« Dernière lettre » d’un militant du NPA

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Daniel,

Tu ne liras pas cette lettre et c’est probablement mieux, car tu n’aurais sans doute pas aimé qu’on te rende un tel hommage.

Depuis ce matin, je me sens orphelin. Car j’appartiens à cette génération qui ne t’a jamais seulement vu comme un camarade, un frère, mais aussi, et je pèse mes mots, comme un père.

Oui, un père. Même si tu as toujours combattu toute forme de paternalisme.

Pour celles et ceux qui, comme moi, n’ont pas connu l’aventure des années soixante et soixante-dix, tu représentais un modèle de détermination, de persévérance et d’honnêteté.

La détermination de celui qui se consacre tout entier à la cause et qui sait faire pleinement don de soi sans pour autant se transformer en moine-soldat.

La persévérance de celui, malgré les aléas de la lutte des classes, les déceptions, les défaites, les drames, ne renonce pas.

L’honnêteté de celui qui n’a jamais trahi ses idéaux et qui a toujours refusé de céder aux chants des sirènes qui affirmaient que l’herbe était sans doute plus verte, ou plus rose, ailleurs.

Pour des générations de militants, tu étais tout cela à la fois. Et plus encore.

Tu étais celui qui actualisait le marxisme sans le dénaturer, celui qui désacralisait le marxisme sans le vulgariser, celui qui transmettait le marxisme sans le brader.

Tu ne voulais pas nous imposer ta vision du monde mais nous offrir les outils pour le comprendre. Tu ne voulais pas nous démontrer que tu étais brillant mais nous rendre intelligents.

Tu incarnais ce que l’on appelle de manière abstraite « l’intellectuel organique », « le marxisme vivant ».

Les souvenirs se bousculent : une formation, lumineuse, sur le thème « Stratégie et Parti » dans un local minuscule et mal éclairé, durant laquelle tu as parlé près de deux heures avec comme seul support un petit papier sur lequel tu avais écrit : « 1. Stratégie ; 2. Parti » ; des discussions, interminables, aux Rencontres internationales de jeunes, à parler de ces petits riens qui font tout ; des remontrances, méritées, car je n’avançais guère dans mon mémoire de philo sur Althusser, alors que tu me dirigeais ; un coup de téléphone, bienvenu, dès que tu as su que mon père avait fait une mauvaise rencontre avec une balle israélienne…

Et tellement d’autres souvenirs encore. Mais je les garderai pour moi.

« Il faut s’endurcir, mais sans jamais se départir de sa tendresse », disait le Che. J’avais lu plusieurs de tes écrits avant de te rencontrer, et c’est cette tendresse, inattendue, qui m’a marqué. Tu étais l’antithèse de la caricature de l’intellectuel d’extrême gauche. Il se dégageait de toi une chaleur enveloppante, une simplicité rassurante, une humanité bienveillante.

J’ai employé le mot « intellectuel » même si je sais que tu ne te définissais pas comme tel : « Intellectuel militant autant que militant intellectuel ; engagé intellectuel autant, et même plus, qu’intellectuel engagé », disais-tu. Et ce n’était pas une simple posture. Pour avoir eu la chance de militer en ta compagnie, je sais que tu participais à l’ensemble des activités du parti, de la réunion de cellule à la manifestation, en passant par la diffusion de tracts.

Tu savais, et tu voulais nous faire comprendre, que sans la pratique, la théorie ne vaut rien. Et que sans boussole théorique, on risque de se perdre dans les méandres de la pratique. Tel était le sens de la juxtaposition des deux termes du titre de ton ouvrage Penser Agir dans lequel tu nous recommandais de « penser, mais pour agir au présent ».

Tu refusais tout dogmatisme, tout sectarisme. Ce n’était pas un discours vain, mais un combat quotidien. Comme tu l’écrivais si bien, « les déconvenues montrent que l’histoire est sans cesse à réinterpréter, à remettre en jeu, à subjectiviser par rapport à de nouvelles épreuves ».

Tu nous as appris que l’internationalisme n’est pas juste un mot. En Amérique latine, au Brésil, en Europe et ailleurs, tu as pensé, agi, transmis et retransmis. Tu nous as convaincus que toute cette belle entreprise n’avait de sens que si elle subsumait les frontières, les langues, les religions.

« La mort ne surprend pas le sage : il est toujours prêt à partir », écrivait La Fontaine. Je ne sais si tu étais prêt à partir. Nous n’étions pas prêts. Je n’étais pas prêt. Sans doute pas assez sage.

Je me sens orphelin. Et je me sens héritier. Héritier de tout ce que nous a légué. Une lourde responsabilité.

Nous ferons tout, Daniel, pour faire vivre et fructifier cet héritage. Et je te le promets, nous nous battrons pour construire ce monde, cet idéal auquel tu n’as jamais renoncé.

Je ne vois pas d’autre moyen de surmonter mon chagrin.

Julien S., le 12 janvier 2010


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