Par Philippe Corcuff
Du côté des héritiers de Karl Marx, la période n’est plus au ronronnement dogmatique. Le philosophe Daniel Bensaïd est un acteur de ce renouveau, notamment au sein de la revue qu’il anime.
Dans Un monde à changer 1, Daniel Bensaïd identifie les enjeux de la période : « Après les grandes défaites sociales et morales du XXe siècle, nous avons le droit (et le devoir) de recommencer, de renouer les fils brisés de l’émancipation, de changer le monde avant qu’il ne sombre dans la catastrophe sociale et écologique. »
Dans une discussion critique avec Pierre Bourdieu, notre intellectuel marxiste reste attaché, comme Antonio Negri, à une vision totalisante du système capitaliste. Pour lui, « la logique globale du capital » continue à s’imposer à l’ensemble des rapports sociaux de nos sociétés. Sur le plan politique, il s’écarte des perspectives de Toni Negri, Miguel Benasayag et John Holloway. Il pointe le danger d’une dissolution de la politique, entendue comme « un art des médiations », si l’on renvoie aux ornières de l’histoire les médiations politiques comme les partis. « Une politique sans partis » ne deviendrait-elle pas « une politique sans politique », interroge-t-il ?
Daniel Bensaïd apparaît le plus novateur quand il emprunte des sentiers mélancoliques, à la lisière du marxisme. Dans Le Pari mélancolique Didier Epsztajn, il explore ainsi les voies d’une mélancolie active, radicale, qui cherche dans le passé des armes pour rouvrir l’avenir. Non pas une « mélancolie romantique », trop exclusivement tournée vers le passé, mais une « mélancolie classique » puisant dans la tradition un lest éthique lui permettant de résister aux évidences aveuglées et aveuglantes de l’air du temps. Et de poser à nouveau, contre la prétention marchande à l’éternité, la question de l’émancipation. Doit-on continuer d’appeler « communisme » cette visée émancipatrice, comme le pense D. Bensaïd ? Beaucoup en doutent dans la galaxie altermondialiste, et poussent à une réinvention plus radicale.
Philippe Corcuff
Sciences humaines, n° 160, mai 2005.