Nous connaissons trop bien les particularités d’un scrutin présidentiel pour avoir imaginé un seul instant que les 10 % et plus de suffrages recueillis en 2002 par Arlette L. et Olivier B. représenteraient désormais un électorat stable et cristallisé à la gauche de la gauche. Nous visions cependant à confirmer et consolider une partie de l’espace ainsi dégagé en offrant une expression électorale aux luttes sociales opposées aux contre-réformes libérales et « social-libérales » ; en faisant échec à la logique institutionnelle présidentialiste et bipartiste (renforcée par l’adoption du mandat présidentiel quinquennal), et en apportant la preuve qu’il y a une vie possible, à gauche, hors de l’emprise hégémonique du PS sur des alliés réduits à une position subalterne et dépendante.
Pour l’heure, ces objectifs n’ont pas été atteints. Plusieurs éléments peuvent contribuer à l’expliquer :
– le traumatisme toujours actif du 21 avril 2002 qui alimente le réflexe d’un vote utile, même quand il s’agit d’une utilité imaginaire lors d’un scrutin à un tour (dans le cas de l’élection européenne) ;
– l’effet des réformes du mode de scrutin régional et européen visant à laminer les formations minoritaires et à les exclure de toute représentation ;
– plus fondamentalement la situation paradoxale qui voit une droite sans légitimité électorale mais d’autant plus agressive imposer ses réformes régressives malgré les grandes mobilisations sur les retraites et sur l’école du printemps 2003 : le peu de résultat de ces luttes met la barre très haut, au point que bon nombre de salariés risquent de miser sans grande conviction sur une nouvelle alternance électorale (si lointaine soit-elle) plutôt que sur une épreuve de force sociale à l’issue incertaine.
Malgré la faible participation électorale qui relativise le triomphe annoncé du PS (30 % aux Européennes mais 15 % seulement du corps électoral), le résultat a une logique propre qui dessine une nouvelle configuration politique. Le PS a repris la main à gauche, du moins pour l’immédiat, mais les facteurs d’instabilité demeurent puissants :
– les défaites cinglantes de la droite et le fiasco du grand parti présidentiel UMP tendent à réunir les conditions d’une crise institutionnelle de régime ;
– le résultat d’élections européennes où les nouveaux électeurs à l’Est se sont abstenus parce qu’ils ne voient pas l’utilité d’un Parlement européen, alors que les électeurs d’Europe occidentale se sont abstenus parce qu’ils ont fait l’expérience de sa vacuité démocratique rend fort improbable la ratification populaire du traité constitutionnel européen en dépit des compromis laborieux entre gouvernements. Il peut en résulter une crise majeure du projet européen lui-même ;
– enfin, le PS accumule les contradictions en s’efforçant de reconquérir une partie de l’électorat populaire perdu. Et maintenant, l’Europe sociale ? Mieux vaudrait tard que jamais. Ce ne serait qu’un hommage tardif du vice à la vertu. Que ce slogan de campagne électorale n’est-il apparu en 1997, quand l’Union européenne comptait 13 gouvernements à majorité socialiste sur 15. Les dirigeants sociaux-démocrates ont au contraire ratifié Maastricht, Amsterdam, le compromis de Nice, et voté au Parlement européen le projet de constitution Giscard ! Lors de la dernière campagne électorale, ils ont même réussi le tour de force de garder le silence sur ce projet dont l’adoption était déjà à l’ordre du jour du conseil.
Ainsi, les succès électoraux du PS apparaissent comme un vote tout aussi protestataire que celui dont ses dirigeants faisaient reproche à l’extrême gauche, et non comme l’adhésion à un projet soigneusement tenu dans les limbes. Pour passer de la rhétorique sociale de circonstance à un engagement effectif, il faudrait ramener dans un grand service public européen une large part des secteurs privatisés depuis vingt ans par les gouvernements de gauche eux-mêmes, reprendre le contrôle politique de l’outil monétaire sans lequel il n’y a guère de programme ambitieux d’emploi, établir une fiscalité européenne fortement redistributive, se libérer du carcan du pacte de stabilité pour relancer la consommation ; bref, faire exactement le contraire des politiques suivies depuis vingt ans par les gauches libérales et poursuivies aujourd’hui avec zèle par Tony Blair ou Gerhardt Schröder (au nom de son programme agenda 2010). Nous verrons à l’approche de 2007, sans aucun doute, les envolées de tribune se diluer dans le réalisme gestionnaire d’une candidature Strauss Kahn ou Fabius.
