Par une ironie de la petite histoire, la rupture du Comité international entre Moreno et Lambert a commencé par une polémique publique sur la situation politique en France et la question du Front populaire.
Pourtant, le Comité international prétendait incarner le trotskisme orthodoxe. Comme il se doit, ses thèses volumineuses avaient enregistré une définition étalon du front populaire. Mais cet accord de principes n’a pas résisté à la première épreuve de la réalité.
À propos de la France, Moreno donne en effet du Front populaire une définition des plus larges, dans laquelle il fait entrer non seulement le gouvernement de Kerensky et celui de Mitterrand, mais aussi ceux de Peron, Blum, Cardenas, Soares, Allende, Samora Machel au Mozambique et Neto en Angola… Comme toujours, ce qui est gagné en extension est perdu en précision.
Dans une première réponse, l’OCI se lamente : « La notion de gouvernement de front populaire est ainsi étendue à tous les gouvernements bourgeois dirigés par un parti ouvrier […]. De ce qui constitue la spécificité des gouvernements de front populaire, il ne reste rien du tout… Procédant ainsi, Miguel Capa dissout un immense et fondamental acquis du trotskisme […]. Il jette la plus extraordinaire confusion. » (Bulletin intérieur 1, p. 21.)
C’est un peu l’histoire de l’arroseur arrosé, car l’OCI, pour sa part, n’a pas peu contribué à dilater la notion de front populaire pour l’appliquer indifféremment au gouvernement Kerensky, au gouvernement Blum, au gouvernement sandiniste du Nicaragua ou au Front démocratique révolutionnaire du Salvador.
Toutefois, Forgues maintient par rapport à Moreno un élément de précision : le gouvernement de front populaire n’est pas seulement un gouvernement bourgeois dirigé par un parti ouvrier, il est surtout la dernière carte de la bourgeoisie avant le fascisme.
Le débat sur le Front populaire se ramène à une divergence sur la situation
Le problème entre Moreno et Lambert, ou entre Capa et Forgues, ne porte donc pas tellement sur la définition même du front populaire. Elle porte plutôt sur l’appréciation de la situation politique en France.
À propos du résultat des élections du 10 mai, Moreno écrit : « Pour le moment il ne s’agit que d’une victoire politico-électorale du prolétariat. L’ascension de Mitterrand n’est ni l’effet ni la cause d’une quelconque victoire révolutionnaire bien qu’elle ouvre la possibilité de l’éclatement d’une crise révolutionnaire plus ou moins immédiate par la confiance et les aspirations que la victoire politique a fait naître dans le prolétariat. »
Face à de telles affirmations, l’OCI s’indigne bruyamment : « Derrière l’affirmation de Capa-Moreno, il y a l’appréciation d’une grande stabilité des régimes politiques des pays impérialistes capables de fonctionner non plus dans l’alternance de deux partis bourgeois au gouvernement, mais d’un parti bourgeois et d’un parti ouvrier. » Il est vrai que derrière les affirmations de Moreno, il y a une sous-estimation délibérée de la signification de classe des victoires électorales du 10 mai et du 21 juin.
Mais cette opinion n’a rien de nouveau. Elle s’inscrit dans la continuité d’une analyse développée depuis de longues années au sein de l’Internationale, selon laquelle toute crise révolutionnaire est exclue dans les pays impérialistes aussi longtemps qu’ils ne connaîtront pas une crise économique terrible et des taux d’inflation atteignant les 200 % (sic). Lorsqu’ils ont rédigé ensemble les thèses du Comité international, les dirigeants du Corqi et en tout cas ceux de la FLT ne pouvaient ignorer ces divergences. Ils ont pourtant choisi de faire comme si elles n’existaient pas.
En envisageant la possibilité d’une « stabilisation front populiste », Moreno admet que le 10 mai ait pu inaugurer en France une ère sociale-démocrate, dans le cadre d’une alternance pacifique régie par les institutions de la Ve République. Nous y voyons au contraire un effet différé de la grève générale de Mai 68, une expression des rapports de force entre les classes, un encouragement à lutter contre toute politique d’austérité, et un facteur de crise pour les institutions de la Ve République.
