Il y a 580 ans

La naissance d’un mythe

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« Si l’on mesure à l’aune de l’expérience humaine une telle aventure, elle apparaît invraisemblable. La chance de la pauvre fille était si petite, l’affaire si obscure
et les intérêts en jeu si puissants. »

Georges Bernanos

Le 8 mai 1429, Jeanne d’Arc brise le siège d’Orléans par les Anglais. C’est le point de départ d’une épopée aussi brève qu’héroïque. Lâchée, emprisonnée puis brûlée, les puissants se sont débarrassés d’une figure incontrôlable, irréductible au rôle que les uns et les autres ont voulu lui faire jouer.

Il existe bel et bien un mystère de Jeanne d’Arc. Son personnage excède toujours ses représentations. Entre histoire et mémoire, entre le témoignage des archives et le travail du mythe, nos passions collectives viennent périodiquement s’éprouver à son miroir et il ne cesse de cristalliser les attentes du présent.

Il y eut la Jeanne méprisée de Voltaire et des libertins ; la Jeanne anticléricale, « violée et brûlée par les prêtres » [sic], de Léo Taxil et des francs-maçons ; la Jeanne communarde de Clovis Hughes ; la Jeanne protestante de Bernard Shaw ; la Jeanne charnelle de Joseph Delteil ; la Jeanne résistante d’Aragon ; la Jeanne relapse et sainte de Bernanos ; la sainte Jeanne prolétarienne des abattoirs de Brecht ; sans compter celles de Schiller, de Michelet, et la procession des Jeannes bigotes et sulpiciennes. Et, au-dessus de toutes, la Jeanne de Péguy, dédiée en 1897.
« À toutes celles et à tous ceux qui auront vécu
À toutes celles et à tous ceux qui seront morts pour tâcher de porter remède au mal universel […]
À toutes celles et à tous ceux qui sont morts de leur mort humaine pour l’établissement de la République socialiste universelle. »

Une figure des temps de transition

Pourquoi tant de visages et de métamorphoses ? Figure des temps de transition, où un ordre disparaît avant qu’un autre ait encore pris forme, Jeanne est une mystérieuse passante et une extraordinaire passeuse. Entre déjà-plus et pas-encore, ces périodes incertaines sont propices aux prodiges et aux jaillissements. La Pucelle chevauche ainsi, entre le crépuscule du Moyen-Âge et l’aube de la Renaissance. Championne de la foi populaire face aux pompes hiérarchiques de l’Église savante, théologienne de la libération en somme, elle surgit à mi-chemin entre les vieilles hérésies des flagellants, des bégards, des hussites, et la Réforme luthérienne. Elle se faufile entre l’ordre dynastique féodal et un ordre national naissant, qui se cherche dans les marges d’un royaume en lambeaux. Chef d’une guerre de mouvement, elle illustre le déclin de la chevalerie défaite à Azincourt et elle expérimente la victoire de l’artillerie sur l’arbalète. Accusée de sorcellerie, de blasphème, d’idolâtrie, son procès annonce la grande chasse aux sorcières du siècle suivant. Femme, enfin, dans un monde d’hommes de guerre, d’Église et de pouvoir, elle est condamnée pour une affaire de pantalon et de coupe de cheveux, pour avoir transgressé le partage des sexes, pour déni de féminitude en somme : « Nulle femme ne revêtira l’habit d’homme » !

Dans l’étroit passage entre deux époques et entre deux mondes, Jeanne s’avance sur une corde raide. Elle touche par ce mélange de solidité et de fragilité, d’assurance et de défaillance, par son écartèlement entre la certitude et le doute, par le pressentiment de sa propre fin annoncée : « Je durerai un an, guère plus. » C’est pourquoi elle est si pressée d’achever le travail entrepris, au mépris des périls et des sombres prédictions.

Les pieds solidement sur terre

Elle vint donc de Lorraine en stratège innocent, militaire et politique, avec un programme en quatre points :

1. Délivrer Orléans, c’était inverser le courant et rallumer l’espérance ;

2. Conduire Charles à Reims, c’était établir un droit nouveau ;

3 Reconquérir Paris, c’était donner au royaume une tête ;

4. Arracher Charles d’Orléans à sa captivité, c’était effacer l’humiliation des défaites.

Le sacre de Reims fut bien son apothéose, le point d’inflexion entre une logique de réussite et une logique d’échec. Plus que le couronnement d’un roi, ce fut le dénouement d’un état d’exception, l’enregistrement d’un événement fondateur, d’une victoire d’où naît une légitimité nouvelle. « Aux horions, on verra qui aura le meilleur droit… », avait-elle déclaré dans sa sommation d’Orléans : entre deux droits contraires, c’est la force qui tranche. Dieu donnera la victoire, c’est sûr… Mais encore faut-il combattre pour la mériter. La Pucelle avait peut-être la tête dans les nuages et les oreilles pleines de voix, mais les pieds solidement sur terre.

