Bensaïd, nos illusions, la traversée du brouillard et France Gall

Par Philippe Corcuff

La revue Lignes a été créée en 1987 par Michel Surya. Daniel Bensaïd en a été un compagnon de route. La revue a décidé de s’arrêter avec son numéro 72 de février 2024. Notre camarade Philippe Corcuff a publié le texte ci-après dans cet ultime numéro. Nous remercions Michel Surya de nous autoriser à le reproduire sur le site Daniel Bensaïd.


À Michel Surya, radical et perplexe, perplexe et radical

Rien n’est aussi difficile que de ne pas se leurrer soi-même.
Ludwig Wittgenstein, 1938, Remarques mêlées

Moi si petite, si fragile
Je m'étonne à chaque pas
D'être née dans ce monde là
Trop grand pour moi
Trop grand pour moi
Trop grand pour moi
Trop grand pour moi
Si petite, si fragile
Trop grand pour moi, chanson écrite par Michel Berger et interprétée par France Gall, 1980

Militants radicaux et intellectuels critiques partagent fréquemment une suffisance, quant à leur supposée lucidité, et un surplomb vis-à-vis des « gens qui doutent », chantés si magnifiquement par Anne Sylvestre. En tant que militant radical et intellectuel critique, difficile de me désencrasser de cette suffisance et de ce surplomb qui me collent au cerveau comme le sparadrap aux doigts du capitaine Haddock. Ludwig Wittgenstein a peut-être encore davantage raison pour les chapelles radicales et critiques. Comment faire émerger la France Gall qui étouffe au fond de nous, au fond de moi ? Mes années Lignes, de mai 2010 à novembre 2022, ont accompagné mes tâtonnements en ce sens.

Auto-illusionnisme gluant

Nous – pas mal de militants et intellectuels de la gauche radicale – avons donc traversé l’après-1995 et les années 2000 avec une certaine arrogance et de fortes illusions en poche : l’altermondialisme et un nouvel anticapitalisme auraient été en train de renouveler profondément la gauche. Le glas des deux pôles qui avaient dominé la gauche au niveau international au XXe siècle, le communisme stalinisé et la social-démocratie, avait sonné. Pour cause de la répétition d’impasses autoritaires, voire totalitaires, pour le premier, de conversion au social-libéralisme pour le second. Le temps était venu d’une nouvelle voie. Deux figures ont particulièrement incarné cette éclaircie dans le ciel politico-intellectuel français, que nous avons trop vite interprétée comme l’avènement du printemps : Pierre Bourdieu1 et Daniel Bensaïd2.
J’ai traversé l’après-1995 et les années 2000 avec une certaine arrogance et de fortes illusions en poche. Cependant mon arrogance était de papier et mes poches trouées. Aujourd’hui, Frédéric Lordon semble avoir pris la place de Pierre Bourdieu dans l’espace de « la pensée Monde Diplo ». Et pourtant ses écrits n’ont pas grand-chose à voir avec les fragilités heuristiques du sociologue critique : la morgue à la place de l’exercice patient de la raison, un nationalisme aux accents barrésiens (« l’appartenance nationale » comme « enracinement ») à la place de l’internationalisme (même dénigré), la justification d’un conspirationnisme soft à la place de la pensée critique, la minoration de l’antisémitisme à la place d’un antiracisme exigeant… Un temps coqueluche de « la gauche de la gauche », mais devenu depuis l’aile « libertaire » d’une extrême droite zemmourisée, mon ancien compagnon en universités populaires Michel Onfray ne peut plus prétendre, quant à lui, avoir pris la place de Daniel Bensaïd…
L’hommage rendu à l’ami Daniel à la Mutualité le 24 janvier 2010, après son décès, a-t-il été le moment de la fin de nos illusions, à la manière dont on a dit que les obsèques de Pierre Goldman le 27 septembre 1979 avaient représenté l’enterrement des illusions gauchistes nées autour de Mai 68 ? C’est faire peu de cas des aveuglements des acteurs sur le moment – de mes aveuglements -, de l’entretien narcissique des évidences – de mes évidences -, de la puissance des croyances – de mes croyances -, en janvier 2010 comme en septembre 1979.
L’ami Charb dessinait sur scène en clin d’œil à Bensa ce 24 janvier. Qui aurait dit alors que la violence djihadiste lui ôterait la vie le 7 janvier 2015 ainsi qu’à ses amis, qu’à mes amis, de Charlie Hebdo ? Deux jours après, c’est la haine antisémite du djihadisme qui assassine à l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes. Dans son autobiographie militante et intellectuelle3, Daniel rappelle qu’il y avait une étoile jaune dans un tiroir du bistrot populaire tenu par ses parents à Toulouse, pour ne pas oublier le judéocide. Qui aurait dit en janvier 2010 que, dans les années 2020, l’antiracisme serait souvent paralysé à gauche par la compétition tragico-comique entre lutte contre l’antisémitisme (encore meurtrier et actif sur Internet et les réseaux sociaux, de retour du fantasme autour du nom « Rothschild » en ambiguïtés « antisionistes ») et lutte contre l’islamophobie (saturant fréquemment les espaces médiatique et politicien d’obsessions, de burkini en abaya).

