Jeanne d’Arc, affaire non classée

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Le personnage de Jeanne excède ses représentations. Entre histoire et mémoire, entre le témoignage des archives et le travail du mythe, il cristallise les attentes toujours recommencées du présent. Nos passions collectives viennent périodiquement s’éprouver à son miroir.

Pourquoi tant de visages et de métamorphoses ? Figure des temps de transition et de dérèglement, où un ordre s’efface avant qu’un autre ait encore pris forme, Jeanne est une énigmatique passante et une extraordinaire passeuse. Entre déjà-plus et pas-encore, ces moments fugaces sont propices aux prodiges et aux jaillissements. La Pucelle chevauche entre le crépuscule du Moyen-Âge et l’aube de la Renaissance. Théologienne spontanée de la libération, championne de la foi populaire face aux pompes hiérarchiques de l’Église savante, elle surgit entre les hérésies des bégards, des flagellants, des hussites, et la Réforme luthérienne. Elle se faufile entre l’ordre dynastique féodal et un ordre national dont l’idée balbutie aux marges d’un royaume en lambeaux.

La corde raide

Chef d’une guerre éclair de mouvement, elle confirme le déclin de la chevalerie vaincue à Azincourt et expérimente la victoire de l’artillerie sur l’arquebuse. Accusée de sorcellerie, de blasphème et d’idolâtrie, son procès annonce la grande chasse aux sorcières du siècle à venir. Femme enfin, dans un monde d’hommes de guerre, d’Église et de pouvoir, elle est formellement condamnée pour avoir ainsi transgressé l’interdit qui marque la frontière entre les sexes : « Nulle femme ne revêtira un vêtement d’homme. »

Dans cet étroit passage entre deux mondes, Jeanne est sur une corde raide. Elle nous touche par ce mélange de solidité et de fragilité, d’assurance et de défaillance, par l’écartèlement entre la certitude et le doute, par le pressentiment déclaré de sa propre précarité : « Je durerai un an, guère plus. » C’est pourquoi, en fille consciencieuse, elle est aussi pressée de finir le travail entrepris, au mépris des périls et des sombres prédictions.

Elle appartient au cercle rare des « professionnels de la jeunesse » (Péguy), des privilégiés d’une éternelle jeunesse, des vaincus victorieux – les Saint-Just, les Rimbaud, les Guevara. Elle est en quelque sorte la pionnière et la patronne de leurs « victorieuses défaites ».

Son mystère étonne, intrigue et fascine encore. Il naît de la tension entre l’intrépide et moqueuse effrontée, qui prétend avoir gain de cause « aux horions », et la gamine effrayée à l’idée du bûcher et des flammes de l’enfer : « La merveille, écrit Bernanos, c’est qu’une fois, une seule fois dans le monde peut-être, l’enfance ait ainsi comparu devant un tribunal régulier, mais la merveille des merveilles, c’est que ce tribunal ait été un tribunal de gens d’Église. Et non pas un tribunal pour rire. » En effet. Son procès, authentifié par les minutes des scribes, est bien le prototype et l’archétype de tous les procès en hérésie, en dissidence, et en insoumission. Sa résistance, la fidélité à ses voix contre l’imposante autorité de dizaines de prêtres et de docteurs, est le modèle de toutes les résistances, du bon droit qui refuse de se rendre, de la nuque qui refuse de plier.

Le plus extraordinaire, c’est cette capacité à déjouer les traquenards scolastiques et les pièges théologiques des savants, cette habileté à « tricher par simplicité » (selon la formule de Péguy). Et ce défi accusateur envers l’évêque instructeur : « Évêque, je meurs par vous. » Il en a donc fallu des ruses et des arguties, et des combinaisons entre la raison d’Église et la raison d’État, de procès en nullité en procès en canonisation, pour effacer le crime et la trahison, pour métamorphoser la sorcière en sainte.

Affaire inclassable

Affaire sulfureuse dont le dossier en est encore clos au Vatican.

Affaire non classée. Affaire inclassable. De ces rares affaires sur lesquelles « on ne se réconciliera jamais ». C’est pourquoi les Jeanne sont si nombreuses, si changeantes, si contraires. Celles de Péguy et de Bernanos, de Michelet et de Guillemin, d’Anatole France et de Clovis Hugues, de Léo Taxil et de Jean Guitton, de Maurras et de Bernard Shaw, de Schiller et de Brecht, et tant d’autres encore, parmi lesquelles la splendide Jeanne de Joseph Delteil.

« Si l’on mesure à l’aune de l’expérience humaine une telle aventure, elle apparaît invraisemblable, écrit Bernanos. La chance de la pauvre fille était si petite, l’affaire si obscure, et les intérêts en jeu si puissants. » Son irruption faisait désordre. Ce désordre lui survit. Le grand révolutionnaire péruvien José Carlos Mariatégui, admirateur de Gramsci et des surréalistes, écrivait en 1926 à Lima : « Le passé meurt et renaît en chaque génération. En ces temps secoués par les puissants courants de l’irrationnel et de l’inconscient, il est logique que l’esprit humain se sente plus proche de Jeanne d’Arc, mieux à même de la comprendre et de l’apprécier, Jeanne d’Arc est revenue vers nous, portée par la houle de notre propre tempête. »

Elle n’a pas fini de nous revenir.

Car des tempêtes sont à nouveau annoncées.

Le Figaro, mardi 26 octobre 1999

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