Le philosophe marxiste Daniel Bensaïd, infatigable militant et théoricien de la Ligue communiste révolutionnaire, est décédé ce mardi 12 janvier 2010 à soixante-trois ans. Acteur phare de Mai 68, tête pensante de l’extrême gauche trotskiste et anti-stalinienne, il a publié près d’une trentaine de livres, qui traquent le sens des rendez-vous manqués avec l’histoire à la lumière de Karl Marx, de Walter Benjamin ou encore d’Antonio Gramsci.
Du « Bar des Amis » que ses parents tiennent à Toulouse aux barricades parisiennes de 1968, le parcours intellectuel et politique de Daniel Bensaïd, né le 25 mars 1946, se dessine d’un trait. Il grandit dans l’effervescence des discussions entre militants communistes, qui refont le monde au comptoir de l’établissement familial. À Paris, où à partir de 1966, il étudie la philosophie à l’université de Nanterre et à l’École normale supérieure de Saint-Cloud, il lit et relit Karl Marx, découvre Georg Lukacs, Gilles Deleuze, ou encore Frantz Fanon, et rencontre ses compagnons de lutte, Alain Krivine et Henri Weber. Convaincu que la théorie est vaine sans être soutenue par une action politique organisée, il fonde avec eux la Jeunesse communiste révolutionnaire, rattachée à la IVe Internationale, cette organisation qui porte depuis 1938 la voix du trotskisme. Leurs références politiques sont les guerres d’Algérie et du Vietnam ; ils ont pour idole Che Guevara, et veulent la révolution mondiale.
En Mai 68, Daniel Bensaïd est en première ligne. Mais très vite, la conviction s’impose qu’en France ou dans le monde, l’année 1968 n’est pas celle d’une apothéose, mais une simple répétition de la révolution à venir. Dans la foulée des événements, il écrit avec Henri Weber Mai 68, une répétition générale, qui enflamme les rêves de toute une génération de militants : de même que la révolution russe de 1917 est issue du soulèvement de 1905, la révolution mondiale portée par Mai 68 est imminente, pour peu que se réalise la quatrième des conditions définie par Lénine, à savoir l’existence d’un parti révolutionnaire. C’est chose faite en 1969 avec la création de la Ligue communiste, ancêtre de la LCR. Au début des années 1970, « Bensa » redouble d’activité, d’abord au sein de Rouge, le journal de la Ligue, où militent aussi Edwy Plenel ou Bernard Guetta, puis à travers le monde, qu’il parcourt en moine-soldat de la révolution. Marginalisé par son soutien aux guérillas latino-américaines, il guette le grand soir dans un mélange d’exaltation et d’angoisse.
À force d’attente fiévreuse, il faut se rendre à l’évidence : l’Histoire est en retard. Bensaïd situe le tournant de l’après-68 au milieu des années soixante-dix. Au Portugal, en Espagne, en Italie, les mouvements révolutionnaires connaissent un sérieux coup d’arrêt ; en France, la gauche se montre incapable de se rassembler dans un programme commun, et l’élection de François Mitterrand en 1981 sonne le glas du rêve révolutionnaire. Au terme de ces années 1980, dont la classe ouvrière sort meurtrie et le capitalisme en apparence triomphant, Bensaïd éprouve le besoin de revenir sur les bases de son engagement : « Il s’agissait en somme de vérifier si, par-delà les aléas politiques du moment, les fondations étaient solides », déclarera-t-il dans son autobiographie.
