Le philosophe et militant de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) publie Une lente impatience. Il y revient sur plus de trente ans d’engagement politique et intellectuel.
Daniel Bensaïd appartient à une catégorie rare. Celle des intellectuels marxistes qui, à la fin des années soixante-dix, au moment du reflux des mouvements sociaux, n’ont rien renié de la radicalité de leur engagement politique. Plus encore, au cours des années quatre-vingt-dix, Bensaïd a contribué par ses ouvrages et son militantisme à relancer une dynamique de contestation de la mondialisation sauvage. Membre fondateur de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), professeur de philosophie à l’université Paris-VIII, il continue aujourd’hui à sillonner la planète en soutien aux mobilisations contre le néolibéralisme. Une lente impatience1, le dernier livre de Bensaïd, est une forme de bilan politique et personnel des trois dernières décennies. Mêlant l’anecdote à l’analyse de fond, le philosophe en relate les événements marquants sur un mode à la fois subjectif et précis. Entretien.
Le Courrier : Pourquoi ces mémoires ?
Daniel Bensaïd : Je préférerais éviter l’appellation de mémoires. Ce qui convient le mieux pour décrire ce livre, c’est l’idée d’un « paysage », dans lequel entrent à la fois le récit d’une trajectoire personnelle et des chapitres de réflexion, consacrés par exemple à la violence ou au journalisme. L’enjeu étant de transmettre la partie positive de notre héritage révolutionnaire à la nouvelle génération militante, celle d’Olivier Besancenot par exemple. Nous avons certes fait beaucoup de bêtises, mais nous n’avons pas fait que des bêtises…
Le Courrier : D’où vient ce désir de transmission ?
D.B. : J’ai éprouvé le besoin, dès la fin des années quatre-vingt, de revenir sur les bases de mon engagement. Il s’agissait en somme de vérifier si, par-delà les aléas politiques du moment, les fondations étaient solides. Ce processus a abouti à la publication de deux ouvrages : Marx l’intempestif et La Discordance des temps2. Compte tenu du statut de la révolution d’Octobre et du cycle politique qu’elle a engagé dans notre vision du monde, les bouleversements induits par la chute de l’URSS appelaient une remise à plat de nos références. Il est significatif, à ce titre, que les derniers chapitres du livre soient à nouveau consacrés à Marx.
Le Courrier : Quelle est la part incompressible de cet héritage, à vos yeux ?
D.B. : Avant tout, un certain respect pour le militantisme. Le militantisme est une école de modestie, qui consiste à admettre qu’on ne pense ni n’agit jamais entièrement seul. Ensuite, il y a les contenus théoriques, et en particulier la critique radicale du capitalisme. La LCR n’a évidemment pas le monopole de cette dernière, mais on ne peut pas non plus dire que les gens se bousculent pour faire vivre un marxisme critique. Les grandes lignes du projet d’émancipation sociale de Marx, son insistance sur la solidarité et la propriété sociale notamment, sont loin d’être démodés. Il suffit d’ouvrir un journal pour s’en apercevoir.
Le Courrier : Comment jugez-vous la nouvelle génération militante, celle qui s’exprime notamment dans les rassemblements altermondialistes ?
D.B. : Cette génération fait ce qu’elle peut, dans des conditions politiques autrement plus difficiles que celles que nous avons connues. Ses sources de politisation sont différentes des nôtres. Une tendance « libertaire », qu’illustre par exemple la référence au zapatisme, s’y exprime clairement. Nous, nous étions gavés de Marx, Lénine et Trotski. Or ce n’est certainement pas là que la nouvelle génération cherche son inspiration. L’objectif est de faire en sorte que ces auteurs n’apparaissent pas comme des pièces de musée, que des jeunes gens évoluant dans le monde actuel se disent qu’il y a peut-être des choses intéressantes à y trouver.
Le Courrier : Vos activités politiques vous ont conduit à voyager beaucoup, notamment en Amérique latine. Quelle a été l’influence de ces voyages sur votre conception de la politique ?
D.B. : Pour ma génération, les trois expériences politiques fondatrices étaient l’Algérie, le Vietnam et Cuba. Le mouvement communiste international, malgré les grandes divergences existant en son sein, fixait le cadre de notre engagement. Cela dit, notre identification au combat des Vietnamiens ou des Cubains avait quelque chose de « forcé », car les conditions dans lesquelles se déployaient ces luttes étaient différentes de celles qui avaient cours en Europe. Les choses ont sensiblement changé depuis lors. À mon sens, les forums sociaux mondiaux ont modifié la nature de la solidarité internationale. Ils procurent une base matérielle concrète en vue de la convergence des mouvements sociaux à l’échelle planétaire.
Le Courrier : Comment expliquez-vous que la LCR ait perduré là où tant d’organisations d’extrême gauche ont disparu au cours des années 1980 ?
D.B. : C’est un drôle d’agrégat, la LCR. Bien des oppositions de gauche au stalinisme ont reproduit, en modèle réduit, les traits nauséabonds qu’ils combattaient, en particulier le sectarisme et le culte du chef. Or, le comportement anti-bureaucratique et la méfiance par rapport aux mécanismes du pouvoir ont toujours été de rigueur chez nous. Nous sommes une organisation « léniniste libertaire », qui témoigne d’une grande capacité de réaction à la conjoncture politique du moment et est peu encline à rester prisonnière de carcans doctrinaux. C’est cela, à mon sens, qui nous a permis de résister à la contre-offensive néolibérale.
Interview réalisée par le quotidien suisse Le Courrier et publié dans la rubrique culture le samedi 8 mai 2004. Propos recueillis par Razmig Keucheyan
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