années, pendant la guerre du Golfe, il s’agissait bien de la souveraineté du Koweït ; aujourd’hui, c’est celle des Kosovars contre celle la Fédération yougoslave. À l’occasion de la naissance de l’euro, on nous a dit que ce serait un formidable instrument de « puissance », donc de souveraineté européenne… On est encore dans un monde de souveraineté, et il y a beaucoup d’idéologie dans le recours à la notion d’humanité, qui sert surtout à légitimer la domination des forts, des riches, au nom d’un droit et d’une morale des vainqueurs. Rony Brauman a souvent alerté contre cette instrumentalisation politique de l’humanitaire et contre les équivoques du droit d’ingérence.
Il faut se garder de dissoudre le formalisme juridique (il n’y a pas de droit sans formalisme) dans la morale, car alors s’ouvre le problème sans fond de savoir qui interprète la morale, qui en définit le fondement, qui dit ce qu’est l’Humanité… On ne peut se contenter d’un consensus sur les valeurs, qui évacuerait la question du fondement de l’éthique et le dialogue nécessaire du droit avec la politique. C’est ce genre de raccourci que l’on trouve aussi bien dans le livre de Madelin, Le Droit du plus faible, où il s’agit d’opposer le droit de la personne au droit des institutions, que dans un article de Cohn-Bendit et Zaki Laidi, paru dans Libération, sur l’énigmatique notion de « souveraineté éthique ». Cette bizarrerie conceptuelle peut séduire par son allure apparemment antiétatique et non politicienne. Elle se présente comme une critique (qui fait écho à celle de Madelin), de l’étatisme, de la bureaucratie, du conservatisme des territoires et des nations. Mais la souveraineté est une notion à double tranchant. Certes, d’un côté, c’est la défense des prérogatives d’État, avec toutes ses logiques douteuses de repli sur soi, d’exclusion de l’autre… Mais, derrière la notion de souveraineté, il y a aussi la notion de démocratie et de souveraineté populaire. Alors, qui décide ? Un des effets pervers de cette dérive moralisante et dépolitisante, c’est sa grande congruence avec l’idéologie libérale de la marchandisation « sans frontières ». Il s’agit de dissoudre les corps politiques constitués pour se retrouver, d’un côté, avec les automatismes marchands et, de l’autre, avec une morale ventriloque.
Dérades : Dans une telle situation, comment analysez-vous l’engouement actuel pour l’idée de République ? Ne repose-t-il pas sur une grande confusion des termes ?
D.B. : Cet engouement a sa raison d’être et sa légitimité. Quelqu’un comme Chevènement a diagnostiqué, dès le début des années quatre-vingt, un affaissement du social et un affaissement des références de classe. Il a vu la tradition socialiste battue en brèche ou bradée pour le social-libéralisme. Il en a déduit que, devant la montée de la vague libérale, la ligne de résistance fondée sur le mouvement ouvrier et la référence à Octobre avait perdu son efficace. Il a remonté le temps pour établir une nouvelle ligne de défense républicaine adossée aux acquis de la révolution française. Cette idée a une légitimité historique en France. De plus, elle s’appuie sur un principe politique de citoyenneté contre les conceptions organiques de la communauté nationale. Ce n’en est pas moins une sorte de ligne Maginot illusoire et à certains égards régressive. La République, aujourd’hui, n’a de sens que si son élan initial d’universalité est conjugué au présent, contre les formes de domination ou d’exclusion, que si elle se charge d’un fort contenu social. Sinon, c’est le même piège qu’avec l’idée de nation : la République devient un principe autoritaire et de conservation. Quand on se revendique, d’un côté, de la République et que, de l’autre, on continue à appliquer les politiques libérales de désintégration sociale, il reste la République du pion et du flic. L’aboutissement à la fois stupéfiant et logique de cette logique a été le texte de Régis Debray et de quelques autres dans Le Monde à l’automne 1998 : la République disciplinaire, le dortoir, et la caserne.
Dérades : Qu’en est-il alors de l’internationalisme aujourd’hui puisque l’État-nation est en crise et que la lutte des classes ne semble plus vraiment faire ciment ; qu’est-ce que l’internationalisme pour vous actuellement ?
D.B. : Tout d’abord, il est indéniable que la revendication nationale a un versant démocratique. Que ce soit avec les Basques, les Kosovars ou les Macédoniens, à chaque fois il y a au départ une revendication démocratique. Mais dans le monde réellement existant de la mondialisation impériale, lorsque cette revendication aboutit, on se retrouve souvent avec un « État croupion », sans souveraineté effective, c’est-à-dire en fait un pion du grand jeu entre grandes puissances. Le gouvernement de la Banque centrale de Bosnie est nommé par le FMI, et le Kosovo est désormais un protectorat à durée indéterminée dont la monnaie est le mark. Une sorte de recolonisation paradoxale se développe ainsi. Tout cela est dangereux, mais quelle peut être la réponse à ce cosmopolitisme impérial, si le modèle de l’État-nation est en crise ? On en trouve une, désastreuse, dans le nationalisme ethnique le plus rance, qui va chercher sa légitimité dans la pureté et non dans la communauté politique. Cette tendance déborde largement le cas des Balkans et de l’Europe centrale. Mais on peut aussi la chercher dans une recomposition des espaces et des territoires, en référence à un type de communauté transfrontière : la communauté religieuse. Ainsi, l’Islam apparaît comme une communauté de substitution face à la crise de l’État-nation, dans une région où les découpages nationaux sont historiquement discutables, parce que souvent issus de la domination coloniale. Ces solutions me paraissent également exécrables.