C’est pourquoi nous pensons que la situation ouverte le 10 mai s’oriente vers des affrontements majeurs entre les classes. Maintenant, dans ce cadre général, il importe de prendre en compte le contexte particulier de cette victoire. Elle ne s’inscrit pas dans le prolongement d’une mobilisation unitaire de la classe ouvrière. L’année 1980 a enregistré le niveau de lutte le plus bas depuis 1953. Les années 1978-1981 ont été marquées par la division politique et syndicale du mouvement ouvrier et des indices significatifs de désyndicalisation.
En ce sens, il n’est pas inutile de souligner le caractère électoral de la victoire initiale. L’OCI dit que le 10 mai « est une victoire de la classe ouvrière dans le combat classe contre classe ». Soit, mais il n’est pas du tout équivalent que Giscard ait été défait par les urnes et non pas renversé par la grève générale. La victoire électorale ne débouche pas immédiatement, comme en 1936, sur une mobilisation impétueuse. Elle nourrit plutôt l’idée d’une victoire fragile qui peut servir de point de départ pour inverser la tendance à l’effritement ouverte en 1977.
Les espoirs de changement qui ne pouvaient aboutir dans l’action, du fait de la division, se sont reportés sur le terrain électoral. Un gouvernement de type front populaire formé dans ces conditions, sans pouvoir résoudre sur le fond la crise économique ni développer une politique réformatrice durable, bénéficie d’une marge de manœuvre (exprimée par « l’État de grâce ») politique. Les travailleurs peuvent penser qu’il ne va pas assez loin. Mais ils pensent aussi que cette victoire électorale est une aubaine, que la division à la base continue et sape les possibilités de mobilisation, qu’une action précipitée pourrait remettre en cause des gains encore précaires, d’autant plus qu’en cas d’épreuve de force, il n’y a pas pour le moment de solution de rechange à ce gouvernement.
Dans ce contexte, des facteurs internationaux peuvent intervenir. Ainsi, la proclamation de l’état de guerre en Pologne nourrit l’idée que nous vivons dans un monde hérité du partage de Yalta, et qu’il y a des limites à ne pas franchir. Mitterrand ne dit pas autre chose quand il annonce sa volonté de sortir de Yalta tout en tenant compte des « lenteurs de l’histoire » ; autrement dit d’y rester. Et l’image de la Pologne en état de siège vient à point rehausser les mérites de la démocratie parlementaire. Elle renforce les arguments de tous les avocats du compromis historique en défense de cette démocratie, contre les aventures qui aboutiraient à des solutions musclées, version chilienne ou version polonaise.
À la longue, ces freins politiques n’empêcheront pas les contradictions économiques et sociales de se développer. Mais ils pèsent et pèseront sur les rythmes. Ce serait de l’aveuglement de ne pas en tenir compte, au nom d’une « imminence de la révolution » qui dure déjà, selon l’OCI, depuis douze ans. Elle répète aujourd’hui : « L’aboutissement ne peut être que la révolution prolétarienne ou la réaction la plus noire établissant une dictature de fer, quels que soient les phases et les délais. » Quand il s’agit de déterminer des mots d’ordre et de prendre des initiatives dans l’action, les « phases et les délais » ont leur importance.
De définition du front populaire en analyse de la situation, la pierre de touche de l’ampleur réelle des divergences, ce sont les tâches concrètes.
Il y a bien opportunisme de l’OCI et il vient de loin
Dans sa polémique, en bon architecte, Moreno met en place deux écueils symétriques, ceux du sectarisme et de l’opportunisme, pour voir sur lequel va échouer l’OCI.
