L’été n’est pas réservé aux polars, aux romans et aux biographies. Vient de paraître dans la collection Actuel Marx un livre d’Eustache Kouvélakis, Philosophie et Révolution. De Kant à Marx1. C’est le plus passionnant écrit depuis plusieurs années sur la formation de la pensée de Marx et sur sa rupture avec la tradition philosophique allemande. Comme l’écrit le critique américain Fredric Jameson dans son élogieuse préface, « c’est la première nouvelle version, véritablement originale, de cette formation, depuis la monumentale histoire écrite dans l’après-guerre par Auguste Cornu. » Rassurons le lecteur potentiel qui, redoutant un livre difficile, se laisserait rebuter par le mot philosophie. En réalité, ce n’est pas son moindre mérite, Kouvélakis parvient à guider son lecteur dans l’histoire de la philosophie allemande, et dans son rapport intime à l’histoire tout court du XIXe siècle, avec la plus grande clarté sans perdre le fil d’une rigoureuse réflexion.
Il s’agit des rapports tumultueux entre la philosophie et la révolution au fil d’une séquence historique où s’inaugure l’ère moderne des guerres et des révolutions. La Révolution française pose en effet au grand jour la question du « présent comme événement », dont il s’agit de penser le sens. Avec Kant et Hegel, la philosophie allemande devient par excellence « la philosophie de la révolution » en Europe. Mais la « voie allemande » vers la modernité, que ces philosophes s’efforcent de concevoir par contraste avec la voie française, est envisagée comme celle de la réforme ou de la république sans révolution. Or, en l’absence d’un fondement divin, il devient clair que le droit n’advient pas par les moyens du droit. La révolution apparaît donc comme un véritable saut périlleux qui peut fort bien devenir un saut mortel : « Avec Kant, la philosophie s’installe durablement dans sa crise. »
Que signifie, alors, dépasser la Révolution française ? Comment ? Et vers quoi ? C’est ce chemin escarpé d’une recherche, de ses controverses, de ses épreuves, que Kouvélakis nous invite à parcourir, de Kant et Hegel à Engels et Marx, en passant par deux grands chapitres passionnants consacrés à ces passeurs que furent Heinrich Heine et Moses Hess.
La centaine de pages passionnantes consacrées à Heine donne le goût de découvrir ou de redécouvrir un auteur dont on se souvient souvent seulement qu’il fut poète, communiste, et que le jeune Marx, débarquant à Paris, se lia d’amitié avec lui. Arrivé à Paris au lendemain des révolutions de 1830 qui firent « éclater l’époque en deux moitiés », Heine est un poète des temps de crise, un trait d’union entre la culture allemande et la culture française, comme en témoignent ses deux livres jumeaux De la France et De l’Allemagne. Passeur, il l’est aussi entre le romantisme allemand, envers lequel il prend une distance ironique, et les critiques de la modernité, de Baudelaire à Benjamin. Il l’est, enfin, entre le mouvement démocratique des Lumières et le « spectre rouge » qui ne porte le nom de personne, mais seulement le « nom secret » de communisme.
La période cruciale dont traite le livre de Kouvélakis est en effet celle de la transition entre la révolution politique et la révolution sociale. Si un nouveau 1789 est nécessaire, après les années de réaction et de restauration, un nouveau 1793 l’est encore davantage. La révolution apparaît désormais « une et indivisible », ininterrompue et permanente. Si le communisme apparaît ainsi comme « l’aboutissement de l’autocritique interne de la révolution », avec Heine s’achève, dit Kouvélakis, la mission critique de la philosophie, réduite désormais à une occupation frivole (ce qu’Henri Lefebvre appellera : « le philosophisme ») de même que la grande philosophie allemande se comprend rétrospectivement comme « le rêve de la Révolution française. »
Il n’est guère possible d’évoquer dans les limites de cet article les développements décisifs consacrés à Engels et à Marx. On peut discuter la sévérité (délibérément provocatrice ?) de certains jugements sur le premier. Mais c’est tout l’intérêt de ce livre que d’inviter à ce débat, à la lumière d’une connaissance renouvelée des textes et des événements. Il devrait se poursuivre dans les revues. Ceux et celles qui bénéficieront de quelques loisirs, après une année fort agitée, tireront le meilleur parti de la lecture de ce livre.
Rouge, 11 septembre 2003
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