La Discordance des temps

Par Stavros Tombazos

Ce livre de Daniel Bensaïd se lit en parallèle avec son Marx l’intempestif 1, publié au même moment. Il est organisé en trois parties portant respectivement sur les crises, les classes et l’histoire. La première partie constitue une tentative d’analyse « psychanalytique » du capital. Les rythmes économiques résultent d’un équilibre névrotique et la crise, petite ou grande, est le moment de la perturbation plus ou moins sérieuse de cet équilibre, la « folie » du système comme disait Marx. La seconde partie montre que la lutte de classe n’est pas un conflit social à côté d’autres, mais le conflit de la société moderne, celui qui traverse tous les autres et en détermine les modalités concrètes. Enfin, la troisième partie critique la conception téléologique de l’histoire, si souvent attribuée abusivement à Marx lui-même. Aucun happy end historique n’est garanti, aucun progrès social n’est assuré d’avance, car l’histoire n’obéit pas aux règles de la temporalité linéaire, ni de la logique mécanique.

Rythmes économiques ou le caractère schizoïde du capital

L’abandon du plan initial du Capital en six livres (1857) en faveur du plan définitif en trois livres théoriques a eu une série des conséquences pratiques sur la théorie marxienne des crises, de l’État, du marché et du commerce mondial. La crise par exemple n’est pas traitée dans un livre spécifique comme le prévoyait le plan initial, mais tout au long des trois livres du plan réalisé, et plus précisément à trois niveaux : au niveau de la production, de la circulation et du processus d’ensemble correspondant respectivement aux trois livres du Capital. Si le livre de l’État disparaît du plan définitif, celui-ci n’est pas pour autant absent du Capital. Il apparaît, lui aussi, à tous les niveaux de l’analyse. Le lecteur attentif trouve la superstructure, le droit, la réglementation, dès le premier livre, au fondement même du mode de production capitaliste, lorsqu’il est question du rapport d’exploitation (du taux de plus-value) et de la journée du travail. Quelles que soient les sursimplifications de Marx lui-même en termes de forces productives-rapports de production, infrastructures-superstructures, sa pratique théorique s’éloigne beaucoup d’une vision « architecturale », c’est-à-dire mécanique de la société où chaque « pièce » a sa place bien définie dans un des étages de la construction. Et cela parce que le capital n’est pas une construction, une chose.

De la même manière que le capital apparaît chez Marx sous la « métaphore » de la vie, « la crise s’y manifeste sous la métaphore de “la folie” » (p. 42). Cependant, comme la « vie du capital » n’est pas véritablement une métaphore, mais plutôt un état des choses logique bien précis, un ensemble de règles déterminées, une totalité rationnelle particulière, on peut légitimement se demander si la « folie » a un intérêt autre que symbolique : « Dans quelle mesure l’étude des crises et celle de la folie requièrent-elles des procédures de connaissance analogues ? » (p. 42, en note). En fait, l’équilibre du capital, loin d’être celui de Léon Walras, semble être assez proche de celui de Freud. Il est, plus précisément, l’équilibre névrotique et fragile d’un caractère schizoïde. La crise apparaît chez Marx comme un réveil soudain de la mémoire. La surproduction du capital provient de l’oubli de certains moments nécessaires à la reproduction économique que le désir insensé de valorisation exile dans l’obscurité du sous-concient. Le marasme et la dépression sont la revanche des moments refoulés, leur retour involontaire et violent à la mémoire. La crise est ainsi la manifestation d’un équilibre antérieur névrotique, d’un malaise identitaire, fondé sur la scission du lien social, la séparation de l’inséparable. La possibilité de la crise est inscrite dans le caractère psychique même du capital. L’achat et la vente, loin de coïncider nécessairement, peuvent différer de temps et de lieux. Le dédoublement originaire de la marchandise en valeur d’usage et valeur d’échange, marchandise particulière et marchandise universelle, rend possible cette discordance des temps et des lieux.

Au premier livre du Capital, la crise est étudiée sur la base de la temporalité linéaire de la production, dont les catégories principales, capital constant, capital variable et plus-value, désignent les subdivisions de la valeur produite. La crise provient de l’incompatibilité entre le rythme de croissance du capital constant, d’autant plus accéléré que les améliorations techniques et technologiques graduelles induisent des bouleversements technologiques brusques, et le rythme de croissance du capital variable qui ne peut suivre le premier. La crise n’est pas le résultat du changement technologique stricto sensu mais de l’autonomisation « externe », apparente, de la production et de la consommation. Le changement technologique et la modification de la composition du capital qui lui correspond sont à l’origine d’une diminution relative du capital variable, c’est-à-dire d’une surpopulation ouvrière et d’une diminution des débouchés solvables. Cette scission entre valeur produite et valeur réalisable, cette arythmie toujours existante est manifeste dans la crise qui est à la fois son expression violente et le mécanisme de rétablissement de l’équilibre psychosomatique à travers un processus nécessaire de réappropriation des moments refoulés : dévaluation du capital constant investi, absorption graduelle de la force de travail excédentaire, rétablissement progressif de la demande globale, nouveaux investissements productifs, etc.

Le livre II de la circulation aborde certains éléments d’explication de la périodicité relative des crises et du cycle économique plus généralement. Cette périodicité n’est pas purement accidentelle, elle est liée au temps de rotation du capital fixe. La valeur consommée de ce capital doit être mise de côté pour remplacer le capital fixe « moralement » usé. Des capitaux différents ont évidemment des temps de rotation plus ou moins longs, mais les investissements importants en capital fixe sont relativement concentrés dans le temps. Le temps de rotation du capital fixe est donc la « base matérielle » à l’origine des fluctuations cycliques des mouvements économiques. Naturellement, cette « base matérielle » n’est pas une donnée purement technique. Le temps de rotation du capital fixe dont il est ici question ne dépend pas tant de l’usure physique du capital fixe, que de son usure psychique, « morale ». En d’autres termes, le temps de rotation « moral » ne peut jamais être plus long que le temps de rotation technique, mais il peut être plus ou moins plus court que ce dernier. Ce « plus ou moins » dépend des circonstances diverses et rend ainsi la périodicité des fluctuations relativement irrégulière et, en apparence, accidentelle. Marx est le premier à avoir mis au clair que l’accident a sa nécessité et que ces périodicités chaotiques ont leur ordre et leur raison.

