Pensant à Guy, me revient obstinément en mémoire l’image bouleversante et dérisoire d’un passage à Apostrophes, où il figurait en compagnie de Bernard Tapie et de Laurent Dispot, le premier gagneur et tapageur, le second agressif et amer. L’un conquérant satisfait, l’autre saturé de ressentiment : deux retombées négatives de « l’esprit de Mai ».
Égaré dans cette séance agitée du marché médiatique, Guy ne parlait pas le même langage. Il contemplait, détaché, de passage, souriant tristement, « cette modernité effondrée sur elle-même ». Celui qui croyait au style traversait sans éclaboussures le petit monde de ceux qui ne croient qu’à la mode.
Existe-t-il un lien entre ce Guy Hocquenghem, à la recherche d’une « différence non banalisée », sa gravité de dandy dans le frivole, et le militant qu’il fut ? La politique militante ne fut-elle pour lui qu’une mauvaise bifurcation, une erreur de parcours, le signe de reconnaissance éphémère d’une génération ? Ou bien la politique, telle que nous l’avons un moment rêvé, par-delà les différences, entretenait-elle quelque sourde connivence avec l’exigence éthique et esthétique qui traverse ses derniers textes ?
Je sais qu’il faut se défier des illusions rétrospectives. Je me contenterai donc de remarques et d’interrogations, nourries d’une expérience partielle, d’un bref cheminement commun.
Nous appartenions, en 1966-1967, au même cercle de la Jeunesse communiste révolutionnaire. Guy y apparaissait par intermittence, un peu distant, un peu distrait, un peu lointain, un peu ailleurs. Sa présence à éclipse était auréolée de son mystère. Rehaussée aussi du fait qu’il était le seul des nôtres dans le bouillon de culture maoïsant de la rue d’Ulm.
Encore dissident. Toujours différent.
Ensemble, nous avons travaillé à une presse épisodique et artisanale, puis, en Mai 68, à la publication d’un bulletin quotidien modestement polycopié, rédigé à la sauvette dans la cour de la Sorbonne.
Dans les assemblées étudiantes de l’Unef, son homosexualité était la cible d’allusions et de sarcasmes. Nous assumions en silence. Vaguement solidaires, mais sans faire front. En ces temps d’avant Mai, de modèles épiques et de vertus militantes viriles, l’homosexualité n’était plus tout à fait taboue mais, dans les organisations révolutionnaires, elle appartenait toujours à la rubrique des « questions de sécurité ». Nous n’allions pas au-delà. Tolérance tacite, boiteuse, honteuse, qui privatisait la différence au lieu de la revendiquer.
Dès août 1968, nos trajectoires ont commencé à diverger. L’histoire nous avait gâtés, le temps d’un printemps. Nous avions été chassés du Parti communiste, trois ans plus tôt seulement, en proclamant contre toute évidence l’actualité de la révolution et du socialisme dans notre vieille Europe prospère et somnolente. Nous nous étions aussitôt retrouvés emportés dans les tourbillons mêlés d’une grève générale et d’une grande rénovation culturelle.
Comment continuer ? Où aller ? C’était l’heure des choix.
Les désaccords avec Guy apparurent très tôt, lors d’une réunion « clandestine » (nous avions été illégalisés) à Bruxelles, en plein été. Ils portaient sur le type d’organisation à construire, le « léninisme », l’attitude devant la révolution culturelle chinoise… Les projets étaient sans aucun doute divergents. Il y eut textes et discussions. D’autant plus péremptoires et solennels que les uns et les autres croyaient à l’imminence d’un grand chambardement. La rupture devenait inévitable. Presque naturelle.
Mais ce fut tout de même une exclusion. Pour lui, une de plus.
À lire, dans sa Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, l’évocation de cet épisode, il m’apparaît aujourd’hui que la désinvolture avec laquelle il faisait front couvrait une plus profonde blessure. Le congrès clandestin de fondation de la Ligue communiste se tenant à Mannheim, à Pâques 1969, il fit le voyage à Strasbourg pour y rencontrer dans la cathédrale la commission de discipline chargée d’infirmer ou de confirmer la sanction.
