Daniel Bensaïd, ou la nécessité d’un recommencement communiste

« Nous avons eu davantage de soirées défaites que de matins triomphants. Mais nous en avons fini avec le Jugement dernier de sinistre mémoire. Et à force de patience, nous avons gagné le droit précieux de recommencer. »

Comment demeurer communiste dans une époque de défaite, en s’évitant la honte d’un reniement qui mène immanquablement au camp satisfait des vainqueurs ? Comment ne pas renoncer à changer le monde quand le projet communiste et la théorie marxiste ont été enrôlés et défigurés par une entreprise d’assujettissement bureaucratique, à l’exact opposé des idéaux émancipateurs initialement portés par le mouvement ouvrier révolutionnaire ?
Si, en 1901, Lénine pouvait faire paraître un texte intitulé « par où commencer ? », dans un contexte russe où il s’agissait de créer une organisation unifiant les multiples foyers socialistes, la question qui donne sens à l’œuvre de Daniel Bensaïd – surtout à partir des années 1980 – serait plutôt la suivante : comment et par où recommencer ? Rien ne lui est en effet plus étranger que l’illusion d’un commencement absolu, qui ne saurait aboutir qu’à rejouer en toute inconscience des débats anciens et à faire passer pour neufs des arguments usés jusqu’à la corde. Recommencer suppose donc en premier lieu de se réapproprier les débats stratégiques qui ont parcouru le mouvement ouvrier depuis les années 1830, de revenir sur les séquences révolutionnaires passées mais aussi les périodes de basse intensité politique et les défaites partielles ou historiques, et à partir de là de construire une mémoire stratégique. C’est pourquoi Daniel Bensaïd s’est constamment efforcé, jusque dans ses textes les plus conjoncturels, et dans les séances de formation qu’il a animées jusqu’à sa mort, de situer les enjeux de toute discussion dans l’histoire longue de la gauche, du mouvement ouvrier et des débats stratégiques qui les ont traversés.

Citant Deleuze, il aimait rappeler que l’on « recommence toujours par le milieu ». Non seulement il est impossible de reprendre la route, vierge de toutes les expériences passées, mais vouloir le faire, c’est se condamner à ne rien apprendre ou à persister dans l’erreur. Il est tout aussi vain de prétendre se dresser sur les épaules des mouvements passés, dans une continuité qui nous épargnerait tout effort de reprise. Nulle illusion, chez Daniel Bensaïd, de cumulativité de la pensée stratégique : les bilans sont toujours à refaire et l’étude du passé ne préserve en rien des pièges que nous tendent des situations historiques singulières. Les décisions et initiatives politiques ne sauraient se fonder sur une science de l’Histoire dont le Parti serait le dépositaire incontestable, mais relèvent d’un « art stratégique », fait de paris raisonnés et d’alliances conjoncturelles dans un contexte d’incertitude irréductible. « Recommencer par le milieu », c’est donc cheminer sur cette ligne de crête définie, négativement, par le refus du ressassement comme de la table rase et, positivement, par la volonté de trouver un point d’ancrage stratégique, au croisement de la théorie et de la pratique. Or, cela suppose pour Daniel Bensaïd de remettre sur le métier une tradition politique, celle du mouvement communiste, en la soumettant à deux questionnements distincts : comment rendre compte des défaites et des échecs, des errements et des déroutes, de cette tradition au XXe siècle ? Et comment faire face aux défis nouveaux que lui imposent les transformations du capitalisme ?
Daniel Bensaïd n’est pas le seul à s’être saisi de ce problème du recommencement. Alain Badiou, Jacques Rancière, Toni Negri, John Holloway, Slavoj Žižek, Alvaro Garcia Linera ou le Comité invisible, ont, chacun à sa manière, tenté d’y répondre. Mais l’originalité de Bensaïd, du moins par rapport à Badiou et Rancière, c’est de penser stratégiquement la possibilité d’un recommencement communiste, à partir des nouvelles expériences de lutte qui marquent les années 1990 et, plus largement, du cycle de politisation et de radicalisation qui s’ouvre alors. Et ce qui le distingue de presque toutes les figures citées plus haut, c’est qu’il prend au sérieux les médiations organisationnelles et militantes à travers lesquelles pourrait s’opérer la relance du débat stratégique : celui-ci ne saurait se résumer à un commentaire stérile de l’actualité, mais doit déboucher sur une pratique politique et collective. Parmi ces médiations, Daniel Bensaïd n’a jamais cessé d’insister sur le rôle irremplaçable, pour toute politique d’émancipation, du parti – sans clore pour autant les questions des formes, des objectifs et de la délimitation stratégique de celui-ci –, à rebours du bruit de fond qui, depuis les années 1980, annonce ou encourage le déclin, sinon la disparition, de la « forme-parti ».