Le taux de profit et la loi de sa baisse tendancielle, développés dans le troisième livre du Capital, présupposent l’analyse précédente et l’approfondissent. Ce premier dépend à la fois du taux d’exploitation, de la composition organique et du temps de rotation pondéré du capital. Le taux de profit est à la fois l’indice central de la santé économique et la cause fondamentale des fluctuations de l’activité. Chez Marx, la baisse du taux de profit provient essentiellement de la désynchronisation entre le rythme de la production de valeur et de plus-value et le rythme de circulation et de consommation des marchandises. Cette désynchronisation est amplifiée par l’activité des satellites du capital industriel, notamment du capital commercial et du capital porteur d’intérêt. La surproduction des valeurs marchandes se fait sentir d’abord dans le commerce puis dans l’industrie, décalage temporaire aggravant les crises périodiques de surproduction car l’industrie poursuit ses activités productives normales, ses crédits et ses investissements indépendamment de l’état réel des conditions de la demande. La scission originaire de la marchandise en valeur d’usage et valeur, marchandise particulière et argent, apparaît à présent sous la forme plus concrète et riche de la scission entre le processus de la production et de la circulation des valeurs, entre les conditions de l’exploitation immédiate et celles de la réalisation.

Marx a démontré l’inévitabilité des crises et il a correctement prévu la concentration croissante des moyens de production, la liaison toujours plus étroite du travail avec les sciences de la nature, l’aggravation du conflit existant entre le caractère à la fois social et privé du travail salarial, la constitution enfin d’un marché capitaliste mondial permettant un essor impétueux des forces productives. Il n’a jamais parlé de la « crise finale ». Il démontre seulement comment « la production capitaliste tend sans cesse à dépasser ses barrières immanentes ». « Les crises ne sont jamais définitives mais toujours surmontables, la question étant de savoir à quel prix et au détriment de qui » (p. 56).

D’un point de vue économique, il serait intéressant de tenter de mettre en rapport le temps de rotation « moral » du capital fixe avec la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, car c’est à partir de ce rapport que l’on peut se former une idée concrète du déroulement du cycle industriel. Cette durée dépend des critères de rentabilité, c’est-à-dire en fait des fluctuations du taux de profit réel et du taux de profit anticipé. Daniel Bensaïd ne le fait pas et c’est pour cette raison que l’on ne trouve aucune description satisfaisante du cycle « mineur » dans son livre. Cependant sa « psychanalyse » du capital à partir de Marx est loin d’avoir un intérêt purement littéraire ou esthétique. Daniel Bensaïd critique en fait la notion de l’équilibre en économie. Un équilibre schizoïde est justement l’absence d’un équilibre positif, mécanique. Le lecteur ne doit donc point être étonné s’il trouve soudainement des critiques explicites de la notion de l’équilibre économique. Ainsi que l’écrit Henryk Grosmann 2, auquel Daniel Bensaïd se réfère, la notion de l’équilibre ne peut constituer qu’une économie atemporelle. L’économiste italien Piero Garegnani, dans une publication de I960 3, l’a prouvé aussi sur le plan mathématique à propos de l’équilibre général de Léon Walras. Les deux sous-systèmes d’équations constituant l’équilibre général sont insolubles dès que l’on introduit le facteur temps : les biens « capitaux neufs » devraient fournir des « services producteurs » avant même qu’ils ne soient produits. Et comme cela est illogique, les économistes néoclas¬siques ont tenté de sauver le modèle en introduisant l’hypothèse d’une économie à un seul bien pouvant être utilisé comme simple bien de consommation et comme capital indifféremment. Ils ont ainsi sauvé le modèle, mais ils ont détruit toute notion d’échange et de marché. La forme mathématique cependant ne ment pas. On a initialement supposé une société constituée d’individus identiques et la forme, par sa dynamique et sa rigueur propre, a exigé la production des biens également identiques.

Le problème avec l’économie dominante n’est pas qu’elle quantifie tout, mais plutôt qu’elle échoue à la quantification car on ne peut quantifier que ce qui est soumis à la logique stricte et restreinte de la quantité.

La logique du déséquilibre, écrit Bensaïd, « s’applique notamment aux “grands cycles” ou “ondes longues” » (p. 64). Il parcourt brièvement toutes les études d’importance pour démontrer qu’aucune régularité statistique des ondes longues de la conjoncture ne suffit à établir une loi causale expliquant les fluctuations longues. Plus précisément, si le passage d’une phase ascendante à une phase descendante est, en dernière analyse, explicable par la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, le passage opposé demeure un « mystère ». En d’autres termes, ce passage n’a rien d’automatique. Bensaïd suit jusqu’ici, pour l’essentiel, le raisonnement d’Ernest Mandel inspiré par les intuitions de Trotski. Mais Mandel explique le passage d’une onde dépressive à une onde expansive par l’intervention des facteurs « extra-économiques » ou « exogènes ». Ces facteurs cependant, pour ne pas fonctionner dans l’analyse comme un deus ex machina, exigent eux-mêmes une explication. Ils doivent donc être articulés au cycle économique ce que, en effet, Mandel tente de faire. Mais si l’on déduit l’exogène de l’endogène, on tourne en rond car on explique le cycle économique par ce que ce cycle est censé expliquer. En outre, ce découpage entre « endogène » et « exogène », qui d’une manière ou d’une autre, implicitement ou explicitement, est présent dans des analyses de divers auteurs et dans des traditions de pensée très différentes, « présuppose une distinction radicale entre économique et extra-économique » (p. 76) que l’on ne peut accepter. En bref, la plupart des analyses de ce type, quels que soient leurs abords, « n’échappent pas aux limites d’un certain schéma de causalité » (p. 78). « La question non résolue des rythmes économiques, conclut Bensaïd, renvoie […] d’une théorie des crises à une autre conceptualisation de l’histoire, annonçant les “structures dissipatives”, le chaos déterministe, la logique du vivant et ses systèmes ouverts » (p. 84).

