Daniel Bensaïd : la mémoire et l’oubli

Daniel Bensaïd est mort en 2010. À l’occasion de la réactivation de ce site, lui rendre hommage et revivifier sa mémoire sont une entreprise salutaire, mais aussi, triste. Car il faut prendre la mesure du trou profond qui s’est creusé au cours de cette période.

Quand Daniel est mort, son nom était synonyme d’idées et d’engagement, de théorie et de pratique, de réflexion et de militantisme. Certes principalement dans les sphères politiques radicales, en particulier celle de son courant politique (la LCR puis le NPA, et la IVe Internationale), mais pas uniquement tant sa vie l’avait entouré d’un profond respect. Au-delà, mis à part quelques articles dans la grande presse, le silence et l’ignorance firent en sorte d’effacer ses traces. Le plus triste aujourd’hui c’est que ce silence semble avoir aussi gagné la gauche radicale qui lui fait rarement référence, tout occupée à sa dernière marotte. Daniel n’est pas le seul à être touché par cette lamentable déshérence ; depuis plus longtemps encore, Ernest Mandel est aussi tombé dans ces oubliettes qui finalement englobent le marxisme révolutionnaire dans ses multiples facettes. Il faut sûrement y voir le contrecoup d’une époque avide de succès rapides et de raccourcis clinquants – d’une époque de réaction, c’est clair aujourd’hui. Mais d’eux se souvient-on quelques temps après ? Qu’en restera-t-il une fois l’écume retombée ? Une terrible discordance des temps (comme aurait dit Daniel) s’est ainsi creusée entre la stratégie de long terme et les préoccupations immédiates ou à plus court terme qui semblent s’ignorer quand elles ne se retrouvent pas carrément dos-à-dos.

Le temps qui passe laisse plus souvent l’empreinte d’une morsure que le souvenir d’une caresse. Comme nous tous, Daniel eut son lot des deux. Les vingt dernières années de sa vie, après le diagnostic de son Sida, furent sans doute les plus dures et les plus riches, car il prit la mesure du temps qu’il sentait urgent de remplir utilement plutôt que de se laisser disperser en écrits, polémiques ou initiatives de circonstance. Ce faisant, il n’avait nullement la volonté (ou l’orgueil) de faire une œuvre ou de marquer son temps, mais il fit les deux.

Quatorze ans après, sa mort reste une morsure douloureuse. Son absence a laissé un vide que ne purent jamais combler tous les enthousiasmes et tous les talents qu’il n’avait pas peu contribué à faire émerger. Sa lucidité, sa si vive intelligence, sa créativité tourbillonnante nous manquent terriblement aujourd’hui.

La période écoulée depuis sa disparition fut fertile en enjeux et en risques, avec la formidable mobilisation pour la défense des retraites et la résistible ascension de l’extrême-droite en France et dans le monde, la résistance opiniâtre de l’Ukraine face à Poutine et la récente explosion de violence en Israël et Palestine.

Elle a été aussi ingrate pour le courant politique auquel Daniel avait consacré sa vie. La gauche révolutionnaire est en piteux état, éclatée, sans boussole et trop souvent hypnotisée par la fausse promesse d’un messie d’occasion. Daniel n’y aurait peut-être pas remédié mais il aurait sûrement stimulé les réflexions et les consciences. Non pas qu’il ait été lui-même indemne d’erreurs politiques et de fautes de jugement – ce qu’il reconnaissait sans embarras. La solidité de ses convictions et l’honnêteté de ses opinions le sortaient quand même assez rapidement de ces faux pas, puis il déployait beaucoup d’efforts pour convaincre et aller de l’avant avec les autres.

En regardant la situation et la politique actuelles, il est difficile de ne pas regretter son regard et sa voix – nets, modestes, aigus et pertinents.

Daniel n’aurait pas hésité à qualifier le Hamas palestinien (mais surtout islamique comme il s’intitule officiellement) de terroriste et d’intensément antisémite. Il n’aurait pas non plus hésité à dénoncer l’écrasement de Gaza par le gouvernement israélien comme une entreprise hautement criminelle. Cette double lucidité semble manquer à beaucoup, même parmi les membres de sa famille politique. C’est sans doute la rançon de l’ingratitude de l’époque. Ces oripeaux de radicalisme de bazar, ne s’appuyant sur aucun argument sérieux, finiront certainement par tomber dans le tourbillon d’une actualité pleine d’étoiles filantes.

Regretter Daniel et ressentir cruellement sa longue absence ne nous fera pas verser dans la nostalgie d’un passé qui fut loin d’être idyllique. Son empreinte reste un repère pour affronter l’avenir, inquiétant à plus d’un titre. Daniel parlait d’une « lente impatience ». Après lui mais avec lui, refusons les pièges de l’anxiété trépidante qui peint le plomb en or.

Rendre hommage à la mémoire de Daniel Bensaïd si longtemps après sa mort peut donner l’impression de l’enterrer une seconde fois en stérilisant sa vie, sa pensée et ses actions comme marqués au sceau d’une logique indéfectible. Il fut tout le contraire : jamais présomptueux ou assénant ses opinions comme des coups de bâton. Il avait la modestie d’un grand esprit se sentant partie prenante d’une entreprise collective, à laquelle il n’hésita pas à sacrifier un peu de son amour-propre.

Qu’il ait eu raison ou tort dans ces cas-là importe peu aujourd’hui. Par contre, ce qui nous importe beaucoup et à quoi nous devrions penser avant de dire ou de faire des choses qui paraissent importantes dans la situation compliquée (pour ne pas dire emmêlée), qui est la nôtre, c’est son acharnement à faire toujours l’analyse concrète d’une situation concrète – pas avec les outils usés d’un empirisme stérile mais avec les instruments théoriques rafraîchis et affûtés d’un patrimoine marxiste critique et ouvert.

C’est en ce sens que son apport reste un chemin ouvert sur l’avenir. Maintenant il faut avancer et voir plus loin, et même plus loin que lui. C’est difficile et nécessaire.

Charles Michaloux – décembre 2023

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