Daniel Bensaïd, autoportrait d’un révolutionnaire entêté

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Par Natacha Polony

Le philosophe et idéologue d’extrême gauche revient sur ses années d’activiste et sur ses choix – souvent contestables. Partisan, dans les années soixante, de la violence révolutionnaire, il ne renie rien et poursuit aujourd’hui son combat de militant.

La vocation du militant peut-elle être de se raconter ? L’exercice est périlleux, tant le nombrilisme fut l’écueil de cette génération 68 qui ne cesse de mettre en scène sa jeunesse glorieuse. Mais Daniel Bensaïd n’est pas enclin à la complaisance. Et son parcours ne l’a jamais amené sur le devant de la scène. Contre tous les intellectuels médiatiques, contre ceux qui sont revenus de leurs idéaux et de leurs combats, cette figure de la Ligue communiste révolutionnaire qui se préfère « engagé intellectuel, et pourquoi pas simplement militant, sans nul privilège d’expertise, sur un strict pied d’égalité citoyenne », prend le risque, dans une autobiographie en forme de méditation, de confronter ses choix – bien sûr contestables et contestés – au recul des ans. Une lente impatience est avant tout une réflexion sur ce statut particulier de celui qui décide d’agir, de se tromper parfois, celui qui ne renonce pas à changer le monde.

« Tout est politique », disait-on dans ces années soixante où le jeune Daniel Bensaïd découvrait la violence et l’engagement, avec le massacre de Charonne, ou le pogrom antialgérien du 17 octobre 1961. Les classes préparatoires à Toulouse et l’École normale supérieure de Saint-Cloud, puis le lycée, où il enseigne la philosophie, sont des décors, les à-côtés de cette vie qui se structure autour de la rupture avec le Parti communiste et de la création de la Jeunesse communiste révolutionnaire. Un choix délibéré minoritaire qui durera toujours, et que Bensaïd assume en citant Breton : « Je contredirai d’instinct au vote unanime de toute assemblée qui ne se proposera pas elle-même de contredire au vote d’une assemblée plus nombreuse…]. Considérant le processus historique où il est bien entendu que la vérité ne se montre que pour rire sous cape, jamais saisie, je me prononce du moins pour cette minorité sans cesse renouvelable. »

Plusieurs figures se croisent dans ce récit, plusieurs postures s’affrontent. Le journaliste et l’intellectuel, puisque Rouge, le journal de l’organisation, fut la meilleure des écoles pour des jeunes gens à l’avenir brillant, Edwy Plenel, Bernard Guetta, Michel Field, Patrick Rotman… Beaucoup seront de la cohorte des cyniques ou des prudents, de ceux qui jettent sur la période un regard désabusé ou amusé. La révolution pour rire. Mais, de cette expérience, Daniel Bensaïd retient la noblesse de l’engagement, contre cette objectivité proclamée, cette tyrannie des faits qui marque depuis les années quatre-vingt une époque dépolitisée, et que peut incarner « le journaliste », avec sa « prétention exorbitante à présenter une totalité sans concept, à s’arroger le point de vue de Dieu sans la puissance de la création », avec cette illusion d’un réel miraculeusement affranchi du point de vue, c’est-à-dire de ce qui lui donne sens.

Choisir la révolution plutôt que la réforme, le chemin le plus rapide pour changer le monde plutôt que la lente imprégnation des esprits, la longue pédagogie, c’est accepter le « redoutable devoir de (se) décider failliblement, humainement, charnellement, au risque de se perdre », c’est accepter l’incertitude des raccourcis, et du plus dangereux d’entre eux, l’acte violent. Daniel Bensaïd fut un des partisans de la violence révolutionnaire jusque dans nos démocraties occidentales. Et, malgré ce regard qui est aujourd’hui celui du sage, il ne renie rien.

Alors que les débats autour de l’extradition de l’Italien Cesare Batisti ou de la libération de l’ancienne d’Action directe Nathalie Ménigon montrent à quel point, vingt ans après, la noirceur de ces années est parfaitement étrangère aux générations qui ont suivi, Bensaïd invoque la figure du Che, et l’exécution d’un espion de la dictature infiltré dans la guérilla. Et contre la tendance à psychologiser cet acte destructeur, à le vider de sa substance politique, Bensaïd préfère « méditer sur le choix d’en assumer la responsabilité, plutôt que de se retrancher derrière la chaîne anonyme du commandement ». Mais la différence entre cet acte qui se veut nécessaire et les épopées mortifères d’Action directe ou des Brigades rouges est-elle de nature ou seulement de degré ? Les révolutionnaires, bourreaux ou victimes ? La violence la plus féroce, plaide Bensaïd, n’est pas celle des trotskistes, mais celle des pouvoirs dictatoriaux d’Amérique latine. Le récit de ces vies brisées, de ces idéaux arrachés de l’âme par la torture est empreint d’une immense tristesse. Les militants argentins ont vécu dans leur chair ce que beaucoup, dans la génération 68 en France, ont mimé, et parfois parodié. Intellectuel et militant, intellectuel parce que militant, Daniel Bensaïd, à travers le souvenir des années de plomb comme dans l’évocation de ses oncles déportés par les nazis, part en quête de cette scène originelle où s’est jouée cette aspiration à l’universel. « Identité paradoxale », qui trouve son incarnation dans la figure du marrane, ce « juif par choix mais sans savoir », cet entre-deux « contraint à se désaccorder sans cesse, […] sans jamais pouvoir se reposer dans le confort d’une réconciliation apaisée ». Comme si la non-appartenance, l’exil en sa propre patrie, était la condition de l’insatisfaction devant le réel, de la volonté, malgré les démentis, de mettre en jeu son être, de risquer l’échec, ou pis, la fausse route. Citant Max Weber, Bensaïd définit la politique comme « la vocation de celui qui, lorsque le monde lui semble trop stupide ou trop mesquin pour que l’on puisse encore espérer le changer, ne s’effondre pas et reste

Au fil de ces pages, et malgré les années quatre-vingt-90 et leurs parfums d’acceptation, le philosophe continue son chemin, mi-combattant mi-sage, sous la tutelle des figures emblématiques qui forment dans son œuvre sa trilogie d’élection (Walter Benjamin, sentinelle messianique ; Jeanne, de guerre lasse ; Marx l’intempestif), et veut croire que Besancenot, le petit facteur de la LCR, pourrait être son « quand même ». Après le raccourci de la violence révolutionnaire, celui du porte-drapeau médiatique ?

Une fois encore, Daniel Bensaïd prend le risque de se tromper. Mais le fils du petit boxeur de Mascara, devenu l’un des penseurs de la gauche révolutionnaire, croit plus que jamais, avec obstination et humilité, à la nécessité de l’action. Même si le ton est nostalgique, même si l’espoir suscité chez lui par les mouvements de 1995 ou les combats altermondialistes ne suffit pas à masquer le poids des désillusions, restent la fidélité et la croyance qu’il peut exister non pas une justice absolue, mais « des moments et des actes de justice ». Parce qu’à la manière du dissident polonais Karol Modzelewski Daniel Bensaïd trouve le secret de sa persévérance dans « la loyauté envers les inconnus », dans ce que l’on doit de soi à quelques humains que l’on ne connaît pas.

Natacha Polony
Marianne, 10 au 16 mai 2004


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