Au Chili, c’est le mouvement ouvrier international qui vient de subir une défaite. Nous l’avions envisagée et nous la redoutions. Car c’est une défaite dont la portée dépasse à coup sûr les frontières chiliennes.
Savoir reconnaître une défaite
Il est encore difficile d’en mesurer les répercussions continentales. Mais, survenant après le coup d’État en Uruguay, en juillet dernier, elles sont à coup sûr importantes ; même si le rapport de forces entre les classes demeurera incertain aussi longtemps que la bourgeoisie n’aura pas infligé de grave défaite à la classe ouvrière argentine qui reste, sur le continent, la force révolutionnaire décisive. De même, la rupture diplomatique, immédiatement annoncée, de la junte avec Cuba, renforcera l’isolement de l’État ouvrier cubain en Amérique latine, isolement qui l’a déjà poussé à se ranger de plus en plus fidèlement sur les positions de la bureaucratie soviétique.
Le coup d’État militaire au Chili constitue donc pour les travailleurs une défaite sérieuse, aux conséquences complexes, qu’il est trop tôt pour étudier.
Il est en revanche irresponsable d’affirmer, comme le fait d’une plume légère, dans l’organe du comité central du PCF, Jean-Pierre Febrer, spécialiste du Chili : « Cela étant, la lutte continue et continuera, sous d’autres formes et dans d’autres conditions. Plus cruelles sans aucun doute qu’au cours des trois dernières années, mais pas forcément plus difficiles » !
À cette dose, et au moment où la junte massacre des milliers de militants, le crétinisme devient de l’inconvenance, de la goujaterie. Et cet hurluberlu désinvolte vantait dans la presse du PC, à l’intention des travailleurs français, les bienfaits de l’Unité populaire.
La résistance porteuse d’espoir
De même qu’il faut savoir reconnaître une défaite, il faut admettre que les conditions, c’est indiscutable (sauf pour Febrer), sont beaucoup plus difficiles. L’âpreté, l’acharnement de la résistance armée qui semble s’affirmer au Chili n’en prennent que plus de signification et de valeur. Les informations parlent de pertes importantes infligées à l’armée, d’attaques de casernes, de sabotages, de foyers de lutte dans les zones rurales. Cette résistance naissante, si elle se consolide, est porteuse d’espoir. Elle peut éviter que la défaite ne tourne en déroute, en écrasement. Elle peut aider le prolétariat chilien à garder confiance et à se relever plus vite.
C’est pourquoi le soutien politique et matériel est à l’ordre du jour, c’est pourquoi nous participons et participerons à toutes les initiatives unitaires pouvant y contribuer. Ainsi, nous étions présents dès le 13 aux premières manifestations dans toute la France ; présents le lendemain au meeting du comité Chili à la Mutualité ; présents lundi dans les débrayages lancés par les syndicats ainsi qu’à la manifestation appelée par la Jeunesse communiste.
Mais, pour nous, cette activité intense de soutien ne doit pas être contradictoire avec l’ouverture d’un débat précis, sans concessions, sur les raisons de la défaite. La chose est trop grave.
Nous ne nous tairons pas
Certains responsables du PCF, l’Humanité, ne manquent pas (ils l’ont déjà fait) de nous accuser de hurler avec les loups, de manquer de pudeur devant les victimes du massacre… Il serait trop commode de nous imposer silence au moment où il est nécessaire d’établir les responsabilités. Non seulement pour le Chili et pour le passé, mais encore pour l’avenir et la révolution mondiale.
Nous pensons que cette défaite est celle du mouvement ouvrier dans son ensemble ; elle est aussi la nôtre parce que nos camarades chiliens n’ont pas été assez forts pour l’éviter et en subissent les conséquences aujourd’hui au même titre et davantage que les réformistes de l’Unité populaire.
C’est d’ailleurs pourquoi nous pensons que le soutien doit être unitaire et sans exclusive. Mais nous ne renonçons pas à la critique, nous ne renonçons pas à tirer les leçons nécessaires.
Ainsi, nous ne voulons pas que la révolution chilienne soit identifiée à l’Unité populaire ou à la personne d’Allende, comme tend à le faire le bureau national du PSU en parlant de « l’espoir que l’expérience de l’Unité populaire a fait naître au cœur des travailleurs du monde entier ». Nous le refusons parce que la politique de l’Unité populaire, son respect de la loi bourgeoise, ses élucubrations sur l’armée, ont conduit à la défaite et trahi l’espoir qu’elle faisait naître. Et Allende n’est pas Guevara.
La révolution chilienne se relèvera, pas l’Unité populaire.
Nous refusons de nous taire parce que nous refusons que l’enterrement silencieux de l’Unité populaire prépare des expériences analogues aboutissant à des résultats analogues. N’est-il pas effarant d’entendre Ellenstein, historien du PCF, confier au journal Le Point : « Enfin, tout de même, il sera plus facile en France d’obtenir l’obéissance au pouvoir légal d’une armée qui, malgré 1958, a de solides traditions en la matière ». À part 1958 (bagatelle !), l’armée démocratique française a derrière elle l’écrasement des Communards par les généraux bouchers du type Gallifet, le corps expéditionnaire du général Weygand contre la Révolution russe, les guerres coloniales d’Indochine et d’Algérie, avec leur cortège de tortures, un maréchal collabo, Pétain, et un général putschiste (de Gaulle) ; sans oublier les candidats dictateurs de Boulanger à Salan… Ellenstein est un historien sans mémoire et un martyr persévérant.
Ceux qui manquent de pudeur aujourd’hui, ce sont ceux qui, par-dessus les sacrifices et les corps des travailleurs chiliens, engagent sans frémir les travailleurs dans les mêmes coupe-gorge sanglants.
C’est pourquoi nous ouvrons le débat.
Rouge, 20 septembre 1973
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