Certains vétérans de l’époque ont lu avec plaisir ou jubilation sa Lettre ouverte. Je partage, pour ma part, sa répugnance à endosser les promiscuités et les compromissions d’une « génération » somme toute peu recommandable. Mais ce petit livre me paraît aller au-delà du divertissement ou de l’exercice mondain de portraits très parisiens. Si pamphlet il y a, il s’agit d’un pamphlet esthétique, plutôt que politique, au sens courant et restreint du terme. Nous nous retrouvons sur des refus. Ce qui n’est pas rien. Non sur des réponses. L’hommage sincère à son œuvre et le respect de ses convictions réclament non la louange incolore, mais la reconnaissance des différences maintenues.
L’Âme atomique s’ouvre sur la formule de Wittgenstein : « L’éthique et l’esthétique sont un. » Soit. Je m’entête pour ma part à penser que le dernier message de Walter Benjamin, celui de Zentralpark, des Passages et des Thèses sur le concept d’histoire, est celui de leur unité dans le présent chargé de possibles, dans l’à-présent qui est le temps spécifique du politique. Guy invoquait une lignée littéraire et philosophique, celle de Brummel, de Byron, de Fourier, de Baudelaire… Saint-Just, Blanqui, Trotski, Guevara tracent en parallèle une lignée mélancolique de grands solitaires politiques, en des moments cruciaux et énigmatiques de l’histoire.
Pour Hocquenghem et Schérer, l’action politique participe de la dégradation généralisée et plonge dans l’impuissance. Seule l’esthétique, par son pacte avec l’éthique, peut encore sauver quelque chose. La lucidité devant le désastre impliquerait une déconstruction méthodique des postulats optimistes du siècle passé, de sa foi positiviste dans les vertus libératrices de la science, de la technique et du progrès. « Le concept de science implose, entraînant avec lui l’histoire. » La pensée de la catastrophe, non comme exception du système, mais comme sa règle latente, l’emporte. Retour donc à Fourier, qui « ne voit dans le progrès que la catastrophe sociale », que les crimes de la terreur, dans la civilisation qu’une perversion du mouvement social, « un contre-essor », « une contremarche ».
Au désenchantement du monde, répond la mélancolie, thème conducteur de L’Âme atomique : « Confrontée au rationalisme, à l’objectif, la mélancolie est le germe de lucidité dans la catastrophe de la modernité… une capacité d’éveil, d’utopie, inscrite au cœur de chacun. » Elle réplique à la catastrophe moderne par l’expression outrée d’un désenchantement universel, qui expulse Dieu des phénomènes et vide la matière de ses forces spirituelles. Ainsi comprise, la mélancolie n’est pas, en effet, une catégorie politique, mais esthétique, dont le dandysme est la traduction : « Le dandy sans doute change de peau en changeant de vêtement ; il cultive le raffinement et le détail pour s’arracher au vulgaire, affirmer sa singularité. » Cette originalité minutieuse n’a rien de frivole. Elle est « le dernier éclat de l’héroïsme dans les décadences ».
Dandysme et mélancolie traceraient donc le point de retournement où se laisse entrevoir un possible réenchantement du monde. Il s’agit de « rendre une âme au prosaïsme et au désenchantement positiviste qui nous entourent… une âme qui ne soit pas le toc sentimental d’un kitsch cynique. » Une telle ambition ne saurait avoir d’autre point de départ que la résistance esthétique : « rendre l’âme au monde est le vivre esthétiquement ». Contre les images envahissantes qui « émiettent l’âme », contre le double coup de l’information et de l’image martelée, sous lequel « nous retentissons » sans choisir, c’est le dernier défi lancé à un destin de plus en plus étroitement tramé, à un système de plus en plus compact, malgré les tolérances et les libertés en trompe-l’œil d’un individualisme sans personnalité.