Le conflit des classes n’est pas un conflit parmi d’autres

L’approche de Max Weber et l’approche de Marx des classes sociales modernes sont radicalement opposées : « Alors que Marx souligne la relation conflictuelle entre les classes sociales, Weber les considère du point de vue de l’action. Alors que Marx souligne la polarisation structurante du rapport d’exploitation, Weber insiste sur la pluralité non nécessairement antagonique des groupes sociaux » (p. 109). Weber distingue quatre groupements sociaux principaux sous le capitalisme : la classe des travailleurs manuels, la petite bourgeoisie, les travailleurs en col blanc non propriétaires, les privilégiés de la propriété et de l’éducation. Cette description des groupements sociaux souffre de tous les inconvénients de l’analyse taxinomique. D’abord elle n’échappe pas à l’arbitraire subjectif. Il n’y a aucune raison pour que les classes sociales soient au nombre de quatre. On pourrait diviser et subdiviser à volonté, tout en respectant les critères de classification initialement adoptés, les différents groupements en nouveaux sous-groupes. Pourquoi ne considère-t-on pas les capitalistes financiers, par exemple, comme un groupement social distinct, de la même manière que l’on divise les ouvriers en deux groupements différents ? Puis, la taxinomie ne résiste jamais au changement et doit s’adapter constamment aux modifications de la division sociale du travail. Or, ce qui compte pour la raison est justement de saisir ce qui reste le même dans le changement, c’est-à-dire, plus concrètement, la logique invariable des variations et des mouvements. C’est pourquoi d’ailleurs privilégier le conflit social comme le fait Marx ne relève pas d’un choix parmi d’autres, mais provient au contraire de la prétention à l’objectivité et de l’exigence à l’« essentialité » (Wesenheit) du discours rationnel.

Marx utilise le terme « classes » sociales dans deux sens, dans un sens strict et dans un sens large. Cela a été mis en évidence par Maurice Godelier qui constitue une des références principales de Bensaïd sur ce sujet, même si Bensaïd ne le suit que partiellement. Les classes sociales au sens strict sont celles de la société capitaliste, alors que l’usage du terme au sens large « désigne des réalités historiques analogues aux classes de la société capitaliste mais cependant distinctes ». Cet usage est donc « non spécifique, métaphorique en quelque sorte, puisque le terme subsume seulement les ressemblances et non les différences » (p. 116). Ce double usage d’un terme est d’ailleurs très fréquent chez Marx : travail productif, travail abstrait, exploitation, etc., des notions qui dans le mode de production capitaliste se chargent d’un contenu concret et spécifique. Selon Godelier les rapports des classes au sens strict sont des rapports de domination et d’exploitation
« exclusivement économiques ». Nous dirions plutôt, avec Daniel Bensaïd, que ces rapports impliquent une articulation spécifique de l’économique et du politique qui est celle du capitalisme. La pratique théorique de Marx n’admet aucune véritable dichotomie entre le rapport économique et politique. Les classes sociales étant « déterminées non seulement par l’extorsion de la plus-value mais par la reproduction d’ensemble de la force de travail (donc par la distribution du revenu, par le droit, l’État, la famille, l’éducation…), on ne peut plus dire que les classes sont de nature essentiellement économique » (p. 110).