Dans le projet de rapport pour son XXVIe congrès, l’OCI s’efforce à l’évidence de se garder à droite et à gauche pour godiller entre les deux écueils : « L’opportunisme serait d’oublier que le gouvernement Mitterrand-Mauroy est un gouvernement bourgeois de collaboration de classe de type front populaire. Le sectarisme dogmatique serait de ne pas comprendre que le gouvernement Mitterrand-Mauroy est issu d’une défaite que la classe ouvrière a infligée à la bourgeoisie, gouvernement bourgeois de type front populaire de collaboration de classe que la bourgeoisie ne saurait reconnaître comme son gouvernement, mais que les masses laborieuses considéreront pendant tout un temps, sur un délai que nous ne saurions pour le moment exactement apprécier, comme leur gouvernement. Partir aujourd’hui, dans ce moment (fin juillet 1981), de la dénonciation frontale du contenu bourgeois du gouvernement Mitterrand-Mauroy serait abandonner le combat contre les illusions sur le terrain des illusions. Ce serait par là même considérer que la classe qui a infligé une cuisante défaite à la bourgeoisie aurait dégagé par elle-même le contenu bourgeois du gouvernement Mauroy (si c’était le cas, à quoi servirait le parti révolutionnaire ?). Ce serait aborder la classe et la lutte de classe avec des lunettes de doctrinaire prêchant la bonne parole. Ce serait en un mot ne rien comprendre aux relations entre classe et parti. » Jargon et syntaxe mis à part, nous n’avons pas de désaccord majeur avec cette appréciation.
Nous pensons que la revendication centrale de rupture avec la bourgeoisie, adressée aux directions majoritaires, prend d’abord la forme d’une rupture avec le patronat et les institutions de la Ve République, même si nous devons en même temps expliquer le rôle des ministres bourgeois. Mais à la différence de la Russie de 1917 ou de la France de 1936, la rupture avec les ministres capitalistes (Jobert et Crépeau) ne peut condenser aujourd’hui la rupture avec la bourgeoisie, n’en déplaise à Moreno qui écrit : « Les capitulards opportunistes, face au front populaire, ont pour coutume de soutenir qu’il n’est pas nécessaire d’avancer le traditionnel mot d’ordre trotskiste : dehors les ministres bourgeois ! dans la mesure où ceux-ci n’ont aucun poids. »
La démarche générale du projet de rapport pour le congrès de l’OCI nous paraît à cet égard plus correcte :
« Mais là encore, il est nécessaire de préciser. Le gouvernement Mitterrand-Mauroy inclut des ministres issus du gaullisme ou du Parti radical, répétons-le. Leur présence au gouvernement a une signification politique précise : c’est l’affirmation du lien avec la bourgeoisie, plus précisément encore de la volonté du gouvernement de ne pas mettre en cause la Ve République et ses institutions, de ne pas mettre en cause l’État bourgeois que le bonapartisme bâtard a façonné. Pourtant, les masses n’attachent pas, à tort et en raison de leurs illusions, une grande importance à la présence de tels ministres au sein du gouvernement Mitterrand-Mauroy. L’anomalie apparente de la présence de tels ministres, qui ne représentent apparemment qu’eux-mêmes, au sein du gouvernement Mitterrand-Mauroy doit être soulignée. Que font donc ces ministres qui ne représentent apparemment aucune force politique dans le gouvernement, sinon d’affirmer la continuité avec le régime de la Ve République, la permanence du lien avec la bourgeoisie. Mais le peu d’importance de leurs fonctions ministérielles, comme de ce qu’ils regroupent comme force politique derrière eux, limite considérablement l’efficacité auprès des masses de la dénonciation de leur participation au gouvernement.
À la vérité, la “revendication” de la rupture avec la bourgeoisie ne peut être vraiment efficace sous cette seule forme. Elle ne peut prendre d’efficacité véritable qu’en formulant ce que la situation économique et politique exige du point de vue des masses, ce qu’elles attendent de ce gouvernement. Bien que dans notre agitation il faille aborder la signification de la présence de Crépeau-Jobert au gouvernement, étant donné que le CNPF apparaît de façon aveuglante comme l’état-major politique direct de la bourgeoisie, l’accent doit être mis sur : peut-on satisfaire les revendications des masses et appliquer en même temps les plans du CNPF ? Tel est le contenu principal de la ligne de la rupture avec la bourgeoisie. Dans ce sens, à l’étape actuelle, “rompre avec la bourgeoisie” est moins un mot d’ordre qu’une ligne qu’il nous faut développer en se situant du point de vue de la lutte contre le capital et contre l’appareil d’État que le bonapartisme a modelé dans le cadre des institutions de la Ve République […].