La seule ouverture dans cette cuirasse de désespoir résiderait dans l’invention d’un « nouveau régime de signes », à contre-courant de l’inflation d’images et de la dévaluation du sens. Un régime tourné vers l’utopie, l’aléatoire et le possible. Ainsi seulement chaque moment pourrait-il être arraché à l’enchaînement mécanique d’un temps sans rythme ni événement, rendu à l’inopiné, à une disponibilité qui est celle d’un « messianisme sans messie ».
La critique du progrès mécanique, du déterminisme historique, de l’individualisme factice, de l’investissement de la communication par la production marchande, nous définit des ennemis communs. Non seulement les trognes de baraque foraine prises pour cibles dans la Lettre ouverte, mais plus fondamentalement les grands fétiches dont elles ne sont que le tatouage de circonstance : le Capital, le socialisme positiviste des bureaucraties social-démocrate ou stalinienne, le bavardage de l’information médiatique… Mais comment ne pas voir que la mélancolie de Baudelaire est jumelle du credo scientifique de Renan, que l’un et l’autre ont en partage le grand désenchantement des quarante-huitards, et répondent sur des voies différences au même reflux de l’espérance politique ?
Naturalisation et esthétisation de l’histoire puisent à la même source. Il est certes des moments de résistance nécessaire dans l’infime, de guérilla dans le détail, où l’intelligence est réduite à l’arme blanche contre les broussailles de la folie et du mythe. La grande flambée utopique de 68, si vite éteinte, ne laisse aujourd’hui derrière elle que les cendres froides de la gestion quotidienne du réel. Sur les décombres de l’imaginaire social, revient en force la philosophie politique classique et ses équilibres dérisoires prétendant contenir la déraison. À contre-courant de ces réhabilitations à bout de souffle, Hocquenghem et Schérer concluent radicalement à la « fin du politique », qui sonnerait « simultanément le glas de toute politique, impuissante à conduire aux fins qu’elle se propose ».
Il ne resterait donc qu’à s’accrocher à ce que Maffesoli appelle « des utopies interstitielles », à se lover dans les brèches et fissures d’un système de plus en plus compact et opaque, à tourner le dos à la vanité redoutable des grandes totalisations politiques ? Mais le politique ne se laisse pas aussi aisément congédier. Il nous attend toujours au prochain tournant. Nous pouvons feindre de l’ignorer. Il ne nous lâche pas d’une semelle. Quel serait donc l’avenir d’une résistance en miettes, qui renoncerait, sinon à toute utopie unifiante, du moins et plus sobrement à tout projet ? Que resterait-il de l’esthétique et de l’éthique, le jour où nous nous serions résignés à abandonner le politique aux politiques ?
Il est vrai – et c’est peut-être le trait d’union souterrain – que nous avions imaginé la politique autrement. Comme Benjamin, lorsqu’il affirmait que la politique prime désormais l’histoire et revendiquait une politisation de l’esthétique contre l’esthétisation monumentale (fasciste ou stalinienne) de la politique.
Une politique messianique sans messie ?
Le Messie de Benjamin n’est pas une allégorie de l’Utopie. Sécularisé, il surgit pour opposer aux chaînes de la succession temporelle les « peut-être » acérés de son présent, au sens alourdi du réel, le sens dansant du virtuel. Il n’apporte pas la promesse d’un paradis retrouvé, mais plus simplement la possibilité effective d’une libération toujours inachevée. Il est encore animé des passions prophétiques et des foudres qui embrasent Jean dans La Colère de l’agneau. Le Nazaréen, lui, était « trop doux pour ces temps amers. »
Le Guy que j’ai connu était bizarre. De cette bizarrerie qui fait la beauté et la différence. Il se savait pourtant menacé jusque dans cette dernière ligne de résistance. « La différence banalisée devient un hommage à la norme ». Or la production de masse est une formidable machine à banaliser les différences. La mode même a pour principe la généralisation et la diffusion de la singularité. D’où sa morbidité. Face à cette puissance dévorante, il n’est d’autre recours que d’opposer à ses propagations rapides, à sa diffusion descendante, la lente et patiente gestation ascendante d’un style.
Exercice solitaire.
Cahiers de l’imaginaire, « Présence de Guy Hocquenghem », L’Harmattan, 1992