Ce texte s’intègre dans le chapitre V de Fragments mécréants paru fin 2005 et réédité aujourd’hui, en 2018, aux éditions Lignes
(RE)LIRE FANON. En exergue de la conclusion à Peau noire, masques blancs, Fanon cite Marx : « Pour atteindre leur propre contenu, les révolutions du XIXe siècle doivent laisser les morts enterrer les morts » ; car la révolution sociale ne peut tirer sa poésie du passé, mais seulement du futur. La remontée aux racines et le retour aux sources ne sont donc pas la solution. L’existence d’une civilisation nègre disparue au XVe siècle ne suffit pas à décerner au Noir « un brevet d’humanité » : « Je ne me fais l’homme d’aucun passé. Je ne veux pas chanter le passé aux dépens de mon présent et de mon avenir. » Ce refus proclamé de toute nostalgie romantique appartient à l’époque des luttes de libération qui entrouvraient la porte étroite du futur et de l’universel.
« Si, écrivait encore Fanon, à un moment, la question s’est posée pour moi d’être effectivement solidaire d’un passé déterminé […], ce n’est pas le monde noir qui me dicte ma conduite. Je n’ai pas le devoir d’être ceci ou cela. Je ne suis pas prisonnier de l’Histoire. Dans le monde où je chemine, je me crée interminablement. Je suis nègre, et des tonnes de chaînes, des orages de coups, des fleuves de crachats ruissellent sur mes épaules. Mais je n’ai plus le droit de me laisser ancrer. Je n’ai pas le droit d’admettre la moindre parcelle d’être dans mon existence. Je n’ai pas le droit de me laisser engluer par les déterminations du passé. Je ne suis pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères. Il ne faut pas essayer de fixer l’homme, puisque son destin est d’être lâché. Je suis mon propre fondement. Moi, l’homme de couleur, je n’ai pas le droit de me cantonner dans un monde de réparations rétroactives1. »
Texte superbe, sur le fond comme sur la forme : refus radical de se laisser « ancrer » ou clouer au musée des identités subies, de se laisser prendre à la glu du passé, de se laisser fixer dans la moindre parcelle d’être, de se laisser asservir aux chaînes des ancêtres. Il émet et transmet une parole de liberté et de libération, de dépassement et de transgression, de sortie de soi, d’évasion de l’être vers le devenir, de dé-chaînement et de désengluement. Bien qu’il connaisse parfaitement l’usage colonial de l’universalisme abstrait, Fanon entend assumer pleinement « l’universalisme inhérent à la condition humaine ». Le Blanc et le Noir ne sont pas enfermés à tout jamais, l’un dans sa blancheur, l’autre dans sa noirceur. Aux antipodes des dérapages d’un Dieudonné, quand on parle des juifs, assène Fanon, c’est de moi qu’on parle. La négritude est un passage, pas un aboutissement. À travers le tort particulier, il veut « tendre vers l’universel ». Cette universalité non originelle, cette universalité en mouvement, cette universalisation permanente « réside dans cette décision de prise en charge du relativisme réciproque de cultures différentes, une fois irréversiblement exclu le statut colonial. » Incurable illusion humaniste ? Naïveté militante ? Optimisme irréductible, propre aux temps de la décolonisation et de la libération annoncées ? Ou plutôt, tracé programmatique d’un itinéraire à parcourir, en dépit des fatigues, des impasses, et des rebroussements.
PROPHETIES CRITIQUES. Dans ses Damnés de la Terre, Fanon redoutait que la « vie immobile » des colonisés ne donne un jour naissance à des mouvements « à base de fanatismes religieux et à des guerres tribales2 ». Cette crainte est hélas tristement confirmée. D’autres avaient annoncé que les voies de la libération n’auraient pas la rectitude de la perspective Nevsky. Babeuf s’insurgeait déjà, lors du « populicide de Vendée », contre la brutalité des vainqueurs : « Ils ont fait de nous des barbares ! » Fanon à son tour prévoyait qu’une « dictature tribale » et une « tribalisation du pouvoir » pourraient prendre le relais de la dictature coloniale, et que la formation de nations dépendantes pourrait perpétuer les mutilations de sociétés colonisées au-delà de l’indépendance. Il envisageait aussi que les colonisés puissent se défendre de l’aliénation coloniale « en renchérissant sur l’aliénation religieuse », avec pour seul résultat le cumul des deux aliénations. Paroles prophétiques.
Dans son apologie quelque peu angélique de la violence libératrice, Sartre fut en somme plus « tiers-mondiste » que Fanon lui-même, qui connaissait d’expérience l’ambivalence de cette violence. Sartre la justifiait inconditionnellement, jusqu’au lyrisme. Lui s’efforçait de la penser prosaïquement : faute d’être rationalisée au service d’une politique consciente, la violence simplement réactive à l’oppression finirait par s’épuiser en luttes fratricides. Regards asymétriques, du colonisateur malgré lui, et du colonisé instruit dans les combats douteux.
Fanon savait trop bien que le (néo)colonialisme peut trouver dans le lumpenprolétariat et la lumpen-bourgeoisie « une masse de manœuvre considérable ». Il connaissait trop bien les pièges du « racisme antiraciste », le venin de la haine et du ressentiment, les vices d’une bourgeoisie sous-développée, et le parti unique comme « forme moderne de la dictature bourgeoise ». Ce n’était pas une raison pour se laisser blaser, ou pour jeter l’éponge. Au contraire. Mais il importait de déjouer les mirages et les fausses pistes pour éviter de s’y perdre. Malgré ses avertissements lucides, Fanon peut paraître, aujourd’hui encore, prisonnier de certaines illusions du progrès. La force prophétique de sa pensée ne porte pourtant pas le message d’un avenir radieux, plutôt une mise en garde conditionnelle – « si…, alors… » – qui appelle à l’action sans certitude du résultat.
In Fragments mécréants, 2005, éditions Lignes, réédition 2018
www.danielbensaid.org
Documents joints
- Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil essais, 1971.
- Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, préface de Jean-Paul Sartre, Paris, Maspero, 1961.