L’essentiel échappe aux analyses des régimes issus de la révolution d’Octobre fondées sur l’analogie avec le système capitaliste. La théorie du capitalisme d’État, qui est en quelque sorte la caricature du raisonnement analogique, exagère les ressemblances, sous-estime les divergences et ne saisit pas l’originalité de ces régimes. Les analyses de Christian Rakovsky, Léon Trotski, Karl Wittfogel, Rudolf Bahro, de Mikhaïl Voslensky quels que soient leurs points faibles et leurs différences sont déjà plus proches de la réalité. Ce qui importe n’est pas tant la terminologie adoptée par chaque auteur (la bureaucratie est une caste chez Trotski, une classe dirigeante fonctionnelle chez Wittfogel, une classe parasitaire chez Voslensky), mais le degré de compréhension de l’articulation originale et spécifique de l’économique et du politique qui caractérisait ses régimes. Tous ces auteurs, quelles que soient leurs différences, saisissent au moins que nous avons à faire avec une formation sociale originale et inédite. Le statut social de la bureaucratie dépourvue de racines indépendantes de propriété est lié chez Trotski à sa technique politique de domination. Issue du phénomène stalinien, la bureaucratie parasite la classe ouvrière qu’elle est censée représenter. Elle gouverne contre la classe ouvrière et en son nom à la fois. Enfermée dans cette contradiction explosive, elle s’appuie « tantôt sur le prolétariat contre l’impérialisme, tantôt sur l’impérialisme contre le prolétariat ». En tout cas, elle est instable par sa nature, et elle ne pourrait jamais surmon¬ter la crise d’une grande guerre. La bureaucratie a surmonté la crise de la guerre, mais l’analyse de Trotski s’est avérée beaucoup plus pertinente que certaines théories superficielles du totalitarisme 4 qui, la veille de l’effondre-ment, ne voyaient dans le phénomène stalinien que son apparent immobilisme et le danger de domination soviétique du monde. À un moment ou à un autre de leurs analyses, implicitement ou explicitement, les auteurs évoqués plus haut affrontent cette contradiction fondamentale de la bureaucratie, dont Trotski nous fournit une première analyse. Chez Bahro, l’antagonisme entre la classe dirigeante ou la bureaucratie et la classe des producteurs directs ne peut se manifester car il est censé ne pas exister. La bureaucratie tire ses privilèges d’une domination autoritaire qu’elle ne peut ni avouer, ni légitimer. Elle dépend organiquement du corps qu’elle réprime et parasite. Ses priorités productives et sociales, différentes de celles des producteurs, sont censées être identiques. Tout ce qu’elle fait doit être masqué car la bureaucratie n’ose pas reconnaître son propre visage. Chez Voslensky, une classe parasitaire « ne devrait pas exister », puisqu’elle n’a plus aucun rôle historique légitime à jouer. Une classe dirigeante devient parasitaire selon cet auteur lorsqu’elle commence à « coûter plus à la société qu’elle ne lui apporte ». Or, si c’est bien le pouvoir qui a permis à la nomenklatura « d’accéder à la richesse et non la richesse qui lui a permis d’accéder au pouvoir », on ne voit pas quelles sont les « réalisations positives à son actif » 5. À quel moment apportait-elle plus à la société qu’elle lui coûtait, et pour combien de temps ? Le problème avec cette « classe » est, comme le note Bensaïd, « qu’elle est née parasitaire » (p. 127). D’où la difficulté de caractériser la bureaucratie comme une classe au sens dur du terme, ce que les imprécisions même de la pensée de Voslensky laissent comprendre. En tout cas, la nomenklatura, comme toute classe parasitaire, « ne devrait pas exister ». Et si elle existe ou a existé, c’est en niant sa propre existence. « Classe parasitaire », « caste bureaucratique » ou « classe des privilégiés » peu importe, « la bureaucratie n’était pas la bourgeoisie. Une part d’elle-même, s’efforce de le devenir » (p. 128) 6.

Le raisonnement analogique produit ses contresens aussi dans les analyses de quelques courants féministes des années soixante-dix. L’oppression spécifique des femmes n’est pas l’exploitation capitaliste, et l’« économie familiale » ne constitue pas non plus un mode de production patriarcal fonctionnant parallèlement au mode de production capitaliste.

Le rapport d’inégalité sociale et économique d’exploitation capitaliste est une notion très spécifique chez Marx. Il désigne le rapport de la plus-value au capital variable, notions impliquant à leur tour la « valeur », le « travail abstrait », le « temps de travail socialement nécessaire »… Bref toute une série de concepts spécifiques dont l’articulation logique est le capital lui-même, la totalité, le concept. L’ouvrier despotique n’exploite pas sa femme, il ne tire pas d’elle une plus-value pour la simple raison que la plus-value est une des parties de la valeur marchande, alors que le travail domestique ne produit pas de marchandises. Le travail domestique possède, certes, une valeur mais cette valeur est valeur d’usage immédiatement valable. Il ne nécessite aucune médiation marchande pour être validé.

L’oppression spécifique des femmes dans la famille ressemble beaucoup plus à une oppression patriarcale qu’à une exploitation capitaliste. Mais cette ressemblance ne suffit pas non plus à considérer la famille cellulaire moderne comme un mode de production patriarcal parce qu’elle est dépendante de la production généralisée des marchandises. La famille moderne, économiquement abandonnée à elle-même, s’effondrerait le lendemain. Qu’est-ce qu’un mode de production qui ne garantit pas la reproduction matérielle des individus concernés ?

Ces représentations erronées sont au moins le produit d’un effort de réflexion qui disparaît dans les « potages postmodernes » selon lesquels « les femmes comme telles n’appartiennent à aucune classe » et où la lutte des classes devient une lutte des privilégiés (p. 143).

Ce type de critique n’a pas pour but de « relativiser » l’inégalité sociale et idéologique des sexes contre laquelle s’est constitué le mouvement féministe, ni de contester l’antériorité de l’oppression des femmes par rapport à l’exploitation capitaliste, ou la nécessaire autonomie organisationnelle du mouvement féministe. Il vise à démontrer que le capital redéfinit l’oppression des femmes, la remodèle et la réorganise. Les femmes ne sont pas des êtres sans histoire, soumis à une oppression invariante et transhistorique. La famille moderne est justement une des modalités de la reproduction capitaliste de la force de travail, et c’est en tant que telle que Daniel Bensaïd propose de l’analyser. Le capital, organisation conceptuelle du temps social, renvoie justement à une articulation spécifique des rythmes productifs et reproductifs de la valeur, dominant ainsi les modalités générales de la reproduction de la force de travail. C’est pour cette raison que la lutte des sexes est indissociable du conflit des classes et peut se définir comme une de ses modalités : « L’oppression perpétuée par le rapport de domination domestique agit en retour sur la structure de classe et sur le rôle dévolu aux femmes dans l’organisation du travail salarié lui-même. Sexuellement clivés, les rapports des classes apparaissent alors “sexués”. Traversés par la ligne de classe, les rapports de sexe apparaissent réciproquement “classés”. Transversaux à l’ensemble du champ social, les rapports de sexe en dynamisent tous les aspects » (p. 145).

Si la lutte de sexe est une modalité de la lutte des classes modernes, les conflits ethniques actuels sont le produit des effets combinés de la mondialisation économique, de la crise de l’État-nation et de l’État social, de l’affaiblissement politique et économique de la classe ouvrière.

