La France et l’Allemagne face à l’unification monétaire

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Le traité de Maastricht conditionne le passage à la monnaie unique aux critères de convergence institutionnels (chaque pays doit assurer l’indépendance de sa Banque centrale) et économiques (le taux d’inflation ne doit pas dépasser de plus de 1,5 % le taux moyen des trois pays les moins inflationnistes, la dette publique ne doit pas dépasser 60 % du produit intérieur brut, le déficit public doit être inférieur à 3 % de ce même PIB, le taux d’intérêt à long terme ne doit pas excéder de plus de deux points la moyenne des trois pays les moins inflationnistes). La stricte application de ces normes essentiellement financières et monétaires signifierait pour la plupart des pays concernés une cure d’austérité contradictoire avec la reprise.

En 1994, le Luxembourg était pratiquement le seul pays à remplir pleinement ces critères. Si la lettre du traité autorise les négociateurs à prendre en compte non seulement les résultats bruts fin 1996, mais aussi les efforts et les tendances, il est difficile d’imaginer que l’Italie et l’Espagne, sans parler de la Grèce et du Portugal, puissent répondre d’ici deux ans aux conditions requises. Leur strict respect imposerait des politiques draconiennes d’austérité et « d’assainissement des finances publiques ».

Camisole monétaire

S’il peut connaître des délais et des accommodements, l’objectif déclaré de la monnaie unique va servir de carcan disciplinaire pour imposer aux pays candidats de nouvelles restrictions budgétaires, au détriment des services publics et des dépenses sociales, sans la moindre perspective de réduction significative du chômage et des exclusions. Ce défi comporte une part de risque – ça passe ou ça casse –, évidemment moindre pour l’Allemagne qui garde plusieurs fers au feu, que pour ses partenaires. La démarche de Maastricht table, en effet, sur la convergence imposée par les normes financières pour provoquer une convergence réelle entre membres potentiels (« mais on ne peut exclure a priori l’hypothèse inverse : poursuivre une démarche de convergence nominale peut se révéler très coûteux pour les pays les plus pauvres de la communauté ; il pourrait en résulter un processus de divergence réelle ») et une contraction du projet européen par élimination des traînards1.

Ces contradictions sont l’un des enjeux majeurs de l’élection présidentielle en France. La réduction de plus de cent cinquante milliards par an des déficits publics, probablement sous évalués, sera un objectif prioritaire du futur gouvernement. Cela signifie, en clair, une restriction des dépenses d’éducation, de santé, de logement social, et une augmentation des impôts. Si Barre est l’un des seuls à parler ouvertement d’un passage de la CSG de 2,4 % à 3,8 % ou 4 %, l’entourage balladurien s’y prépare, tout en prétendant le contraire. Dans la dernière livraison de sa lettre Actualités, l’Union patronale des industries métallurgiques et minières, qui a son parler vrai, annonce la couleur : « La reprise de la croissance en 1994 autorise tous les espoirs. De là à croire qu’elle pourrait dépasser 3 % en 1995 et entraîner un recul sensible du chômage, il n’y a qu’un pas que la campagne présidentielle nous permettra certainement de franchir. On peut toujours rêver […]. Pour ceux qui n’auraient pas encore compris que, pour faire face aux déficits, une augmentation des prélèvements est inévitable après les élections, la hausse du prix de l’essence devrait leur éclaircir l’esprit… » Alphandéry a déjà réclamé « un coup de collier » urgent pour ramener, en 1996, le déficit public de 5 % à 3 % du produit national brut.

Saut périlleux

L’objectif de la monnaie unique en 1997 s’inscrit dans cette logique de Maastricht dont chaque pas détermine inexorablement le suivant. Certains experts s’inquiètent de cette « vision unidimensionnelle de la construction européenne », sacrifiant les objectifs d’emploi et de croissance à l’impératif monétaire. À défaut de convergences économiques et sociales suffisantes, l’objectif de la monnaie unique à court terme passe, en effet, par un alignement sur l’économie et la monnaie allemandes. Si le besoin d’exister en tant que force politique et diplomatique européenne, dans un monde en proie aux turbulences et conflits monétaires, est compréhensible de la part des classes dirigeantes française et allemande, il est douteux que l’embellie économique leur permette de franchir des obstacles qui restent considérables.

