Guy Debord et l’Internationale situationniste, Herbert Marcuse…

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Marc Perelman 1 s’est intéressé aux travaux de Daniel Bensaïd, notamment au livre inachevé paru aux éditions Lignes, et nous a écrit cet article pour le site. Nous le remerçions chaleureusement pour cette contribution.

On connaissait les positions des situationnistes et en particulier celles de Guy Debord vis-à-vis de Trotski et du trotskisme. Ces positions politiques et idéologiques avaient été précisées peu ou prou dans les revues, les ouvrages et les correspondances des membres de l’Internationale situationniste, un regroupement d’individus radicalement opposé à tous les autres mouvements et partis de la scène politique traditionnelle : Parti socialiste et Parti communiste, gauche extrémiste et « gauchistes » toutes tendances confondues (léninistes, trotskistes, conseillistes, anarchistes, les maoïstes concentrant, à l’époque et à juste titre, les charges les plus redoutables de Guy Debord2), et toutes les tendances artistiques et culturelles depuis les Surréalistes jusqu’aux avant-gardes les plus en pointe, y compris ceux que Debord exécrait peut-être le plus : les pro-situs3.

Dans la Société du spectacle4, Guy Debord revient à plusieurs reprises sur la politique de Trotski lui-même et sur le trotskisme en tant que mouvement politique de la fin des années soixante. « La théorie de la révolution permanente de Trotski et Parvus, à laquelle Lénine se rallia effectivement en avril 1917, écrit Debord, était la seule à devenir vraie pour les pays arriérés en regard du développement social de la bourgeoisie, mais seulement après l’introduction de ce facteur inconnu qu’était le pouvoir de classe de la bureaucratie » (thèse 103).

« L’illusion léniniste, poursuit Debord, n’a plus d’autre base actuelle que dans les diverses tendances trotskistes, où l’identification du projet prolétarien à une organisation hiérarchique de l’idéologie survit inébranlablement à l’expérience de tous ses résultats. La distance qui sépare le trotskisme de la critique révolutionnaire de la société présente permet aussi la distance respectueuse qu’il observe à l’égard de positions qui étaient déjà fausses quand elles s’usèrent dans un combat réel. Trotski est resté jusqu’en 1927 fondamentalement solidaire de la haute bureaucratie, tout en cherchant à s’en emparer pour lui faire reprendre une action réellement bolchevique à l’extérieur (on sait qu’à ce moment pour aider à dissimuler le fameux “testament de Lénine”, il alla jusqu’à désavouer calomnieusement son partisan Max Eastman qui l’avait divulgué). Trotski a été condamné par sa perspective fondamentale, parce qu’au moment où la bureaucratie se connaît elle-même dans son résultat comme classe contre-révolutionnaire à l’intérieur, elle doit choisir aussi d’être effectivement contre-révolutionnaire à l’extérieur au nom de la révolution, comme chez elle. La lutte ultérieure de Trotski pour une IVe Internationale contient la même inconséquence. Il a refusé toute sa vie de reconnaître dans la bureaucratie le pouvoir d’une classe séparée, parce qu’il était devenu pendant la deuxième révolution russe le partisan inconditionnel de la forme bolchevique d’organisation » (thèse 112). « L’illusion néoléniniste du trotskisme actuel, parce qu’elle est à tout moment démentie par la réalité de la société capitaliste moderne, tant bourgeoise que bureaucratique, trouve naturellement un champ d’application privilégié dans les pays “sous-développés” formellement indépendants, où l’illusion d’une quelconque variante de socialisme étatique et bureaucratique est consciemment manipulée comme la simple idéologie du développement économique, par les classes dirigeantes locales » (thèse 113).

La critique de Trotski et du trotskisme par Guy Debord est sans aucune concession bien que celui-ci reconnaisse les qualités d’anticipation politique de Trotski qui ne seront, selon lui, jamais poussées jusqu’au bout de leur logique organisationnelle sinon conceptuelle. Ce qui coûtera la vie à Trotski et fera dériver et même échouer de nombreuses tendances du trotskisme, par exemple dans l’incompréhension totale des événements de Mai 68 par le courant lambertiste.

