La Discordance des temps

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Par Christian Ruby

D’aucuns s’interrogeront pour savoir de quelle discordance il peut bien s’agir. Et, en effet, on a bien l’impression parfois que des accords profonds résonnent dans les pensées du temps, dont on ne peut toujours apprécier les piétinements.

Cela étant, il y a bien, par contre, dans ces pensées une discordance avec le temps (l’époque) dont l’expression la plus manifeste est celle de ce désespoir découragé qui pointe ici ou là. Voilà ce qui explique l’entrée en matière de l’auteur : une lente patience. Rien n’est donné, rien n’est accompli une fois pour toutes, rien ne doit être arrêté. Point de repos ici, mais plutôt un désespoir révolté contre les facilités que beaucoup se donnent dans la lecture des textes, dans le regard qu’ils portent sur le monde, dans les attendus de leur propos.

Des textes, il en est d’abord question : ceux de Marx, bien sûr, mais aussi ceux des interprètes, autorisés ou non (Althusser, mais aussi bien d’autres, cités dans une longue note 1). Toute la première partie de l’ouvrage, « L’argent crie son désir », est consacrée à une telle exploration : comment Le Capital a été écrit-rédigé, comment les économistes s’emparent de ces thèses (fétichisme, crise, cycles, modernité), comment penser le marché (en le dissociant ou non de l’économie capitaliste) ? Sans lourdeur, cependant, l’auteur approche les concepts centraux d’une théorie qui ne peut se résigner à se soumettre aux servitudes des lectures imprécises.

Du monde, il en est ensuite question : « La Diagonale des classes et les figures du conflit », dès lors qu’on aborde les figures contemporaines du conflit. Et la lecture de ces pages ne peut être dissociée à l’instant du moment de parution de l’ouvrage : ce mois de septembre au cours duquel Jacques Bidet et Jacques Texier réunissent, à Nanterre, un Congrès mondial Marx ». Dans le désordre, la bureaucratie, la question des femmes, celle des nations et des ethnies, viennent en avant pour rendre compte des difficultés face auxquelles nous nous trouvons.

Enfin, des articles « Histoire, fins et suites », selon le renversement de la formule de la collection de la revue Espaces-Temps, peut-être plus incisifs, viennent conclure cet ensemble. La littérature, le virtuel, l’espérance, la ville, les philosophes modernes (Ernst Bloch, Walter Benjamin d’abord, puis Jacques Derrida), nourrissent une série d’analyses destinées à montrer que la fonction critique n’est pas nécessairement dissoute dans le contexte actuel.

De toute façon, l’auteur croit toujours en la possibilité de renouveler l’internationalisme déçu par la – déviation – stalinienne. Mais, pour établir plus fermement ce propos, il faut avoir recours à un autre ouvrage, dont celui-ci est le complément : Marx l’intempestif, Fayard, Paris, 1995. S’agit-il vraiment de l’amorce d’un Marx III, comme le suggérait un article de compte rendu paru dans Le Monde des livres (29 septembre 1995) ? La troisième partie de cet ouvrage en donne des prémisses plus conséquentes que les deux premières.

Raison présente n° 17, 1996


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