C’est du point de vue des mesures indispensables à prendre contre l’appareil d’État bourgeois, contre la crise économique, pour abolir les réformes réactionnaires de la Ve République, pour que soient satisfaites les revendications des masses, que l’OCI se situe. C’est-à-dire que si la question du programme ne pouvait être une condition pour réaliser l’unité afin de chasser Giscard, la question du programme vient aujourd’hui au premier plan. »
Cependant, Moreno n’a pas tort de relever un glissement opportuniste dans la politique de l’OCI, après le 10 mai.
Sous prétexte de ne pas appeler au renversement du gouvernement, ce qui est correct, et de ne l’attaquer que de « biais » comme le recommandait Trotski à propos du gouvernement Blum, l’OCI en arrivait à ne plus le critiquer du tout.
Ainsi, le projet de rapport pour le congrès explique :
« Toute notre tactique est dirigée contre la bourgeoisie et, dans ce combat contre la bourgeoisie, sans pour autant prendre la moindre responsabilité pour Mitterrand, nous sommes dans le camp de Mitterrand dans ses actions de résistance à la bourgeoisie. » Le problème, c’est qu’on ne peut pas séparer la bourgeoisie complètement du gouvernement qui demeure un gouvernement bourgeois dans le cadre des institutions de la Ve République. Quand Mitterrand pactise avec Reagan à Ottawa au nom des intérêts communs de l’impérialisme, on ne peut se contenter de dénoncer Reagan. Quand Mauroy cède devant Ceyrac, on ne peut se contenter de vilipender Ceyrac. De même qu’on ne peut pas attaquer Bigeard pour critiquer indirectement Hernu, ou Ambroise Roux pour viser Questiaux.
Il faut bien appeler un chat un chat.
Or, non seulement l’OCI mettait une sourdine à toute critique, considérée comme gauchiste, mais encore elle apportait à cela une justification à prétention théorique. Les révolutionnaires auraient dû renoncer à avancer toute proposition d’action, sous prétexte de ne pas se substituer aux masses et de ne pas créer des illusions dans “le front populaire de combat” : formuler en doctrinaires les mots d’ordre aboutit en voulant forcer artificiellement les rythmes (de la prise de conscience que les masses acquièrent de leur propre expérience aidée par nous) à opposer le parti à la lutte des masses, à tenter de substituer (en vain d’ailleurs) l’activité du parti à l’activité des masses ».
Ainsi, engager la bataille pour la semaine des 35 heures et contre la signature de l’accord des
39 heures était à l’époque substituer le parti aux masses ou « forcer artificiellement les rythmes ». Ainsi, lancer dans la jeunesse une campagne sur le service à six mois comme promis, c’était créer des illusions dans le front populaire de combat. Sous prétexte de ne pas le faire, il n’y avait plus de combat du tout, même sur le terrain des illusions.