La critique de Debord s’impose sur le terrain même du trotskisme et de ce que fut la conception de la lutte politique de Trotski avec ses défauts et ses qualités : la révolution permanente élaborée avec Parvus à partir de Marx, la bureaucratie contre laquelle Trotski et les trotskistes tentèrent de s’opposer souvent jusqu’à la mort, et les conséquences désastreuses, selon Debord, de l’engagement trotskiste vis-à-vis du tiers-monde ou des pays en voie de développement (Algérie, Yougoslavie, Cuba, Chine, etc.) perçus de fait comme des États-substituts à l’URSS bureaucratisée et qualifiée d’« État ouvrier dégénéré ».

Quelques années avant la parution de la Société du spectacle (1967), dans le numéro 8 de la revue Internationale situationniste (IS) (janvier 1963), un article d’Alexander Trocchi, « Technique du coup du monde » avait précédé l’analyse de Guy Debord. « Le coup du monde, précise l’auteur, doit être, au plus large sens, culturel. Avec ses mille techniciens Trotski a saisi les viaducs, les ponts, les communications téléphoniques et les sources d’énergie. Les policiers, victimes des conventions, ont contribué à sa brillante entreprise en montant la garde autour des vieux hommes dans le Kremlin. Ces derniers n’ont pas eu assez d’imagination pour s’aviser combien leur présence même au siège traditionnel du gouvernement était incongrue, à côté de la question. L’histoire les a pris de flanc. Trotski avait les gares, et les génératrices, et le “gouvernement” fut en définitive lock-outé de l’histoire par sa propre police » (p. 48).

Dans le dernier numéro de l’IS (numéro 12, septembre 1969) l’auteur anonyme revient sur les positions politiques de Trotski et ses analyses de la bureaucratie. « On dirait que l’histoire des vingt dernières années s’est donné pour unique tâche de démentir les analyses de Trotski sur la bureaucratie. Victime d’une sorte de “subjectivisme de classe”, il n’a voulu voir – tout au long de sa vie – dans la pratique stalinienne, que la déviation momentanée d’une couche usurpatrice, une “réaction thermidorienne”. Idéologue de la révolution bolchevique, Trotski ne pouvait devenir le théoricien de la révolution prolétarienne, lors de la restauration stalinienne. En refusant de reconnaître la bureaucratie au pouvoir pour ce qu’elle est, à savoir une nouvelle classe exploiteuse, ce Hegel de la révolution trahie s’est interdit d’en fournir la véritable critique. L’impuissance théorique et pratique du trotskisme (dans toutes ses nuances) est en grande partie contenue dans ce péché originel du maître. »

Toutes ces analyses renvoient pour ce qui concerne l’une des branches des trotskistes français – la branche frankiste5 – aux premiers débats qui ont marqué en profondeur la fondation de la Ligue communiste (1968-1969) lorsqu’il s’agissait, entre autres, de décider d’intégrer la IVe Internationale ou pas. On sait que Daniel Bensaïd avec d’autres (Scalabrino, Rotman, Récanati6…) plus fermement encore, Maler, Joshua, ne fut pas à l’époque le plus chaud partisan de cette adhésion. Daniel Bensaïd, il le dira bien plus tard, imaginait plutôt une Ve Internationale regroupant divers mouvements parfois très hétéroclites (anticolonialistes, tiers-mondistes, Black Panters, etc.). Daniel Bensaïd sortait, ou plus exactement avait été expulsé, du Parti communiste et n’avait pas la même histoire politique personnelle qu’Alain Krivine ou Henri Weber déjà membres de la IVe Internationale depuis quelques années. Par contre, dès que l’adhésion à la IVe Internationale fut votée, il prit une part active sinon décisive à son essor jusqu’à en être l’un de ses dirigeants les plus actifs, en particulier en Amérique latine.

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Si l’on connaissait donc l’intérêt de Guy Debord et des situationnistes pour Trotski et le trotskisme, un intérêt participant d’une critique sans concession mais attentionnée, un jugement souvent acerbe tout en étant plutôt obligeant avec le créateur et le chef de l’Armée rouge, avec celui qui s’opposa avec la dernière énergie à Staline et au stalinisme, on ne pouvait supposer, de loin, l’intérêt de Daniel Bensaïd pour les thèses situationnistes, sa lecture de Guy Debord et par ordre d’entrée en scène tout autant des auteurs suivants : Marcuse, Lefebvre, Baudrillard, Jameson et de bien d’autres figures historiques de la philosophie de langue allemande (Lukacs, Bloch…) qui apparaissent tout au long de son dernier ouvrage Le Spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise.