Un débat stratégique a pu s’amorcer, dès le début des années 2000, au sein du mouvement altermondialiste, à partir de l’expérience néo-zapatiste au Chiapas, de l’arrivée de gouvernements de gauche en Amérique latine et de la relance des luttes ouvrières (notamment durant l’hiver 1995 en France). Les exemples divergents de Chávez au Venezuela et de Lula au Brésil (qui avaient accédé au pouvoir, respectivement, en 1999 et 2003) offraient une grille de lecture commode, dans la mesure où ils permettaient de distinguer clairement, au moins en apparence, deux options stratégiques à gauche : le chavisme d’un côté, rompant partiellement avec le néolibéralisme par une politique de redistribution en direction des classes populaires et par une rhétorique anticapitaliste ; le lulisme de l’autre, prenant très rapidement un tour néolibéral assumé après avoir suscité les espoirs des mouvements sociaux brésiliens, tout en mettant en œuvre des mesures en faveur des plus pauvres. À l’inverse, ce débat semblait bloqué en Europe : aucune expérience réelle ne permettait, au niveau national et a fortiori continental, de poser la question du pouvoir, sinon abstraitement (« ce qu’il faudrait faire si… ») ou négativement (« ce qu’il s’agit d’éviter si… »). On s’en tenait donc, pour l’essentiel, à discuter des meilleurs moyens, pour le mouvement social, de résister au rouleau compresseur néolibéral, ou à débattre de l’opportunité d’un soutien, voire d’une participation à des gouvernements dominés par les partis de centre-gauche, qui n’avaient déjà plus grand-chose à voir avec la social-démocratie classique1. D’où cette « éclipse de la raison stratégique » diagnostiquée par Daniel Bensaïd2.

Depuis l’éclatement de la crise financière en 2008, les coordonnées du débat stratégique se sont renouvelées : la situation politique en Europe s’est partiellement modifiée, tandis que, dès la fin des années 2000, les gouvernements de gauche latino-américains – en particulier vénézuélien et équatorien – ont commencé à piétiner, à défaut peut-être de penser une stratégie allant au-delà de politiques de redistribution, qui, bien que nécessaires et positives, ne sauraient à elles seules remettre en cause le pouvoir capitaliste. En Europe, la crise économique, prolongement de la crise financière et des politiques menées dans le seul but derenflouer les banques privées, s’est rapidement doublée d’une crise sociale et politique dans la plupart des pays. Celle-ci a imposé à la gauche radicale de fournir des réponses, non pas simplement aux politiques d’austérité imposées partout, mais aussi au carcan anti-démocratique qu’est l’Union européenne, à la montée de l’extrême droite, aux interventions impérialistes, au sort infligé aux exilés, etc. Cette crise multiforme a également ouvert des possibilités nouvelles pour les partis antilibéraux et anticapitalistes, en particulier dans les pays du sud de l’Europe, maillons les plus faibles d’un continent qui fait lui-même figure de maillon faible de la chaîne impérialiste – non parce qu’il serait le plus faible économiquement (ce qui n’a jamais été la thèse de Lénine3), mais en raison des contradictions économiques, politiques et idéologiques qui s’y sont accumulé.

En Grèce, la victoire électorale de Syriza en janvier 2015, puis l’échec indéniable de cette expérience de pouvoir – avec l’acceptation, par le gouvernement Tsípras, des logiques austéritaires que Syriza combattait jusqu’alors et sa capitulation devant l’ensemble des exigences de la Troïka4, des puissances allemandes et françaises, et du capital –, témoignent à la fois des possibilités qui existent pour la gauche en Europe et des énormes obstacles auxquels s’affrontera nécessairement toute force politique prétendant briser la cage d’acier néolibérale. De même que les échecs de Podemos dans l’Etat espagnol, de l’aile gauche du Labour (autour de Jeremy Corbyn) au Royaume-Uni, ou encore du long déclin de Die Linke en Allemagne, cela signale l’urgence d’un débat stratégique au sein de la gauche radicale, bien au-delà du continent européen. On signale sans doute trop peu que, dans l’Europe actuelle, c’est sans doute en France – malgré la dérive autoritaire de la Macronie et la montée de l’extrême droite – que les possibilités d’une relance de la politique d’émancipation sont les plus intéressantes : non seulement parce que le pays connaît un cycle de mobilisations sociales puissantes depuis 2016 (mouvement contre la loi Travail, Gilets jaunes, luttes contre les réformes des retraites, mobilisations dans le secteur de la santé, mouvements contre les crimes policiers, luttes écologistes, etc.), mais aussi parce que, pour la première fois depuis très longtemps, une force qui se proposer de mettre en œuvre des politiques de rupture, La France insoumise en l’occurrence, est parvenue à supplanter (largement) la social-démocratie et ses alliés, sur le plan électoral, et à obtenir un nombre important d’élus.