Il est incontestable que la mondialisation de l’économie franchit actuellement un nouveau pas, même si la dimension nationale des économies ne doit pas être sous-estimée. Cette mondialisation croissante sous le fouet de la concurrence libérale sauvage introduit « des fractures entre une logique d’un capital de plus en plus transnational et une souveraineté politique liée à un espace public national » (p. 149). Cette mondialisation n’agrandit pas seulement les inégalités entre pays, « mais au sein même des métropoles dominantes, au point de mettre à une rude épreuve les fonctions redistributives de l’État social ». La dérégulation, la privatisation, la financiarisation, initialement choix ultralibéraux de quelques gouvernements (Reagan, Thatcher), prennent de plus en plus la forme de la nécessité externe et agissent négativement sur l’efficacité des politiques économiques et monétaires anticycliques. D’où la crise généralisée de l’État providence. C’est dans ce contexte que Bensaïd situe les couples paradoxaux soulignés par Régis Debray : homogénéisation du monde et revendication des différences, délocalisation industrielle et relocalisation des esprits, universalisation planétaire de l’économie et fragmentation (« névrose territoriale obsessionnelle ») du politique, déracinement et contre-enracinement.

La loi de la valeur et celle du taux de profit règnent sans obstacles à l’échelle d’un territoire où l’État régule les rapports sociaux. La mondialisation économique brise actuellement à un rythme accéléré « la correspondance fonctionnelle entre l’espace monétaire, économique, social et celui du compromis politique ». Les classes dominantes existent et s’unifient à travers leurs oppositions aux classes opprimées et grâce à l’État qui les représente. « Dès lors que l’État-nation demeure encore la forme indispensable de la domination de classe, mais ne répond déjà plus aux tendances lourdes de la globalisation, elles [les classes dirigeantes] se divisent sur des projets de réorganisation politique ». Dans l’anarchie mondiale ainsi produite, fleurissent la corruption galopante et généralisée, le narcotrafic illégal et la constitution d’une oligarchie financière mondiale légale (non sans rapport direct avec ce dernier trafic) 7.

« Combinée à l’obscurcissement de la conscience de classe, cette crise est propice aux replis communautaires » (p. 157). Dans ces temps de crise économique prononcée et durable, avec la précarité, la marginalité, l’exclusion qu’elle engendre, « le repli communautaire ou ethnique traduit, en marge de la régulation marchande impitoyable, la recherche de solidarités traditionnelles compensant les carences croissantes de l’État social redistributif » (p. 159).

Critique du fétichisme historique

Il n’y a rien qui puisse servir à une critique du fétichisme historique qui ne figure, de manière plus ou moins développée, chez Charles Péguy : « Ne faisons pas de l’histoire universelle […]. Ne sociologiquons pas l’histoire, ne la généralisons pas, ne la légalisons pas. Soyons socialistes et disons la vérité

8. » La réalité n’est pas classable dans la marche historique préétablie de l’histoire universelle, elle échappe au sacré enchaînement mécanique des causes et des effets qui se comprend par sa finalité, elle apparaît plutôt comme une « déviation », un « détour », une « désorientation », un « accident ». Pourtant les « détours » sont trop importants pour être de simples détours et les « accidents » sont trop nombreux pour être accidentels. Disons donc la vérité simple, la vérité triste peut-être, la vérité tout simplement qui, au moins, n’offre pas « de mauvais prétextes et d’excuses commodes aux lâchetés quotidiennes » (p. 188).

La critique de la raison historique implique à son tour la critique de la conception du temps et de la temporalité qui régit l’histoire. Chez Péguy, cette temporalité n’est pas celle de la mécanique, le temps de l’histoire n’est pas le temps géométrique newtonien, un temps homogène, abstrait, fictif, indifférent au contenu, vide, il n’est pas précisément celui « de la caisse d’épargne et des grands établissements de crédit ». La société et l’histoire ne sont pas de « fabrication mécanique », elles sont vivantes et la temporalité qui les régit est organique. Péguy ignorait dans quelle mesure ses intuitions se vérifient et se valident dans Le Capital de Karl Marx. Le capital lui-même apparaît chez ce dernier comme un organisme vivant dont les fonctions fondamentales rythment l’histoire et en orientent le sens, sans le prédéterminer de manière mécanique. Unité de la temporalité de la production et de la temporalité de la circulation, le capital est la temporalité organique et la logique vivante de la société moderne.

Comme Marx, comme Sorel, Péguy souligne le divorce radical entre le progrès technique et le progrès social. Puisque ce dernier n’est pas linéaire, puisqu’il ne s’inscrit pas dans l’ordre horizontal du temps, « penser réparer les injustices du lendemain par la justice triomphante du surlendemain, c’est bon pour la philosophie postéromaniaque de l’histoire », mais ce n’est ni politiquement légitime ni juste. Quelle justice future, quel progrès peut réparer la mort de Mary Anne Walkley après vingt-six heures de travail sans interruption ? Marx qui, dans un livre aussi théorique que Le Capital, trouve le temps d’examiner ce cas personnel à côté de beaucoup d’autres ne nous dit pas autre chose : l’injustice au présent « n’a pas de prix au marché des souffrances et des récompenses » (p. 198). Et nous n’avons pas à faire ici à un humanisme abstrait, mais à une idée philosophique que l’on trouve déjà chez Hegel. Car l’injustice envers une personne blesse l’idée de la justice en général et excède ainsi son contenu particulier. Que « les profits et le chômage d’aujourd’hui feront la prospérité de demain » n’est pas seulement une politique fort incertaine d’un point de vue écono¬mique, c’est aussi une politique qui compromet la justice comme valeur. Comme le dit Bensaïd, « il faut d’abord tracer le seuil de l’inacceptable

9 ».