Ce texte inachevé, en cours de rédaction avant le décès bien trop brutal de son auteur est une façon d’ébauche, le plan du livre existe, mais riche de spéculations concrètes, d’interrogations fécondes ; il rassemble des réflexions sur les thèmes déployés par ces théoriciens tout au long du XXe siècle. Pour avoir lu la plupart des ouvrages de Daniel Bensaïd, je dois dire que cet ouvrage-là fut une surprise, plutôt agréable et même plaisante. Non que les ouvrages d’avant celui-ci ne m’aient pas intéressé, bien au contraire. Mais, précisément, dans ce dernier ouvrage et dans les articles retrouvés après son décès par Sophie Bensaïd.

Ce que Daniel Bensaïd a jeté par écrit à l’aube de sa vie et qui est peut-être comme une forme sinon de testament du moins de legs politique nous interroge en profondeur, en tout cas interroge ceux qui voudraient continuer de s’interroger, entre autres, sur les possibilités d’une transformation sociale, sur les conditions de ces possibilités, sur les entraves de ces conditions. Tant les « thèmes » proposés dans l’annexe I que le plan général (annexe II) de cet ouvrage, et que Daniel Bensaïd nous laisse entrevoir et entreprend de développer, constituent une surprise, je l’ai déjà dit, mais mieux une découverte sur la grande capacité d’ouverture, l’intérêt intellectuel et la remise sinon en cause du moins en mouvement de sa propre histoire, eu égard à des questionnements, des problématiques et des auteurs pourtant éloignés d’un cercle souvent par trop restreint aux habitués des controverses politico-idéologiques classiques.

C’est le cas, par exemple, avec Herbert Marcuse qui dès 1964 avec l’Homme unidimensionnel remet en partie en cause le sujet révolutionnaire classique, soit le prolétariat en tant que classe porteuse du bouleversement social le plus radical, et ce pour défendre l’idée de son intégration définitive aux normes de la société bourgeoise dans le conformisme le plus total. À partir de cette analyse, Marcuse voudra percevoir dans les mobilisations étudiantes des années soixante, dans les mouvements sociaux, politiques voire idéologiques nouveaux, aux États-Unis et en Europe, autour de la sexualité libre, du féminisme, des luttes écologiques, de l’antiracisme…, les ferments d’un refus de la société de consommation alors en plein essor.

C’est le cas également avec Guy Debord, dont les thèses seront de plus en plus « crépusculaires » (« le spectaculaire intégré »), dixit D. Bensaïd ; on atteindra même le stade de la quasi-fatalité d’une société en proie à sa désintégration irréversible et que les pauvres moyens dont elle disposait encore pour faire barrage se sont d’eux-mêmes dissous, à l’instar du cinéma.

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Or, que nous dit l’intérêt de Daniel Bensaïd pour tous ces auteurs ? Et de quoi Daniel Bensaïd a-t-il peut-être voulu nous avertir ?

Les analyses de Marcuse ou Debord, certes de manière assez différente, sont en totale opposition avec les thèses de Marx et de Trotski sur le prolétariat en tant que principal sujet libérateur de toutes les formes d’aliénation passées et actuelles. Il est à peine nécessaire de le rappeler. Mais là n’est pas l’objet de mon propos. La question est de savoir pourquoi Daniel Bensaïd s’est intéressé, aujourd’hui, à ces auteurs-là, peu fréquentés par son propre courant politique, des auteurs souvent « accusés » d’avoir érigé les formes mêmes de l’aliénation jusqu’à la hauteur et la profondeur de structures absolues de sociétés face auxquelles, in fine, on ne peut rien.

Daniel Bensaïd a-t-il souhaité « affronter » ceux qui lui paraissaient peut-être les plus difficiles ou délicats à critiquer parce que, pour certains, les plus proches de lui ? Mais « proches » qu’est-ce à dire encore ? Ne serait-ce pas à mieux définir ?

