Ce beau petit livre n’est pas un ouvrage systématique, ni une dissertation savante, mais une mosaïque de fragments, un collage de textes, qui se propose, avec intelligence et rigueur, de chercher un fil d’Ariane dans le labyrinthe des mythes identitaires. Il aborde de front une série de questions actuelles – la loi sur le voile, le Manifeste des indigènes de la République, les débats autour de Tariq Ramadan, les polémiques sur la « judéophobie » – en gardant sa distance, et un regard critique.
Le point de départ de Daniel Bensaïd est un constat actuel : la mondialisation libérale, ce faux universalisme uniformisateur, produit et reproduit sans cesse les paniques identitaires, les replis communautaires, la recherche névrotique des sources et des « racines ». (Citation entre parenthèses : interrogé sur ses racines Bertolt Brecht répondait : « je n’en ai pas, je n’ai que des jambes pour me déplacer ».) Tribus contre tribus, chapelles contre chapelles, ethnies contre ethnies : la religion se chauvinise, le nationalisme se confessionalise. Face à ces dérives, surgit la tentation d’une restauration de la République autoritaire, force de l’ordre social, une république imaginaire « blanchie » de son atroce passé colonial.
Notre ami oppose à ces deux fuites désordonnées en arrière un appel pressant : « Mécréants de toutes les chapelles et de tous les minarets, unissez-vous ! » Qu’est ce qu’un mécréant ? C’est un homme de doute opposé à l’homme de foi, un individu qui parie sur les incertitudes du siècle, et qui met une énergie absolue au service de certitudes relatives. Bref, quelqu’un qui tente, inlassablement, de brosser l’histoire à rebrousse-poil. Le mécréant se dissocie des platitudes de l’athéisme bourgeois, il n’ignore pas la théologie de la libération d’Amérique Latine ou la théologie matérialiste de Benjamin. Juif non-juif, Bensaïd se réclame de la fidélité au passé opprimé des Juifs mécréants, les Spinoza, Bernard Lazare, Ernst Bloch, Walter Benjamin, Gyorgy Lukacs, et il participe à des initiatives comme l’appel « En tant que Juifs » d’octobre 2000 (lors du début de la deuxième Intifada), qui protestait contre la prétention du gouvernement israélien et des institutions juives « officielles » de parler au nom de tous les Juifs.
L’alternative à la pseudo-universalité de l’Occident impérial n’est pas le renfermement identitaire mais le combat, qui fut mené par Olympe de Gouges, Toussaint Louverture et Franz Fanon, pour une universalité authentique, fondée sur la reconnaissance des singularités et l’égalité réelle. C’est Fanon qui a insisté sur « l’universalisme inhérent à la condition humaine ». Mais comment, dans une société qui s’émiette en identités vindicatives, favoriser la solidarité ?
Pour notre ami, le fil rouge qui permet de s’en sortir de ces impasses, d’échapper à la suspicion réciproque généralisée et aux dérisoires rivalités victimaires (esclavage ou génocide, colonialisme ou antisémitisme ?), c’est encore et toujours la lutte des classes. Certes, elle ne résume pas tous les conflits et ne résout pas tous les problèmes. Mais elle ne constitue pas moins – avec le genre – l’arme qui permet de fendre les armures identitaires, de dépasser l’horizon étroit de la « préférence » familiale, nationale ou communautaire, et de conjuguer dans un combat commun des singularités reconnues et respectées.
Dans une planète où les repères politiques se brouillent, l’alternative au marché sans frontières et aux mythes d’origine c’est une mosaïque des cultures et des peuples, qui conjugue le fragment singulier avec la forme du tout : « C’est peut-être ça, l’internationalisme. » C’est la conclusion de ce petit livre mécréant, polémique et nuancé, qui apporte un peu d’oxygène à ceux qui tentent de résister à « l’air du temps ».