Après le sacre, elle aurait pu prendre une retraite dorée, savourer les honneurs et le confort de la Cour. Ce n’était ni son monde ni son genre. Il y avait encore de la misère à soulager au royaume de France, et des villes à délivrer. Elle avait encore de l’énergie pour aller plus loin. Car la délivrance n’en finit pas. C’est un combat permanent. Elle s’est hâtée, terriblement pressée, la nuque mordue par le sentiment de sa propre précarité. Abandonnée de presque tous, trahie de l’intérieur, à la tête d’une troupe minuscule de quatre cents mercenaires qui ne faisaient même plus une armée, Jeanne sous Compiègne, c’est déjà Saint-Just au lendemain de Fleurus, ou la tragique solitude du Che en Bolivie. Elle s’use « effroyablement vite » et elle a « l’âme lasse ». Son temps est passé. Il est désormais compté. Vient celui des raisons d’Église et des raisons d’État, des thermidoriens de toujours, des calculs et des compromis bureaucratiques.

La nuque qui refuse de plier

Contre « l’esprit de vieillesse qui conquiert patiemment le monde », Jeanne appartient, définitivement, au cercle restreint des « professionnels de la jeunesse » (Péguy), des vaincus victorieux qu’une précoce disparition voue à une jeunesse éternelle – les Chérubin, les Saint-Just, les Rimbaud, les Guevara. Son mystère, cette « heure unique de jeunesse réussie », qui étonne et fascine encore, naît de la tension entre « la petite fille moqueuse » et effrontée qui défie l’adversaire aux horions, et la gamine effrayée à l’idée du bûcher et des flammes éternelles de l’enfer.

« La merveille, selon Bernanos, c’est qu’une fois, une seule fois dans le monde peut-être, l’enfance ait ainsi comparu devant un tribunal régulier, mais la merveille des merveilles, c’est que ce tribunal ait été un tribunal de gens d’Église. Et non pas un tribunal pour rire. On doit même reconnaître qu’aucun ne fut plus respectueux du droit formel, plus soucieux d’éviter ce que nous appellerions aujourd’hui un cas de cassation, plus habile à mettre en branle et à régler la marche d’une gigantesque machine à procédure. » Authentifié par les scrupuleuses minutes des scribes, son procès est le prototype et l’archétype de tous les procès en hérésie, en dissidence, en insoumission, en sorcellerie politique. La fidélité obstinée à ses voix face à l’imposante autorité d’un aréopage de dizaines de docteurs sorbonnards et de prêtres, est le modèle de toutes les résistances, de la nuque qui refuse de plier, du bon droit qui refuse de rendre les armes, d’abjurer et de se repentir.

Le plus extraordinaire, le plus admirable, c’est sa capacité à déjouer les traquenards scolastiques et les pièges théologiques tendus par les savants retors, son habileté à « tricher par simplicité » (Péguy encore). Et son défi accusateur lancé à la tête de l’accusation : « Évêque, je meurs par vous. » Longtemps, cette gamine analphabète tint les rhéteurs en échec, presque amusée de leur étrange questionnaire :

« – En quelle figure était saint Michel quand il vous est apparu ? Était-il nu ?
Jeanne : Pensez-vous que Dieu n’ait pas de quoi le vêtir ?
– Avait-il des cheveux ?
Jeanne : Pourquoi les lui aurait-on coupés ?
– Quelle garantie et quel secours attendez-vous d’avoir de Dieu pour ce que vous portez l’habit d’homme ?

Jeanne : Tant de l’habit que d’autres choses que j’ai faites, je n’attends d’autres récompenses que le salut de mon âme. »

Quant à savoir si elle était dans la grâce de Dieu : « Si je n’y suis, Dieu m’y veuille mettre, et si j’y suis, Dieu veuille m’y tenir. »

On l’accusa d’opposer ses « voix » à l’autorité de l’Église, de « persister dans son opinion propre », de « s’ériger au-dessus de toute puissance ecclésiastique ». Il en a fallu des ruses et des arguties, de sombres arrangements entre la raison d’Église et la raison d’État, pour, de procès en nullité en procès en canonisation, effacer les traces du crime et transformer la sorcière en sainte ! Comment être réhabilitée par l’Église après avoir été brûlée par elle ? Et comment être sanctifiée quand on a explicitement déclaré son refus de faire des miracles ? Sulfureuse affaire, dont le dossier est encore fermé au Vatican.

