Daniel Singer, correspondant européen du journal américain The Nation, est mort,
samedi 2 décembre, à Paris, à l’âge de soixante-quatorze ans. L’histoire de sa famille est un raccourci saisissant de la condition juive au milieu du XXe siècle.
Né le 26 septembre 1926 à Varsovie, fils d’un célèbre journaliste, Bernard Singer (« Regnis » de sa signature), Daniel Singer se trouvait en France avec sa mère et sa sœur quand éclata la seconde guerre mondiale. Fuyant l’armée allemande, sa famille se réfugie à Marseille où la police francaise vient pour les arrêter en 1942. Le jeune Daniel réussit à s’échapper en Suisse, rejoint quelque temps après par sa famille grâce à l’aide de la Résistance. Entre-temps son père, arrêté en 1940 par les Soviétiques, a été déporté au goulag. Libéré au début de la guerre germano-soviétique en 1941, il partira pour Londres.
Après des études à Genève, Daniel Singer y rejoint son père et, en 1948, il remplace Isaac Deutscher, proche ami de la famille, à la rédaction de The Economist, et rédiger des articles sur la Russie, la Pologne et la France. En mai 1956, il épouse une économiste française, Jeanne Kérel, chercheuse au CNRS, et s’établit en France en 1958 comme correspondant de l’hebdomadaire britannique. Cependant, après avoir écrit un livre sur mai 1968, il démissionne de The Economist. En 1981, il devient le correspondant européen du grand périodique de la gauche américaine The Nation.
En fait, Daniel Singer était beaucoup plus qu’un journaliste. À la fois historien, écrivain, essayiste politique, il se distinguait par sa verve, l’esprit caustique, l’ironie mordante de son écriture, et par sa fidélité obstinée au rêve socialiste. C’est en 1970 qu’il publie son premier livre, Prelude to Revolution, France in May 1968. Une de ses rares publications en langue française est un essai sur Soljénitsyne paru dans la Revue d’esthétique (n° 2-3, 1976). Ce texte sera repris dans son ouvrage de 1981, The Road to Gdansk, Poland and the USSR, centré sur la montée de l’opposition ouvrière en Pologne.
Daniel Singer s’identifia depuis sa jeunesse au courant du socialisme représenté par Rosa Luxemburg. En partant de cette perspective marxiste – opposée au stalinisme, mais aussi hostile à la social-démocratie –, il dresse en 1988 un bilan sans complaisance des « années Mitterrand » Is Socialism Doomed ? The Meaning of Mitterrand. Son dernier livre, paru en 1999, Whose Millennium ? Theirs or Ours ?, a été écrit en réaction contre la thèse qu’il n’y a pas d’alternative au capitalisme. C’est à la fois un bilan critique de l’héritage du socialisme et une discussion des perspectives pour la construction d’une société internationaliste, égalitaire et réellement démocratique. L’ouvrage a été salué comme une contribution fondamentale au débat sur l’avenir du socialisme par – entre autres – Cornell West et Eduardo Galeano. L’écrivain nord-américain Gore Vidal a rendu hommage à son « regard balzacien pour le détail » et au charme de sa prose. Ses amis ont décidé de créer une « Daniel Singer Millennium Prize Foundation » pour récompenser chaque année un essai dans cet esprit.
Éloge de Michael Löwy au cimetière du Montparnasse
Après ma dernière visite à Daniel, je me suis rappelé de ce passage du Testament du prophète exilé, cité par Isaac Deutscher dans le troisième volume de la biographie : « Natacha vient juste de venir à la fenêtre de la cour et de l’ouvrir plus largement pour que l’air puisse entrer plus librement dans ma chambre… La vie est belle. Que les générations futures la nettoient de tout mal, de toute oppression et de toute violence, et en jouissent pleinement. »
Toute la vie de Daniel a été un combat pour ce grand « nettoyage » de la vie humaine, pour la débarrasser de l’oppression et de la violence. Il a mené ce combat avec ses armes – la plume et la parole – et avec sa munition : la lucidité, l’intelligence, l’humour. Chacun de ses écrits se distinguait de la masse grise du journalisme ordinaire par la verve, l’esprit caustique, l’ironie mordante. Quand les « générations futures » dont parlait Lev Davidovitch voudront connaître, non seulement les faits, mais l’esprit de mai 1968 ou des luttes ouvrières polonaises, ou encore discuter de l’alternative socialiste, elles iront « revisiter » ses livres.
Contrairement à tant d’autres qui ont suivi le courant, qui ont tourné avec le vent, qui se sont adaptés à l’air du temps, Daniel est resté toute sa vie obstinément fidèle au rêve socialiste, à l’idéal démocratique, révolutionnaire et internationaliste d’un monde nouveau, au marxisme critique tel qu’il fut incarné par cette juive polonaise sans patrie ni frontières qu’il aimait tellement : Rosa Luxemburg.
S’il fallait résumer en un mot le caractère de Daniel, ce serait la générosité. Il était, pour utiliser un mot yiddish à peu près intraduisible, un « Mensch ». Pour Eleni et pour moi, il a été beaucoup plus qu’un ami. Il fut en quelque sort pour nous un « frère dans l’esprit » – et dans le cœur – à qui nous étions unis par des liens de parenté élective aussi forts – sinon plus – que ceux du sang. Un frère qui nous a donné, jusqu’au bout, un exemple de courage, de dignité et de cohérence. Essayons d’en être fidèles.