Je reste pour ma part certain que la maladie de Daniel Bensaïd y est pour beaucoup dans cet intérêt pour ces auteurs-là. Comme il l’aura lui-même écrit, si près de la mort pendant tant d’années, « les proportions et les perspectives temporelles s’en trouvent modifiées7 », elles prennent assurément une autre dimension. Ce qu’il a su être une fin plus ou moins lointaine et le traumatisme qui en a résulté n’est pas pour rien, me semble-t-il, dans la suite de son parcours militant et intellectuel ; se désengageant progressivement de celui-là pour s’absorber dans celui-ci. Sans doute, est-il alors dans « l’après-coup » (Nachträglichkeit, Freud), soit ce remaniement, cette réinscription, le surgissement d’une nouvelle temporalité qui est mise au premier plan, soit encore la réorganisation de sa propre vie quotidienne désormais chamboulée.

Bref, on ne peut plus apprécier sinon voir les choses comme avant ; et d’autant plus pour le projet politique qui est dès lors lui aussi remis en cause. Ce qui était lointain peut se rapprocher ; ce qui était si proche devenir tellement lointain. Jamais désabusé mais avec le doute en guise de regard politique.

Il va sans dire que l’exercice auquel je me livre ici même, s’il ne se fait pas dans les mêmes conditions qui furent celles auxquelles Daniel Bensaïd fut confronté, n’en constitue pas moins un autre « après-coup ». Le décès de Daniel Bensaïd que je ne connaissais que trop peu, et parce qu’il fut un ami et le resta malgré des divergences, produisit chez moi, et je peux l’imaginer pour beaucoup d’autres, une douleur aiguë. Qu’emportait Daniel Bensaïd dans son départ et qui nous fut si violent ? « Pour celles et ceux de sa génération et de la mienne, c’est une partie de nous-mêmes qui part avec lui ; sans doute la meilleure, celle de notre jeunesse ardente et de nos espérances sans calculs, ni compromis8. » La meilleure part, celle de notre jeunesse, qu’il incarnait à sa façon. Et cela est perdu à jamais. Ce deuil des possibilités de révolution sociale se redoublait pour nous par le deuil de l’une de ses figures les plus attachantes. Et l’on sait que chez Freud, le deuil est à rapprocher de la mélancolie en tant que celui-là « est régulièrement la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction mise à sa place, la patrie, la liberté, un idéal, etc.9 ».

On perçoit dans Le Spectacle, stade ultime… de Daniel Bensaïd et dans nombre de ses articles autour de questions toujours essentielles – le triptyque aliénation-fétichisme-réification dans lequel il faut inclure une réflexion originale sur l’urbain, la ville – un intérêt qui n’est pas que théorique, froid ou distant, mais tout au contraire une façon de conversation avec ces auteurs qui ne pouvaient lui répondre10. Daniel Bensaïd pointe avec Marcuse et Debord les figures essentielles de la critique de la société de classe. Ceux-là mêmes qui ont été les opposants les plus irréductibles au système parce que les plus précis dans leurs critiques. Sont-ils alors si « proches » ? Ou Daniel Bensaïd a-t-il voulu nous les présenter, les intégrer parce qu’ils font partie du cercle des révolutionnaires disparus ? Ces auteurs ne veulent plus en découdre avec cette société par les moyens que la société s’est elle-même donné ou nous a laissé : les partis politiques, les avant-gardes, l’art, etc., considérées comme tout autant réifiées, fétichisées et donc aliénantes que l’argent, la marchandise, l’économie, l’État, etc. Daniel Bensaïd va pourtant chercher les propres arguments, les concepts de ces auteurs pour les exposer dans le détail et nous les faire parvenir. Comme s’il fallait non seulement prendre en considération ces auteurs pourtant éloignés de la vision du monde habituelle mais aussi se les approprier non comme des ennemis politiques mais comme les adversaires les plus valables. Difficile dialectique !