Dans la conjoncture actuelle, la colère – présente et palpable partout – se mue donc parfois en mouvement collectif (voire en révolte comme on l’a vu l’été dernier après la mort de Naël, tué à bout portant par un policier), mais souvent en exaspération individuelle, et les solidarités de classe sont mises à mal par les réflexes nationalistes, les divisions racistes ou les ressentiments masculinistes. Pour des franges entières de la population, elle trouve comme principal débouché électoral le Front national devenu Rassemblement national, un parti ancré dans les différentes traditions de l’extrême droite française. Manifeste à travers toutes les régressions sociales, autoritaires et racistes dans lesquelles s’engage l’extrême centre macroniste, le pourrissement actuel pourrait permettre au FN/RN d’approfondir son enracinement électoral et de renforcer son appareil politique, l’absence de reprise économique prévisible, combinée à la menace de nouvelles crises financières, interdit une stabilisation politique durable. Les gouvernements, structurellement inféodés au Capital, n’ont aucune volonté de mener une politique de conciliation sociale, et il n’est absolument pas certain qu’existent des marges de manœuvre permettant de continuer à satisfaire à la fois le patronat tout en faisant des concessions sérieuses à une fraction conséquente des salariés. Pour autant, la crise du capitalisme ne produit pas par elle-même un renforcement des organisations anticapitalistes (sans même parler de l’éclatement de mouvements insurrectionnels). Les contradictions nées dans l’arène économique ne s’expriment que de manière déformée sur le terrain idéologique et politique, et n’aboutissent pas nécessairement à une rupture entre les subalternes et l’ordre institutionnel. Si n’émerge ni un mouvement social ni une force politique capable de donner une signification collective aux colères accumulées, de populariser un récit alternatif à celui des classes dominantes et d’élaborer un agenda stratégique propre, rien ne viendra produire cette rupture.

Si l’on suit Daniel Bensaïd, il n’y a donc pas un vide dans l’espace politique qu’il suffirait de combler, et qu’une organisation dotée de bonnes idées ou correctement délimitée finirait mécaniquement par occuper, en raison des conditions objectives ; il y a un espace politique à créer par une intervention audacieuse au croisement des luttes sociales, du combat politique et de la bataille des idées. Nombre de questions restent donc ouvertes pour la gauche radicale, car ce qui pouvait sembler adapté dans les années 1990 et la première moitié des années 2000, en l’occurrence une intervention politique centrée sur la défense des services publics, la résistance pied à pied aux régressions sociales et aux plans de licenciement, ainsi qu’un appel au partage des richesses, ne suffisent pas aux idées anticapitalistes pour progresser. Encore faut-il associer ces résistances à la popularisation d’un programme, d’une stratégie et d’un imaginaire alternatif au capitalisme. Et il faut bien le reconnaître : alors même qu’a éclaté en 2007 une grande crise du capitalisme (et non un simple trou d’air momentané), ni les mouvements sociaux ni la gauche radicale n’ont été en capacité d’imposer le retrait des mesures d’austérité, a fortiori de construire un nouveau bloc historique en mesure de disputer l’hégémonie aux classes dominantes, de poser la question du pouvoir et d’engager un processus de rupture, sinon avec le capitalisme, du moins avec les politiques néolibérales, autoritaires, racistes et productivistes.

Bien évidemment, entre la mort de Daniel Bensaïd en 2010 et aujourd’hui, la situation n’est pas exactement la même. Le champ politique français restait alors dominé par deux grands partis – le PS et le RPR devenu UMP (et depuis LR) – qui se succédait au pouvoir depuis le début des années 1980 et dans la gestion loyale du capitalisme français. Ces forces n’ont pas disparu, elles ont encore de nombreux élus (notamment locaux), mais elles ont été supplantées et marginalisées nationalement par trois forces : LREM-Renaissance (extrême centre), le FN/RN (extrême droite) et LFI (gauche). De même, les contradictions sociales ont été aiguisées par quatre décennies de destruction patiente des conquêtes sociales (services publics, protection sociale et droit du travail) et d’affaiblissement du mouvement syndical, de précarisation de la jeunesse et de marginalisation de larges franges de la classe travailleuse, de renforcement d’un arsenal sécuritaire visant spécifiquement les quartiers populaires, les exilés mais aussi les mobilisation sociales, et d’approfondissement du racisme structurel subi par les descendants de colonisés. Ces processus – et quelques autres – étaient déjà bien enclenchés à la fin des années 2000 mais ils n’avaient sans doute pas produit tous les effets que l’on peut observer actuellement, même si Daniel Bensaïd avait entrevu une partie des problèmes nouveaux qui se posaient pour toute politique d’émancipation, et développé des réflexions exigeantes et importantes dans un de ses derniers livres, intitulé Eloge de la politique profane.