Dans ce contexte, l’internationalisme à mon avis garde un sens, si l’on se réfère à son projet initial au XIXe siècle. Il s’est constitué, à la fois en référence et en rupture (en dépassement) par rapport au cosmopolitisme des Lumières et à l’idée d’une universalité de la raison et de la culture. Il s’agissait de prendre en compte le fait national pour le dépasser. Le fait national, c’est une réalité politique, qu’on ne peut nier ou ignorer purement et simplement. Il n’a pas le même sens chez les dominants et chez les dominés. Cela dit, il faut tendre à le dépasser, et pour cela le vecteur de dépassement ne saurait se réduire à un impératif moral. Il faut une force dont la logique d’émancipation ait vocation à transgresser les frontières. Certes, il existe bien d’autres conflits que le conflit de classe : de sexe, de génération, de culture. Mais ce conflit-là a pour caractéristique irréductible le fait que, pour les prolétaires de tous les pays, de l’autre côté du mur, de la frontière, de la religion… il y a toujours un autre moi-même. La formule tellement critiquée « les prolétaires n’ont pas de patrie », doit sans doute être comprise dans ce sens. Du coup, on n’a jamais affaire à des blocs monolithiques, (religieux, nationaux, etc.) homogènes. Un principe de division interne permet de concevoir un mouvement d’universalisation réelle et concrète.
Cela dit, les difficultés sont réelles et considérables. On objectera que tout cela est fort sympathique et généreux, mais ne s’est pas vérifié puisque le chauvinisme l’a emporté en août 1914 dans le mouvement ouvrier et que le lien national semble l’avoir presque toujours emporté sur le lien de classe. De plus, il est aujourd’hui plus difficile encore de s’orienter dans certains conflits sur des critères de classe clairs. C’est un des gros problèmes avec les Balkans. On peut dire, comme dans certaines guerres d’autrefois : « Prolétaires, il faut fraterniser », mais cela ne suffit pas à répondre aux situations concrètes de libanisation ou de balkanisation…
Voilà donc le problème : est-il possible, dans le monde tel qu’il va, d’imaginer une force sociale qui redonne vigueur à un esprit et à une démarche qui relèveraient l’héritage internationaliste. Je l’espère. Sinon, la polarisation dont parle Debray, entre les empires et les nationalismes ethniques, sera un péril bien difficile à conjurer.
En ce qui nous concerne, pour s’en tenir au domaine du possible, nous avons un exercice intermédiaire à faire sur la construction européenne. Depuis des années, le débat sur les institutions n’a pas avancé d’un iota. Même si je suis partisan d’une citoyenneté européenne, je ne crois pas dans l’immédiat à une Assemblée constituante. Mandater, sur le modèle de la Révolution française, une assemblée dont les députés voteraient à la majorité une constitution pour l’Europe, cela est inimaginable. Que se passerait-il avec tel ou tel pays dont la majorité aurait voté contre ? On ne voit pas dans ce cas comment une telle constitution pourrait avoir force de loi pour un pays donné. La solution est plutôt dans ce que j’appelle « une démarche constituante » (inspirée du processus dont est issue la confédération helvétique) guidée par un principe de subsidiarité démocratique, avec des va-et-vient entre des souverainetés nationales déjà plus suffisantes et une souveraineté européenne pas encore établie (qui soulève d’ailleurs le problème de l’ouverture et de l’élargissement de l’Europe sociale et politique).
On est donc amené à imaginer une double représentation. Ça a existé, y compris en URSS dans les années vingt. Il pourrait y avoir une assemblée européenne aux pouvoirs renforcés, mais en même temps des navettes avec des pouvoirs nationaux qui ne vont pas disparaître du jour au lendemain. La délégation de compétences et d’éléments de souveraineté doit être à chaque fois débattue et consentie avec des possibilités de va-et-vient qui jouent sur une double légitimité : une légitimité européenne en formation, et celle des États membres.
Dérades : L’envahissement actuel de la société par le juridique correspond-il à un dépérissement ou à un renforcement de l’Etat ?
D.B. : La question des rapports du juridique et de l’État est très complexe. Ce qui me paraît important, derrière la juridisation, la manie des procès, les arbitrages de toutes sortes, c’est la montée du contrat, de la transaction privée, au détriment de la loi. Il y a là une privatisation du droit à l’américaine, qui n’affaiblit pas forcément l’État bureaucratique, qui peut être très présent dans tout cela : l’État fédéral américain est tout sauf un État faible. En revanche, ce qui est affaibli par là, c’est la politique et la démocratie.
Certes, il faut du juridique. Par rapport à la morale, le respect des formes et des normes est nécessaire. Le droit doit avoir son autonomie, mais à deux conditions : d’une part, qu’il ne soit pas la contrepartie contractuelle de la logique marchande et, d’autre part, que cette autonomie ne le coupe pas de tout dialogue avec la politique. S’il n’y a plus que du juridique, sans source législative politique, le problème de la source du droit se pose de façon inquiétante. C’est ce qui est en jeu par exemple avec la future cour pénale de justice internationale. L’Onu ne pouvant être considérée aujourd’hui comme un Parlement international, le risque est que la Cour pénale internationale invente elle-même, par jurisprudence, le droit qu’elle va appliquer elle-même. C’est une extraordinaire confusion des pouvoirs législatif et judiciaire. Il faut donc tout faire pour éviter une telle autoproduction du droit indépendamment de son rapport avec la politique et le débat démocratique.
Dérades, entretien réalisé par Caroline Oudin-Bastide et Vincent Grégoire le 21 août 1999 à Paris