On voit ainsi Daniel Bensaïd suivre page après page les livres importants de toutes les figures essentielles de la critique dialectique, d’un marxisme non ossifié, et mettre au jour : la puissance inouïe d’un Capital qui ne cesse de se renouveler, le prurit de la marchandise qui s’étale sur la peau de la société, la séparation nature/société, sujet/objet, travail/capital, le fétichisme de la marchandise (Marx, D. Bensaïd aurait pu ajouter Roubine et surtout Rosdolsky) inséparable du fétichisme sexuel (Freud), l’incessant calcul et la rationalité dévastatrice (F. Jakubowski), la réification généralisée en tant que développement radical et absolu de la marchandise (Lukacs), la lente glissade de nos sociétés postindustrielles vers le simulacre que Baudrillard a subtilement analysé, la capacité irrémissible des sociétés capitalistes à tout intégrer dans leur folle danse mortifère11, les formes de domination sociale dont la « désublimation répressive » (Marcuse) constitue sans doute avec la technologie le noyau dur de cette impossible mise à distance des individus et jusqu’à ce concept de « spectacle » que Daniel Bensaïd, après Debord et avec Debord, érige en tant que concept ultime de nos sociétés, l’ultime concept d’une tragédie en tant que tragédie ultime du concept. La totalité de la société apparaît alors comme une immense centrifugeuse projetant, plaquant et écrasant tout ce qui apparaît sur ses bords (« in girum imus nocte et consumimur igni12 »).

Spectateurs de leur propre impuissance, les individus sont dans l’incapacité de faire surgir l’élément subjectif – le Parti, la théorie révolutionnaire, le sujet émancipateur… –, bien que la stratégie en tant que guerre de mouvement, jeu de luttes politiques incessantes persiste dans l’ensemble des rapports qu’entretiennent les individus entre eux ; même si partout règnent le doute et le scepticisme ce dernier constituant la pointe avancée du politique arrimé aux fausses alternatives (« un autre monde est possible », « la politique autrement », etc.). Quel « projet » ? Quel « choix initial » pour reprendre Marcuse comme le fait Daniel Bensaïd ?

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Le dernier chapitre (VI), intitulé « Du spectacle au simulacre », aborde la question de l’urbanisation des villes et de leur possible fin historique précisément dans leur urbanisation. Des thèmes que Daniel Bensaïd reprend et développe dans plusieurs articles, comme Guy Debord les avait initiés dans La Société du spectacle par un septième chapitre intitulé « L’aménagement du territoire ». On y perçoit l’art de l’analyse de Daniel Bensaïd pour un thème qui semble ne concerner que les spécialistes : architectes, urbanistes, écologistes, techniciens de l’environnement, paysagistes, etc. Au contraire, la ville dans sa dimension historique et l’histoire dans sa dimension de ville sont le centre de la société du spectacle, là où elle surgit, se maintient, prolifère. Rappelant ailleurs le souhait d’un Le Corbusier de la « suppression de la rue », Daniel Bensaïd insiste sur la marchandisation de la ville qui n’est pas réductible au seul étalage publicitaire d’objets insignifiants mais qui est une politique du temps, celle des transports, du travail, du repos ou de son organisation sous la forme des loisirs.

Il insiste, à juste titre, sur les loisirs comme la cristallisation du temps libre à partir d’une captation par l’urbanisme de ce qui pouvait rester d’un temps libre soustrait au Capital (Daniel Bensaïd note pour une fois que parmi les pseudo-événements préfabriqués « le sport spectaculaire [est] produit à profusion13 »). Ce que Debord avait perçu dans sa critique de l’écologie en 195914

! Daniel Bensaïd peut alors ajouter que la ville et la campagne ne sont plus que « l’effondrement simultané, l’usure réciproque », les banlieues n’existent plus, absentes en tant que non-lieux. Debord constate que la planète est malade ; et que le remède, par exemple dans « une critique esthétique » rate son objet puisque « déjà le problème de la dégradation de la totalité de l’environnement naturel et humain a complètement cessé de se poser sur le plan de la prétendue qualité ancienne, esthétique ou autre, pour devenir radicalement le problème même de la possibilité matérielle d’existence du monde qui poursuit un tel mouvement15 ».