L’écart demeure béant entre la constitution d’un espace bancaire et financier, et la fragmentation de l’espace social et industriel. La formation d’un véritable marché européen du travail impliquerait une convergence à la hausse ou à la baisse, selon les rapports de forces, des salaires, du temps légal de travail, des droits sociaux et des protections sociales. Ce cloisonnement est attesté par le fait qu’en 1990, 2 % seulement des salariés de la Communauté travaillaient et résidaient dans un État-membre distinct du leur. L’harmonisation des systèmes de protection sociale, fortement marqués par des spécificités historiques et des rapports de forces nationaux, n’est pas pour demain, d’autant qu’une harmonisation par le bas serait grosse de déchirures et d’explosions sociales, comme l’attestent les manifestations monstres sur les retraites en Italie et la sensibilité au problème de la Sécurité sociale en France.

La question cruciale reste de savoir dans quelle mesure la construction européenne est capable de constituer un ensemble économique, social, politique assez homogène pour répondre au dangereux divorce des espaces politiques et économiques provoqué par la mondialisation. Autrement dit, de savoir si l’Europe sociale et politique peut suivre automatiquement l’Europe bancaire et monétaire, à quel prix, au profit de qui ?

L’Europe à l’envers

Les entreprises européennes ne semblent pas s’inscrire, pour l’heure, dans une perspective communautaire préférentielle. D’où la perplexité des analystes : « Les relations entre la dimension européenne de la politique industrielle communautaire et le caractère mondial des marchés soulèvent des interrogations d’ampleur. Comment identifier et créer un espace industriel communautaire qui n’entre pas en conflit avec les stratégies globalisées des firmes européennes ? Cette globalisation est un fait largement irréversible… Les traits actuels du contexte concurrentiel mondial empêchent d’assimiler l’accélération du processus de concentration entre entreprises européennes à la constitution automatique d’un espace européen intégré… Les concentrations intra-européennes peuvent avoir comme objectif principal de permettre aux groupes concernés une meilleure insertion et une plus grande force de frappe sur des marchés déjà largement mondialisés, sans une attention spécifique à la gestion de l’espace européen comme tel. Les tropismes nationaux persistent au sein de ce mouvement de concentration : la préférence des investisseurs britanniques pour la destination américaine demeure, tandis que les Allemands affirment leur centrage européen mais pas seulement communautaire2. »

Au moment du référendum sur Maastricht, nous nous sommes opposés à l’Europe libérale et monétaire, non dans une perspective de repli régressif sur les traditions nationales, mais au nom d’une Europe démocratique, sociale et solidaire. La logique du marché unique et du credo libéral conduisait tout droit à une course éliminatoire, à une Europe à plusieurs vitesses, à une Europe peau de chagrin dont le noyau décisionnel irait se rétrécissant, pendant que continueraient les élargissements concentriques aux candidats les mieux nantis. C’est bien ce qui se passe.

Si elle voit le jour, en 1997 ou 1999, la monnaie unique servira surtout à imposer une discipline communautaire sur les budgets nationaux, sans que les citoyen(ne)s perçoivent un progrès social correspondant. Obsédés par le respect des critères, les États membres seront condamnés à louvoyer entre une reprise hésitante et les restrictions budgétaires. Dans ces conditions, l’identification de l’impératif européen aux conséquences inégalitaires du libéralisme alimentera les méfiances, les ressentiments, réflexes de repli, déjà perceptibles lors des élections européennes de juin 1994.

L’échelle européenne, ouverte à l’Est, serait pourtant l’échelle minimale nécessaire à une politique économique active, à une réduction coordonnée du temps de travail, au développement concerté de services publics, aux projets communs de formation et de recherche, à une politique écologique active. Il faudrait pour cela des ressources alimentées par une fiscalité communautaire inversant radicalement la tendance de ces dernières années à imposer les revenus salariaux et à exonérer les revenus financiers ; une politique commune d’investissements et de grands travaux ; « l’européanisation » (et non plus la nationalisation) des services et entreprises liées à ces grands projets.

Au lieu de naviguer entre l’éclatement pur et simple (lourd de rancœurs et de dérives chauvines) et l’émergence d’un impérialisme franco-allemand dominateur et exclusif, il s’agirait, en un mot, d’inverser la logique de Maastricht pour remettre l’Europe sur ses pieds.

Rouge n° 1623, 2 février 1995

Documents joints

  1. Voir Rahim Loufir et Lucrezia Reichlin, « Convergence nominale et réelle parmi les pays de la Communauté européenne », in Entre convergence et intérêts nationaux l’Europe, Références OFCE, 1994.
  2. Emmanuel Combe, Jacky Fayolle, Françoise Milewski, « La politique industrielle communautaire », ibid.

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