Il faut rappeler par ailleurs que le travail théorique et stratégique qu’il a mené toute sa vie n’est pas séparable de la trajectoire d’un courant politique singulier : la Ligue communiste (LC), devenue Ligue communiste révolutionnaire (LCR) en 1974 (avant de s’auto-dissoudre et de créer le Nouveau parti anticapitaliste en 2009), et plus largement la Quatrième internationale (QI). L’élaboration de ce courant procéda pour l’essentiel d’une tentative de synthèse entre trois héritages distincts, correspondant aux « trois secteurs de la révolution mondiale » distingués par ce courant. Le premier héritage est à l’évidence celui du mouvement ouvrier, en particulier depuis la Révolution russe (notamment les débats des premières années de l’Internationale communiste sur les possibilités révolutionnaires en Europe occidentale et les échecs des insurrections allemande et hongroise, des conseils ouvriers en Italie, etc.). Le deuxième correspond aux luttes anti-impérialistes de libération nationale, en particulier à partir des expériences chinoises, vietnamiennes, algériennes et cubaines, mais aussi des pays semi-périphériques d’Amérique latine (Chili, Argentine, Brésil, etc.). Un troisième héritage, enfin, tient dans les combats antibureaucratiques, menés en URSS dès le milieu des années 1920 par l’Opposition de gauche, puis dans les pays du bloc de l’Est (insurrection de juin 1953 en RDA, insurrection de Budapest, printemps de Prague, luttes ouvrières en Pologne au début des années 1980, etc.).
C’est dans ce cadre collectif, à la fois courant politique organisé au niveau international et tradition théorique, que s’est inscrite la démarche de Daniel Bensaïd, des années 1960 jusqu’à sa mort le 12 janvier 2010. Alors que l’appartenance à une organisation et le militantisme sont généralement considérés comme l’expression ou la cause d’un renoncement à toute autonomie intellectuelle, ils ont au contraire constitué pour lui la condition de possibilité de l’élaboration stratégique : penser stratégiquement signifiait et supposait d’être embarqué politiquement dans le cours de l’histoire, non en tant que commentateur détaché ou « compagnon de route » (signant des pétitions ou rédigeant des appels), mais comme militant contribuant à l’effort d’organisation des opprimés et à leurs luttes, contraint à ce titre de se poser sans cesse des questions d’orientation et d’affronter les problèmes associés à la construction d’organisations. Daniel Bensaïd n’a donc jamais conçu ses interventions théoriques comme le supplément d’âme de sa pratique de militant et de dirigeant politique, comme un moyen commode de justifier rétrospectivement les décisions prises par l’organisation dont il était membre, ou encore comme un exercice purement intellectuel, hors du chaos de l’histoire. Au contraire, sa pensée stratégique s’est construite dans un rapport d’interdépendance étroite entre théorie et pratique : agir pour (donner à) penser une réalité en mouvement et conflictuelle, mais aussi pour que cette pensée engage et ne se résume pas à un jeu gratuit ; penser pour agir en étant capable de discerner un champ de bataille et de mesurer les forces en présence, sans demeurer soumis aux soubresauts de la conjoncture politique et aux effets de mode intellectuelle.

Ugo Palheta – décembre 2023

  1. A partir des exemples de la participation du PCF gouvernement Jospin de « gauche plurielle » en France (1997-2002) et de celle de Rifondazione communista aux gouvernements Prodi en Italie (1996-1998 et 2006-2008), qui dans les deux cas ont eu des conséquences catastrophiques. ↩︎
  2. D. Bensaïd, Éloge de la politique profane, Paris, Albin Michel, 2008, p. 44-51. ↩︎
  3. Sur ce point, voir : N. Poulantzas, Fascisme et dictature, Paris, Seuil/Maspéro, 1974, p. 20-21 ↩︎
  4. Composée de la Commission européenne, Banque centrale européenne et FMI. ↩︎
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