Comme chez Marx, comme chez Walter Benjamin, chez Péguy, les termes de la triade temporelle, le présent, le passé et le futur, n’ont pas le même statut. Le présent est la temporalité principale. Le passé qui compte et qui nous intéresse n’est pas passé, il fait partie de ce que saint Augustin appelait « le présent des choses passées ». L’histoire qui archive, qui classe, qui range à la manière de la sociologie, s’occupe du passé. Elle ne « comprend plus ». La remémoration par contre « se conjugue au présent. Elle est fidèle à l’événement. Pour tout remettre en jeu. Redistribuer indéfiniment les cartes et les rôles. Rendre leur chance aux virtualités perdues » (p. 191). Selon une lecture verticale du temps, il n’y a rien qui est pour la raison et qui n’est pas, d’une manière ou d’une autre, comme occasion manquée ou virtualité non réalisée, comme potentialité, comme possibilité plus ou moins probable, comme réalité « matérielle » ou « fantomatique » (comme dirait Jacques Derrida), dans ce présent de multiples temporalités croisées.

C’est d’ailleurs pour cette raison précise que, comme l’écrit Benjamin, « la politique prime désormais l’histoire ». Cette politique « est rigoureusement le négatif de la modernité ». Elle est la critique de la modernité qui, fondée sur l’oubli, exige l’effacement de la mémoire. Elle est la critique de l’esprit qui fait le « malin », qui ne croit plus à rien (ni même à l’athéisme), qui se moque de valeurs aussi anachroniques qu’idiotes comme la fidélité, la continuité, l’honnêteté. Bref, elle est la critique de l’esprit moderne, qui trouve son expression adéquate dans le journal aussi vide que le temps homogène et invariant qu’il présente. Le journal est le « théâtre, où le fait divers se hausse sur de faux-talons historiques pour jouer le rôle de l’événement absent » (p. 200). Positivement, la politique « c’est extraire du circonstanciel, du conjoncturel, de l’accidentel sa part
d’éternité » (p. 199). La politique ainsi conçue est donc un art, une aventure conceptuelle et esthétique, car elle n’a pas d’autre but que la métamorphose du périssable en impérissable, de l’éphémère en essentiel.

« L’important, c’est d’apprendre à regarder l’histoire du point de vue de l’événement » (p. 193). C’est-à-dire en fait du point de vue de la révolution, non seulement pour saisir les réalités advenues mais aussi les éventualités inaccomplies. La révolution et la contre-révolution (la conservation) ne s’inscrivent pas dans le même ordre temporel. Il n’y a pas une demi-révolution, la révolution n’accumule pas ses succès, alors que la conservation peut agir lentement, selon les rythmes et la logique du peu à peu. L’atténuation de la révolution est au profit de la conservation, alors qu’une atténuation de la conservation n’est pas nécessairement au profit de la révolution. Entre la révolution ouvrière d’Octobre et la contre-révolution stalinienne de… (de quand au juste ?), il y a dissymétrie. Les victoires n’ont pas valeur de justification historique. L’histoire n’est pas un juge et ne distribue pas la justice, même en dernière analyse. Victoires et défaites sont des « inscriptions provisoires dans l’hori¬zontalité chronologique, dans un procès dont le dernier mot n’est jamais dit » (p. 196). Et il y a de ruineuses victoires comme il y a de victorieuses défaites. Mais une défaite est une défaite, et ce qui compte n’est pas d’en faire l’esthétique. Il s’agit plutôt de saisir cette mystérieuse force du vaincu, cette « faible force messianique qui permet de recommencer les défaites sans jamais s’y résigner, avec le secret espoir que la pointe des peut-être finira par percer le mur de ses recommencements » (p. 197).

La pensée utopique d’Ernst Bloch semble déplacer la problématique vers le futur. L’utopie de L’Esprit de l’utopie apparaît chez Bloch comme une modalité de la pensée, où la connaissance causale du passé cède la place à une connaissance explora¬toire du futur. L’utopie de Bloch est en même temps une critique du marxisme positiviste de la IIe Internationale. Pour changer le monde, il faut produire les conditions du changement. La subjectivité ne peut se limiter à expliciter les lois économiques et historiques, censées conduire quasi automatiquement au changement. La complexité du rapport entre sujet et objet impose la nécessité « de repenser les fondements métaphysiques négligés par Karl Marx 10 ». Ces derniers sont, en fait, dans ce monde « où ni Atlas ni le Christ ne portent plus leur Ciel » et où l’athéisme n’a plus « aucun mérite philosophique particulier », « la musique qui devrait retentir et s’échapper de ce mécanisme bien huilé de l’économie et de la vie sociale ». Pour démystifier l’État bourgeois, il faut réapprendre à parler « aussi du ciel qu’on a eu le tort d’abandonner 11 ». L’utopie de Bloch, antiétatique et antiautoritaire (l’État bolchevique doit dépérir au plus vite), est aussi « la première antidote de l’aliénation » (p. 209). Ainsi conçue, elle est « ce qui pousse et rêve dans l’obscur du vécu » contre les créations qui deviennent autonomes et les fausses concrétisations de soi.