Les rendez-vous manqués avec les événements historiques, loin de désenchanter la pensée, lui apparaissent comme un appel à la philosophie. Il l’enseigne avec ferveur à l’université de Paris-VIII, et relit ses auteurs de prédilection, auxquels il consacre deux œuvres majeures : Walter Benjamin, sentinelle messianique (Plon, 1990), et surtout Marx l’intempestif, Grandeurs et misères d’une aventure critique (Fayard, 1995), complété par La Discordance des temps (Les éditions de la Passion, 1995). À tous ceux qui croient le père fondateur enseveli sous les décombres du bloc communiste, il montre que Marx n’a jamais été aussi vivant, parce qu’il permet de comprendre « le temps brisé de la politique ». Le stalinisme et le maoïsme ont défiguré la philosophie marxiste de l’histoire ; Bensaïd révèle une pensée dynamique, parcourue par les failles, rythmée par les contretemps qui font la matière conflictuelle de l’histoire. Avec Jacques Derrida, il est l’un des rares à oser célébrer la modernité de l’auteur du Capital, soulignant qu’« en articulant des temporalités hétérogènes les unes aux autres, Marx inaugure une représentation non linéaire du développement historique et ouvre la voie aux recherches comparatives ». Persuadé qu’on ne peut agir et philosopher qu’en commun, il construit une œuvre polyphonique, où résonnent les voix d’Ernst Bloch, d’Auguste Blanqui, ou encore de Charles Péguy.
Après Qui est le juge ? Contre la tentation du tribunal de l’Histoire (Fayard, 1999), Daniel Bensaïd développe dans Résistances, essai de taupologie générale (Fayard, 2001) une malicieuse critique du postmodernisme sous l’égide de… la taupe, vieille amie révolutionnaire de Marx (elle « sait si bien travailler sous terre pour apparaître brusquement… ») qui incarne à ses yeux le « refus de se résigner à toute idée que l’histoire serait parvenue à son terme ». Dans son autobiographie, qui porte le beau titre d’Une lente impatience (Stock, 2004), il revient sur les rencontres qui ont scandé son itinéraire politique et philosophique pour y déchiffrer ce qu’il nomme « les hiéroglyphes de la modernité ».
Penseur sensible et obstiné, Daniel Bensaïd est aussi un redoutable dialecticien : en 2007, il publie Un nouveau théologien : Bernard-Henri Lévy (Nouvelles éditions Lignes) qui démonte point par point les sept « péchés capitaux » imputés à la gauche radicale dans le livre de Bernard-Henri Lévy, Un grand cadavre à la renverse. Aux mots qui se perdent sur les plateaux de télévision, il oppose une éthique du militantisme, fondée sur l’humilité – on ne parle et ne pense jamais que dans l’échange avec d’autres – et la responsabilité par rapport à sa propre parole. À Alain Badiou, il reprochera toujours l’absence de bilan critique du maoïsme, et le refus d’organiser l’action politique sous la forme d’un parti.
Ce grand penseur des contretemps de l’histoire voit dans la crise économique et financière qui secoue le monde de la fin des années 2000 un nouveau sursaut du projet révolutionnaire. « Il y a 25 ans, Marx était traité comme un chien crevé dans le meilleur des mondes libéraux possibles. Son spectre souriant est aujourd’hui de retour. Son actualité est tout simplement celle du capital mondialisé », déclare-t-il au Nouvel Observateur en 2009. Très attaché à la notion de représentation politique, il assiste à la mue de la LCR en Nouveau parti anticapitaliste et soutient les mouvements altermondialistes. Il se sait condamné, et aussi que « les mots sont sortis tous malades du XXe siècle » : il consacre son énergie à leur redonner sens, avec Démocratie, dans quel état ? (La Fabrique, 2009) aux côtés de Giorgio Agamben, Alain Badiou, Jacques Rancière, Jean-Luc Nancy et Slavoj Žižek, puis dans Prenons parti pour un socialisme du XXIe siècle (Mille et une nuits, 2009), où il lance avec Olivier Besancenot un appel au « préavis de rêve ».
Le marxisme de Daniel Bensaïd est souvent qualifié d’« ouvert » par ceux qui lui rendent aujourd’hui hommage. C’est que la radicalité de son engagement politique est motivée par une philosophie lucide du Pari mélancolique (Fayard, 1997) où il concluait, à la lumière de Pascal et Mallarmé : « À chaque instant s’affrontent le rationnel et l’irrationnel, les possibles qui accèdent à l’histoire effective et ceux qui en sont provisoirement ou définitivement éliminés. La lutte seule les départage. »
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