Quant aux Verts et au PC qui entendent inscrire leur petite différence dans l’espace virtuel d’une gauche plurielle II, s’ils veulent sauver en 2007 quelques sièges parlementaires et quelques municipalités, ils seront sommés de se rallier à une candidature présidentielle unique du Parti socialiste dès le premier tour, sous peine de courir le risque de voir se répéter le scénario catastrophe de la division : ainsi le veut la logique institutionnelle présidentielle à laquelle ils ont souscrit.
Certains commentateurs ont voulu voir dans nos analyses des élections régionales et européennes l’annonce d’un tournant historique vers l’acceptation de responsabilités institutionnelles. Si nouveauté il y a, elle n’est pas là. Il y a bien longtemps que nous affirmons, contre les illusions d’un mouvement social qui se suffirait à lui-même ou se cantonnerait au rôle de groupe de pression, qu’un débouché politique aux luttes est nécessaire, y compris en termes gouvernementaux. C’est le sens de notre exigence d’un gouvernement aussi fidèle aux intérêts du monde du travail que la droite l’est à ceux du Medef et du capital. Dans l’état actuel des choses, si une telle formule demeure algébrique faute de trouver une traduction arithmétique, c’est que les conditions ne sont pas réunies. La tâche des années à venir consiste précisément à les faire mûrir.
C’est d’abord une question de contenu et d’engagement sur un mandat précis, non nécessairement sur tout, mais sur les questions décisives pour un changement radical de politique : une défense active de l’emploi et des services publics, une refondation sociale et démocratique de la construction européenne, une opposition résolue au nouveau militarisme impérialiste et aux expéditions de guerre néocoloniale.
Pour clarifier notre contribution à une alternative sur ces grandes questions (santé, éducation, environnement), nous avons engagé un processus d’élaboration d’un manifeste qui devrait aboutir à un document public dès le début de l’année prochaine ;
C’est ensuite une question d’expérience pratique et non de discours dominicaux sans frais. Les prochaines échéances électorales sont dans trois ans. C’est à la fois proche et lointain. Mais c’est suffisant pour que des forces sociales et politiques engagées dans la lutte contre Raffarin démontrent par des actes leur détermination. Le refus des dirigeants socialistes de se prononcer clairement sur la constitution européenne comme de discuter les propositions communes au PC, aux Verts, à la LCR sur la réforme de l’assurance-maladie, augure assez mal du résultat de ce test pratique.
Enfin, les alliances sont indissociablement affaire de contenus clairs et de rapports de forces entre partenaires : pour imposer des rapports de forces susceptibles de garantir d’éventuels engagements sociaux, il faut faire bouger les lignes à gauche, entre une gauche radicale, une gauche de gauche, 100 % à gauche et une gauche qui n’a prouvé jusqu’à présent que sa détermination à gérer loyalement les affaires de la bourgeoisie.
Nous sommes donc prêts à tout moment à l’unité d’action la plus large sur des objectifs sociaux comme la défense du service public de la poste ou de l’électricité, comme la défense d’un système de Sécurité sociale par répartition contre toute ouverture aux appétits du capital spéculatif.
Nos vies valent plus que leurs profits. On ne voit pas en revanche comment sur une telle perspective Besancenot et Straus-Kahn pourraient gouverner ensemble. Sur cette question notre réponse est claire. Les Verts et le Parti communiste ne pourront éviter indéfiniment d’y répondre tout aussi clairement.
Libération, 2004
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