Entre L’Esprit de l’utopie (1918) et Le Principe espérance (1954-1959) interviennent des faits tragiques. L’utopie comme « savoir du but » du premier ouvrage se transforme en
une « espérance assiégée par le danger » dans le second. Sous l’influence des développements intellectuels des années trente et notamment de la psychanalyse, Bloch part à la recherche de « rêves éveillés » dans l’art, la technique, la vie quotidienne avec ses « images souhaits », la philosophie, bref dans toutes les expressions de la pensée. Il tente de localiser, pourrait-on dire, le mariage multiforme du désir et de la pensée. C’est dans cet ima¬ginaire social que l’on trouve les germes vivants de l’utopie sous forme de rêve-vers-l’avant, d’anticipation du futur. Cette anticipation cependant, pour devenir « constructive » et accéder à l’utopie proprement dite, implique une volonté subjective capable de faire face à la marche naturelle des événements et d’en changer le sens. La philosophie vers l’avant que nous propose Bloch est, dit-il, inaugurée par Marx, dont toute la pensée, orientée vers la transformation du monde, constitue « l’unité de l’espérance et de la connaissance du processus ». « L’essence du monde n’est pas ce qu’il a été ; au contraire l’essence du monde est elle-même au Front »,écrit Bloch. Cette prise de position en faveur de Marx et contre Hegel a le sens suivant : la philosophie qui vient toujours en retard risque cette fois d’arriver trop tard, ou de ne pas arriver du tout. Elle doit donc descendre de son ciel pour prendre position à temps, car rien n’est garanti, rien n’est sûr, pas même le passé. Selon une lecture verticale du temps, tout se joue au Front : « l’essence du monde est au Front ». Cette philosophie du nouveau chez Bloch est organisée en trois catégories dont le Front est la première. Le Novum, seconde catégorie, antithèse de la répétition mécanique, est le contenu total non accompli, l’utopie proprement dite non encore devenue mais visée dans les « nouveautés progressistes de l’histoire ». Le contenu total réalisé est enfin la troisième catégorie d’Ultimum. La pensée utopique du Principe espérance, soulignant l’« inaccomplissement du virtuel contre les faits accomplis du réel », devient « une ligne de résistance à l’ordre bureaucratique stalinien » (p. 214). Cette résistance cependant est restée chez Bloch trop timide, elle n’a pas été désespérée mais plutôt patiente : « Sous les plis de l’utopie, faute de poser clairement la question déterminante du pouvoir, la “révolution dans la révolution” tend alors à se réduire à une révolution culturelle » (p. 214). C’est peut-être le même ordre de raisons empêchant Bloch de poser clairement la question du pouvoir (faiblesse relative du mouvement ouvrier, crainte de « faire le jeu de l’ennemi ») qui explique cette fuite de la philosophie critique occidentale vers le domaine de l’esthétique. Car ce type de déplacement de la problématique constitue au fond un compromis fragile et provisoire avec l’ordre existant, un compromis honnête sans doute mais fort discutable.

La philosophie de Bloch privilégie le futur. Le présent authentique est lui-même situé dans le futur, il est l’individu qui coïncide avec lui-même et la société. La philosophie de Benjamin en revanche privilégie le présent, ce présent de « cauchemars hantés par les fétiches du capital » (p. 217). Le monde avançant plutôt vers la catastrophe que vers le progrès ne peut plus rêver, il est voué au cauchemar dont il faut s’éveiller au plus tôt. La révolution est avant tout un réveil et donc un arrêt, une interruption du cauchemar. Ainsi, son Messie n’est pas le synonyme de l’utopie. Il agit au nom de l’injustice commise et non à celui de la justice future. Le messianisme sécularisé de Benjamin ne vient pas faire de promesses. « Nous sommes à notre tour attendus par l’interminable cortège des vaincus et opprimés du passé, dont nous avons le redoutable pouvoir de perpétuer ou d’interrompre le supplice » (p. 217). Sa conception de l’histoire est « cosmique ». L’histoire n’est ni universelle et téléologique, ni morcelée et insensée, elle n’est pas réduite à des fragments « équidistants de Dieu ». Dans cette histoire gravitationnelle, attractions et correspondances se nouent entre des époques et des acteurs. Le présent, « occupant la place de Dieu déchu, exerce un pouvoir résurrecteur sur le passé et un pouvoir prophétique sur l’avenir » (p. 217) ». Par conséquent, la politique prime l’histoire : le sens historique n’est ni déterminé par l’origine, ni téléguidé par la fin. « Rassembleur des pratiques en miettes, le politique non politicien articule l’attente et le possible, le réveil et l’événement, l’interprétation et la bifurcation » (p. 218). Contrairement à une philosophie de l’espérance, le primat du politique compromet la patience et ne permet aucun accommodement.

Le présent est la temporalité privilégiée chez Marx aussi. L’analyse critique de la modernité capitaliste, des Manuscrits de 1844 au Capital, fut l’œuvre de sa vie. Son présent cependant n’est pas homogène et uniforme, mais plutôt une articulation complexe des temps discordants. Dans les Manuscrits de 1857, il souligne le rapport inégal entre le développement technique et le développement artistique, entre les rapports de production et les rapports juridiques qui semblent obéir à des rythmes discordants. Dans la préface de la première édition du Capital, il écrit : « Outre les maux de l’époque actuelle, nous avons à supporter une longue série de maux héréditaires provenant de la végétation des modes de production qui ont vécu, avec la suite des rapports politiques et sociaux à contretemps qu’ils engendrent ». En effet, ce contretemps trouve mal sa place dans une représentation qui ne retient « de Marx que la paisible correspondance des infrastructures et des superstructures ». En revanche, on comprend beaucoup mieux la critique de la conception « abstraite » du progrès, présupposant un monde d’« un seul âge ». Le progrès (technique par exemple) et la régression (sociale par exemple) sont tout à fait compatibles, interdépendants et parfois inséparables. « Dès lors que le temps est pluriel, le progrès ne saurait plus être singulier, évident, d’un seul jet » (p. 237).