  1. Marc Perelman partage son temps entre ses recherches et leur enseignement à l’université de Nanterre, la rédaction d’ouvrages et d’articles et la direction de collections de livres (son site : www.marcperelman.com).
  2. Guy Debord caractérisait Alain Badiou comme « le pire de tous » parmi les « déchets critiques, qu’[il] se propos[ait] de concasser ». Lettre de Guy Debord à Jean-François Martos du 16 mai 1982, in Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord, Paris, Le Fin mot de l’histoire, 1998, p. 50.
  3. Guy Debord et Gianfranco Sanguinetti, « Thèses sur l’Internationale situationniste et son temps », in La Véritable Scission dans l’Internationale, Paris, Éditions Champ libre, 1972, p. 41 sqq.
  4. Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967, p. 82, 91-93.
  5. Du nom de Pierre Frank (1905-1984), l’un des dirigeants de la section française de la IVe Internationale avant et après la Seconde Guerre mondiale et de la direction de la IVe Internationale, à partir de sa réunification partielle de 1963.
  6. Cf. « De l’internationalisme à l’Internationale. Pourquoi nous avons adhéré… », in Construire le parti, construire l’Internationale, « Cahiers “Rouge” », n° 8-9, Paris, François Maspero, 1969, p. 57-77.
  7. Daniel Bensaïd, Une lente impatience, Paris, Stock, « Un ordre d’idées », 2004, p. 449 sq.
  8. Charles Michaloux aux obsèques de Daniel Bensaïd, le 20 janvier 2010.
  9. Sigmund Freud, Métapsychologie, Paris, Gallimard, « Idées », 1968, p. 148.
  10. Daniel Bensaïd, sur une sollicitation de ma part, avait accepté de me confier un ensemble de textes qui, réarticulés, deviendront l’ouvrage intitulé La Discordance des temps (Paris, Les Éditions de la Passion, 1995). À cette occasion et par cet ouvrage, précisément ce livre, j’ai vu cette façon très charnelle de la part de Daniel Bensaïd de travailler les idées de sorte qu’elles prennent toujours corps. Le concept fait corps, lui donnant cette épaisseur feuilletée, cette profondeur nourrie, sustentée et qui vient du corps lui-même.
  11. Et jusqu’à celui qui en fut le plus farouche adversaire, Guy Debord lui-même, dont les archives personnelles, désormais « Trésor national » depuis le 29 janvier 2009, sont exposées à la Bibliothèque nationale de France dans le cadre d’une rétrospective : « Guy Debord. Un art de la guerre ». Celui qui écrivit qu’il avait : « mérité la haine universelle de la société de [son] temps, et aurai[t] été fâché d’avoir d’autres mérites aux yeux d’une telle société » (Œuvres cinématographiques complètes, Paris, Éditions Champ libre, 1978, p. 208-209) se voyait reconnu comme l’un de ses plus grands penseurs, le chef d’une armée, et qu’il fallait protéger afin de le faire connaître au public par le biais de l’une des plus importantes institutions de la République française. Guy Debord, qui s’est suicidé en 1994, n’a été en rien responsable de ce funeste sarcophage.
  12. « Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu », in Œuvres cinématographiques complètes, op. cit., p. 187-278.
  13. Daniel Bensaïd, Le Spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise, Paris, éditions Lignes, 2011, p. 117.
  14. « L’écologie, qui se préoccupe de l’habitat, veut faire sa place dans un complexe urbain à un espace social pour les loisirs (ou parfois, plus restrictivement, à un espace urbaniste-symbolique exprimant et mettant en ordre visible la structure fixée d’une société). Mais l’écologie n’entre jamais dans les considérations sur les loisirs, leur renouvellement et leur sens. L’écologie considère les loisirs comme hétérogènes par rapport à l’urbanisme. Nous pensons au contraire que l’urbanisme domine aussi les loisirs ; est l’objet même des loisirs. Nous lions l’urbanisme à une idée nouvelle des loisirs, comme, d’une façon plus générale, nous envisageons l’unité de tous les problèmes de transformation du monde ; nous ne reconnaissons de révolution que dans la totalité. » « Écologie, psychogéographie et transformation du milieu humain », in Guy Debord, Œuvres, Paris, Gallimard, « Quarto », 2006, p. 458-459.
  15. « La planète malade » (rédigé en 1971), in Guy Debord, Œuvres, op. cit., p. 1063-1064. Debord stigmatise « la lèpre urbanistique qui s’étale toujours à la place de ce que furent la ville et la campagne ».

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