Mes années « Lignes »

Les sollicitations de Michel Suraya afin de participer aux numéros de Lignes ont contribué à étayer le parcours erratique de ma cure de désintoxication partielle.
En mai 2010, en me retournant sur la mélancolie d’inspiration benjaminienne de Bensa4, j’ai commencé à décanter une boussole de l’émancipation du brouet des miroitements de l’immédiateté. Et j’ai pressenti combien la joie mélancolique du pari émancipateur avait besoin d’être lestée par une bonne dose de pessimisme. En octobre 2010, la confrontation avec la xénophobie subliminale du « sarkozysme »5 m’a introduit aux dérèglements identitaristes à droite, dans les pas de l’extrême droite. Cependant, je n’ai pas saisi à l’époque que se mettait en place sous nos yeux une « formation discursive » (pour emprunter un concept à Michel Foucault6) confusionniste globale7, qui irait jusqu’à affecter des secteurs significatifs des gauches. Le nez dans le guidon des espérances d’un anticapitalisme renouvelé, je ne pouvais pas voir que le principal ne se passait pas dans notre si « intelligent » camp politique et intellectuel. En mai 2013, en proclamant que « la politique est ailleurs »8, je me rends compte qu’il faudrait, dès maintenant et dans nos pratiques militantes et intellectuelles présentes, retravailler les problèmes de fond d’une politique d’émancipation. Toutefois des bras maigrelets et un écho dérisoire n’aident guère pour ce faire…
En mai 2019, je suis davantage conscient de l’étendue du brouillard idéologique, car j’ai commencé à rédiger La grande confusion9. Lignes m’épaule dans l’arrachement aux manichéismes de ma famille politique. La nécessité de dire adieu, définitivement, à ce que devenait la gauche radicale, prise en tenaille entre des postures gauchistes aussi vaines que grandiloquentes et une complaisance à l’égard des reculs inouïs portés par les mélenchonades, devenait claire à mes yeux. L’incapacité de nombre de militants radicaux et d’intellectuels critiques à simplement voir ce qu’ils avaient sous les yeux, c’est-à-dire le caractère composite du mouvement des « gilets jaunes », avec des saillances émancipatrices mais aussi des reculs identitaristes et complotistes, au profit d’un mythologisation à laquelle le passé stalinien nous avait déjà habitué, en constituait le dernier avatar.
En novembre 2022, Lignes me permet de synthétiser les blessures idéologiques, mortelles pour une logique de l’émancipation sociale à la fois individuelle et collective, de la gauche « républicaine » comme de la gauche « insoumise »10 : la complaisance à l’égard d’un conspirationnisme larvé, teinté de justification d’une islamophobie soft pour la première et d’une minoration de l’antisémitisme, voire davantage, pour la seconde. Quand une politique de l’émancipation est gangrénée par une politique du ressentiment…

Pour une gauche d’émancipation et d’autres « Lignes »

L’extrême droitisation est en marche, en France et ailleurs. Dans l’hexagone, les possibilités que l’extrême droite remporte l’élection présidentielle de 2027 se sont dangereusement renforcées. Elle inspire déjà une part marquante de débats publics identarisés. Et, cerise sur le pudding de notre (auto-)étouffement, la gauche est en miettes, idéologiquement embrouillée et organisationnellement affaiblie.
Nos rêveries d’une nouvelle gauche radicale nous ont détournés d’une double exigence : freiner l’extrême droitisation (et donc prendre conscience du confusionnisme dans nos rangs) et réinventer la gauche avant qu’elle ne trépasse. Un nouvel imaginaire émancipateur est à recréer : associant des courants plus réformistes et des courants plus révolutionnaires, des courants plus institutionnels et des courants plus libertaires. Des courants qui, par la suite, pourront se critiquer et s’opposer, mais sur la base d’un imaginaire partagé qui aujourd’hui va à vau-l’eau. Cette gauche d’émancipation plurielle aura besoin, dans cette tâche difficile, d’autres Lignes… Trop grand pour nous ? Sans doute. Mais l’humilité et le sens de nos propres fragilités pourraient constituer des matériaux de construction inédits. « Résiste / Prouve que tu existes »…

  1. Voir Philippe Corcuff, Bourdieu autrement. Fragilités d’un sociologue de combat, Paris, Textuel, collection « La Discorde » (dirigée par Daniel Bensaïd), 2003. ↩︎
  2. Voir Daniel Bensaïd, Une radicalité joyeusement mélancolique. Textes (1992-2006), textes réunis et présentés par Philippe Corcuff, Paris, Textuel, 2010. ↩︎
  3. D. Bensaïd, Une lente impatience, Paris, Stock, 2004. ↩︎
  4. « Discordances mélancoliques de/avec Daniel Bensaïd », Lignes, n° 32 : « Daniel Bensaïd ». ↩︎
  5. « Xénophobie (subliminale) », Lignes, n° 33 : « Dictionnaire critique du sarkozysme ». ↩︎
  6. Dans Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969. ↩︎
  7. Il m’a fallu dix années pour me coltiner ce que nous n’arrivions pas, ce que je n’arrivais pas, à voir dans les années 2010 : cf. La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées, Paris, Textuel, 2021 ↩︎
  8. « La politique est ailleurs : une promesse libertaire à cultiver pragmatiquement », Lignes, n° 41 : « Ce qu’il reste de la politique (de sa parole, de sa promesse, de son action…). Enquête, mai 2012-mai 2013 ». ↩︎
  9. « 7 thèses pour en finir avec la gauche radicale en France », Lignes, n° 59 : « Les Gilets jaunes : une querelle des interprétations ». ↩︎
  10. « Gauche : Lost in Conspiracy. De dévoiements « républicains » en dérives Insoumises », n° 69 : « Logiques du conspirationnisme ». ↩︎
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