La révolution elle-même, l’événement historique par excellence, est un contretemps. Elle n’arrive jamais à temps, toujours « anachronique, inatuelle, intempestive elle survient entre déjà plus et pas encore, jamais à point, jamais à temps » (p. 238). Car une révolution fidèle à son rendez-vous est un événement non-événement. Ainsi que l’écrit Jacques Derrida, on ne la pensera pas « tant qu’on se fiera à une temporalité générale ou à une temporalité historique faite de l’enchaînement successif de présents identiques à eux-mêmes et eux-mêmes contemporains 12 ». Daniel Bensaïd découvre un autre Marx, un Marx critique, dialectique, subversif. Il ne revendique aucun retour à ce que Marx a véritablement dit. Il n’appelle à aucune nouvelle orthodoxie. Sa lecture de Marx et des marxismes rappelle à la vie ce qui était endormi. La pensée de Bensaïd, elle-même intempestive, n’obéit à aucune discipline. Elle se promène sur les frontières et sur les carrefours des sciences humaines. Par son objet et par ses prétentions, elle est philosophique. Car la philosophie qui respecte son nom n’est pas une discipline parmi d’autres. Elle n’a pas d’objet particulier pour la simple raison que son objet est l’universel, la totalité. Et cette affirmation ne provient pas d’un manque de modestie, mais plutôt d’un énoncé simple, lui-même philosophique : la vérité ne peut exister que dans sa totalité, car la vérité partielle est l’erreur. Daniel Bensaïd ne revendique pas explicitement cette conception anachronique de la philosophie. Il la met en œuvre par sa pratique théorique. Son travail, intuitif et élégant, ouvre des voies et invite à un vaste programme de recherches. Il y a des « sciences » qui ne sont que des tristes apologies. Entre la psychologie et l’économie, il y a peut-être un rapport beaucoup plus étroit qu’on ne le pense d’habitude. Entre la politique et l’histoire, il y a rapport hiérarchique. Entre le matérialisme historique et une certaine théologie, il n’y a pas un rapport de séparation, mais plutôt un rapport de communication et de fécondation réciproque. Entre l’anachronique science allemande et la nouvelle physique, notamment la théorie du chaos, il y a, semble-t-il, affinité élective. L’« esprit » intempestif, qui chez Hegel est « le nom du rassemblement de sens 13 », trop vite enterré par la modernité, même comme projet et comme horizon théorique, existe toujours à la manière d’un spectre. Chez Marx, ce rassemblement a un autre nom : capital, mais capital en tant que totalité contradictoire incluant en elle-même la possibilité de son dépassement. Daniel Bensaïd remet cet horizon en jeu dans le champ de l’exploration théorique. On ne peut y renoncer sans capituler avec la coalition de la science et du pouvoir, sans se soumettre aux réalismes partiels et apparents de la marchandise. « Car transformer le monde, ce n’est plus seulement, mais c’est encore l’interpréter » (p. 218).

Critique communiste, n° 148, printemps 1997

Stavros Tombazos
Stavros Tombazos est professeur à l’université de Chypre. Tout au long des années quatre-vingt, il a suivi les séminaires de Daniel Bensaïd au département de philosophie de l’université Paris-VIII. Il a notamment publié : Le Temps dans l’analyse économique. Les catégories du temps dans « Le Capital », Cahiers des saisons, 1994, Paris, Mondialisation et Union européenne, Ellinika Grammata, 1999, Athènes (en grec), Europe, quelle Europe ? (coord.), Polytropon, 2008, Athènes (en grec), Temps centrifuges. La crise économique de 2007, 2008, 2009…, Papazisis, 2010, Athènes (en grec).

  1. Daniel Bansaïd, Marx l’intempestif. Grandeurs et misères d’une aventure critique (XIXe- XXe siècles), Fayard, Paris 1995. Cf. aussi Stavros Tombazos, « Marx l’intempestif », in Futur antérieur, n° 30, Paris 1996.
  2. Marx, l’économie politique classique et le problème de la dynamique, éditions Champ Libre, Paris 1975.
  3. Il capitale nelle teorie della distribuzione, Guiffré, Milan I960. Traduction partielle in Economie et Sociétés, ISEA, cahiers franco-italien, série BA, n° 5, novembre 1967. Cf., également, Ghislain Deleplace, Théories du capitalisme : une introduction, Maspero, Paris 1981, p. 66-85.
  4. Voir en particulier les analyses de Cornelius Castoriadis des années quatre-vingt.
  5. Mikhaïl Voslensky, La nomenklatura. Les privilégiés en URSS, Belfond, Paris 1980, p. 570.
  6. On peut regretter que Daniel Bensaïd n’évoque pas les réflexions de Michel Raptis (Pablo) sur la « nature bureaucratique » des régimes en question, car ce dernier, tout en s’inspirant des meilleures critiques traditionnelles du phénomène stalinien, relativisait beaucoup les « acquis issus de la révolution d’Octobre ».
  7. « Alimentées par des fonds pétroliers, avant de l’être par les bénéfices de la production et de la commercialisation de la drogue (les “narco-dollars”), les places off shore (c’est-à-dire “hors rivage”, pour en souligner l’extraterritorialité par rapport au contrôle des banques centrales) jouent un rôle toujours plus étendu ». François Chesnais, La Mondialisation du capital, Syros, Paris 1994, p. 218.
  8. Charles Péguy, Œuvres en prose, Pléiade, tome I, p. 351. Cité par Bensaïd p. 188.
  9. « Saisonniers d’arrière-garde », in Stavros Tombazos, Le Temps dans l’analyse économique. Les catégories du temps dans « Le Capital », Cahiers des saisons, Paris 1994, p. 299.
  10. Ernst Bloch, L’Esprit de l’utopie, Gallimard, Paris 1977, p. 290.
  11. Ibid., p. 294.
  12. Jacques Derrida, Spectres de Marx, Galillée, Paris 1993.
  13. « Et si notre analyse est juste selon laquelle l’esprit était chez Hegel le nom du rassemblement de sens, il s’ensuit que la disparition de ce terme du vocabulaire des sciences humaines contemporaines […] n’est pas une simple question de mode, mais l’indice de ce que l’idée même de ce rassemblement est devenue totale¬ment improbable », écrit Catherine Colliot-Thélène dans son remarquable livre <em>le Désenchantement de l’État. De Hegel à Max Weber, </em>(éditions de Minuit, Paris ,1992, p. 73). Improbable ? Sans doute, mais il est devenu aussi et avant tout trop critique et trop subversif.
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