Éloge de Daniel Bensaïd au cimetière du Montparnasse
À plusieurs reprises, après mai 1968 ou « sur la route de Gdansk », j’avais croisé la trajectoire intellectuelle et militante de Daniel Singer. Mais notre véritable rencontre est plus récente. Au début des années quatre-vingt-dix, en pleine contre-réforme libérale, au moment où l’effondrement des régimes bureaucratiques redessinait la carte de l’Europe, un complot nous manquait (selon une formule de poète Jean-Christophe Bailly). Avec quelques amis, nous avons alors constitué une « Société de résistance à l’air du temps, » sans tapage, sans souci de paraître, juste pour réfléchir ensemble sur les grands événements nationaux et internationaux : ce n’était pas une société secrète mais, disions-nous, une « société discrète ». Jeanne et Daniel en furent immédiatement et assidûment.
Tout au long de ces dix années, à chaque épreuve, nous nous sommes retrouvés d’accord : contre la guerre du Golfe, sur la critique de l’Europe monétaire et libérale, sur les grèves de l’hiver 1995, sur la solidarité avec le mouvement des sans-papiers de 1997, sur la critique du nouveau gouvernement Jospin ; mais aussi sur l’intervention de l’Otan dans les Balkans et, dernièrement encore, sur la défense des droits des Palestiniens contre l’occupation israélienne de la Cisjordanie et de Gaza. C’est sur cette question que Daniel, de son lit d’hôpital, aura signé sa dernière pétition « en tant que juif » pour protester contre la façon dont les institutions communautaires appelaient tous les juifs à se rassembler derrière l’État d’Israël et sa politique. J’imagine que, laïque et internationaliste résolu, il n’avait guère fait usage de ce « titre » auparavant. Et je me doute qu’il ne l’a pas fait sans réticences, comme nous tous d’ailleurs – Signe des temps : devant la passivité de la gauche respectueuse, nous en avons été réduits à ça ! Et je m’excuse auprès de Jeanne du fait que le caractère inhabituel (exceptionnel, espérons-le) de cette ultime prise de position publique, l’ait empêchée de joindre son nom à celui de Daniel, comme ils l’avaient toujours fait.
Cette décennie de complicité et d’accord parfait a transformé notre conspiration discrète et minuscule, initialement politique, en conspiration amicale et affectueuse. Je crois que c’était pour nous tous un plaisir et un réconfort de nous retrouver presque tous les mois. Nous aurons donc juste eu le temps de devenir amis et non seulement camarades.
Lorsque Jeanne m’a demandé d’évoquer ce récent passé commun, j’ai relu Whose Millennium ? Quiconque sera frappé à cette relecture par la clarté et la fermeté des convictions, par la force intellectuelle tranquille que donne à son propos une grande culture internationale et cosmopolite : en ces temps de déraisons, c’est celle qui permet de raison garder et de ne pas perdre le nord au moment où des têtes, hier encore réputées bien faites, l’ont perdu et ou tant d’intelligences sont devenues serviles et domestiques.
Jusque dans les adieux téléphoniques que Daniel m’a faits quelques jours avant sa mort, il y avait cette détermination sereine. « Tu sais, disait-il, nous avons toujours dit que le Capital portait en lui ses germes de sa propre destruction, mais ces germes ne pousseront pas tous seuls. Quoi qu’il advienne, nous aurons fait de notre mieux pour y contribuer ».
C’est avec l’écho de ces dernières paroles dans l’oreille que j’ai relu Whose Millennium ? et en particulier ses dernières pages : « Nous en sommes réduits à prendre des décisions au coup par coup, à calculer au cas par cas si le remède n’est pas pire que le mal. Nous sommes condamnés à improviser, jusqu’à ce que le mouvement socialiste réapparaisse comme force politique autonome sur la scène internationale […]. Dans les moments de lassitude et d’abattement, on arrive à se demander si le combat en vaut encore la peine. On se console parfois en se disant avec Rosa Luxemburg que « la révolution est la seule forme de guerre dans laquelle la victoire finale doit être préparée par une série de défaites ». À franchement parler, on ne dédaignerait pas, de temps en temps, quelques victoires et quelques signes que les événements s’accélèrent. La seule conclusion possible de l’écart l’échelle de temps historique et notre échelle de temps personnelle, c’est que l’espérance repose sur les nouvelles générations. Nous en sommes à ce point où, pour citer Whitman, la société hésite entre ce qui finit et ce qui commence. […] Sur un sol jonché de modèles brisés et d’attentes déçues, une nouvelle génération devra maintenant prendre la relève. Rendue plus modeste grâce à notre amère expérience, elle pourra s’engager avec espoir mais sans illusions, sans certitudes mais avec conviction, sur le chemin de l’action pour la transformation radicale de la société ».
Ce ne sont pas là des paroles de croyance, mais des paroles de confiance, de résistance, et de combat. Elles sont empreintes de cette « lente impatience » des hérétiques dont parle Georges Steiner dans le beau petit livre qu’il a dédié à Daniel et à Jeanne. Daniel appartenait sans aucun doute à la petite cohorte des Justes, qui sont aussi des « princes du possible », qui font que le monde mérite d’être et que les rencontres valent d’être vécues.
Un dernier adieu à Daniel, en forme d’engagement à continuer fidèlement le chemin que nous avons fait ensemble. Et merci à Jeanne et à Daniel pour tout ce que leur généreuse présence nous a apporté.
Le Monde, 6 décembre 2000