Affaire non classée

Hérétique et sainte, en des temps de désordre, Jeanne fut toute droiture. Affaire non classée, donc. Affaire inclassable, sans doute. L’irruption de Jeanne dans l’histoire fit désordre. Elle tint la promesse, faite à Orléans, de faire « un si grand hahay qu’il y a bien mille ans qu’en France il n’en fut un si grand », et ce désordre lui survit. Admirateur de Gramsci et des surréalistes, le révolutionnaire péruvien José Carlos Mariatégui écrivait à Lima en 1926 : « Le passé meurt et renaît en chaque génération. En ces temps secoués par les puissants courants de l’irrationnel et de l’inconscient, il est logique que l’esprit humain se sente plus proche de Jeanne d’Arc, mieux à même de la comprendre et de l’apprécier. Jeanne d’Arc est revenue vers nous, portée par la houle de notre propre tempête. » Et, en ces temps de crises et de transition, elle n’a pas fini de nous revenir.

580 ans de passions

1412. Naissance probable de Jeanne d’Arc à Domrémy, dans la châtellenie de Vaucouleurs (Lorraine).
1415. Les Français sont écrasés par les Anglais à Azincourt. Jan Hus est brûlé pour hérésie à Prague.

La ferveur populaire

Mai 1428. Siège de Vaucouleurs, exode des habitants de Domrémy. Jeanne dit entendre les « voix » de saints lui ordonnant de « bouter les Anglais hors de France ». Début d’une certaine ferveur populaire autour de la jeune fille.
Octobre 1428. Les Anglais assiègent Orléans.
Mars 1429. Jeanne rencontre le dauphin Charles à Chinon (Touraine). Sa popularité le convainc de lui confier une armée.

L’épopée

8 mai 1429. Dix jours après son arrivée, Jeanne lève le siège d’Orléans.
18 juin. Elle écrase les Anglais à Patay.
Juin-juillet. Prise de Jargeau, de Meung-sur-Loire, de Patay, d’Auxerre, de Troyes, de Chalons puis de Reims.
17 juillet. Elle fait sacrer Charles roi de France à Reims. Désormais Charles VII souhaite négocier une trêve avec les Anglais, mais Jeanne le pousse à poursuivre la lutte.

La fuite en avant

8 septembre. Échec devant Paris. Charles VII dissout son armée. Jeanne continue sa guerre avec une petite troupe de fidèles et de mercenaires.
23 mai 1430. Elle est capturée à Compiègne par les Bourguignons. Charles VII et son entourage, qui se méfient d’elle, ne proposent pas de rançon. Finalement les Bourguignons la vendent aux Anglais.

La sorcière

9 janvier 1431. Ouverture du procès à Rouen. Les Anglais veulent casser le mythe populaire qui l’entoure en la faisant condamner pour hérésie par l’Église, sapant du même coup la légitimité de Charles VII. De son côté, l’Église catholique se défie de la ferveur populaire qui entoure Jeanne.
30 mai. Sentence et exécution sur le bûcher.
1450-1456. Procès en nullité. Sur requête de Charles VII, la condamnation de 1430 est cassée.

Le mythe et la récupération

1841-1849. Publication des actes du procès par Quicherat.
1841. L’historien Jules Michelet, dans son Jeanne d’Arc, fait de Jeanne une « sainte républicaine », une héroïne incarnant le peuple, et une machine de guerre contre l’Église.
1869. Embarrassée, l’Église catholique entame le procès en béatification de Jeanne d’Arc.
1890. Le socialiste Lucien Herr écrit dans le quotidien Le Parti ouvrier l’article « Notre Jeanne d’Arc » où il s’exclame, contre la béatification : « Jeanne est des nôtres, elle est à nous. »
1897. Charles Péguy publie son Jeanne d’Arc, où il en fait encore une héroïne progressiste.
1909. Béatification de Jeanne d’Arc par le pape.
Décembre 1914. En pleine « union sacrée » dans la guerre, le député nationaliste Maurice Barrès propose l’institution d’une fête de Jeanne d’Arc, figure susceptible de réconcilier la droite, la gauche, les royalistes, les républicains, les catholiques et les anticléricaux dans une même ferveur patriotique.
1920. Canonisation par le Vatican et institution de la fête de Jeanne d’Arc par l’Assemblée nationale.

Alternative libertaire
Repris dans le bulletin de l’Association des amis de Jeanne d’Arc et Charles Péguy, Le Porche n° 32, mars 2010
www.danielbensaid.org

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