La tâche des révolutionnaires consiste au contraire, non à attaquer frontalement le gouvernement, mais à organiser des mobilisations et des campagnes sur des mots d’ordre qui correspondent aux besoins et à l’attente des masses, pour contribuer à les faire entrer en activité, pour préparer la première vague de lutte. L’OCI a commencé à tourner, par exemple en entrant dans la campagne sur le service à six mois sous le mot d’ordre : « Les engagements doivent être tenus. » Engagements ou promesses, c’est pareil. Est-ce toujours une concession au « front populaire de combat ? ». Ce que ne dit pas Moreno en revanche, c’est que cette glissade opportuniste remonte au-delà du 10 mai, et quelles en sont les racines. Il dit bien : « Les opportunistes répètent, quand le front populaire gouverne, la même erreur, mais d’une façon beaucoup plus grave, que celle qu’ils ont coutume de commettre quand ils appellent les organisations de la bureaucratie ouvrière à réaliser le front unique et quand, au nom de ce front, ils cessent de les critiquer systématiquement. »
Mais il ne dit pas que la politique d’adaptation à la social-démocratie, sous prétexte de combattre prioritairement la politique de division du PCF, a commencé avant le 10 mai, et qu’à l’époque il l’approuvait. Elle s’est exprimée par l’appel au vote Mitterrand dès le premier tour des présidentielles, alors que Mitterrand se présentait lui-même on ne peut plus clairement comme le gérant et le sauveur possible des institutions de la Ve République, et menait campagne sous le parrainage posthume de De Gaulle en personne.
Face à cette candidature sociale-démocrate, l’OCI refusait le moindre soutien, même démocratique, contre les entraves administratives opposées par le PC et le PS (rappel à l’ordre de leurs maires) pour retirer à Alain Krivine les signatures de maires qu’il avait obtenues. Elle préférait que disparaisse toute candidature susceptible d’exprimer au premier tour une ligne d’unité et d’indépendance de classe pour chasser Giscard. Dans Correspondance internationale n° 5 on trouvait la théorisation de cette attitude : « Si l’on considère la participation aux élections comme une tactique subordonnée à la mobilisation des masses laborieuses pour la réalisation du front unique, si l’on estime que l’enjeu de la lutte de classe en France, avant, pendant ou après les élections, est centralisé sur l’objectif d’en finir avec Giscard et son régime, si l’on admet que le moyen politique est le front unique […], dès lors la candidature de Krivine s’inscrit comme celle de Laguiller ou de Coluche comme une participation à la politique de division. »
À l’époque Moreno n’a pas soufflé mot.
Pas plus qu’il n’a soufflé mot quand l’OCI, dont les militants ont une certaine influence dans le syndicat Force ouvrière, a refusé de s’associer à une initiative pour exiger de la direction du syndicat qu’elle appelle à un vote ouvrier contre Giscard au premier tour des présidentielles. Elle n’a pas davantage émis la moindre protestation quand, après l’entrée des quatre ministres communistes au gouvernement, la direction de FO s’est réunie solennellement pour protester contre cette entrée par un communiqué de guerre froide.
Il y a bien une racine à cette politique de l’OCI, c’est sa complaisance envers la social-démocratie par opposition avec son agressivité contre le PC, considéré avant la social-démocratie comme la principale agence contre-révolutionnaire au sein du mouvement ouvrier.
Cette vision est avalisée par les thèses du Comité international. Moreno, dans son article, ne soulève qu’indirectement le problème quand il écrit : « La présence des partis communistes dans ces gouvernements (de front populaire) a toujours provoqué de grandes contradictions avec la bourgeoisie et l’impérialisme. Cela est dû au fait que le stalinisme n’est pas organiquement lié à l’impérialisme (comme l’est la social-démocratie) ou aux bourgeoisies nationales (comme le sont les bureaucraties syndicales). Les partis communistes constituent des agents directs du Kremlin, et des agents de l’impérialisme seulement d’une manière indirecte et historique. C’est pour cela qu’ils sont serviteurs instables et conditionnels : leur attitude dépend des rapports maintenus entre les exploiteurs et l’URSS. L’impérialisme US, à l’échelle mondiale, et les bourgeoisies dans chaque pays les acceptent dans leurs gouvernements seulement dans des situations très critiques ou considérées comme telles et tentent de se débarrasser rapidement d’eux. Ils ne veulent de leur collaboration qu’à l’extérieur du gouvernement. »
Moreno a raison, en ce qui concerne les partis staliniens classiques, de mettre leur rôle en rapport avec les racines sociales de la bureaucratie soviétique au sein même de l’État ouvrier. Il a même de ce fait tendance à sous-estimer le rôle actif et zélé que les PC ont joué pour la sauvegarde de l’État bourgeois dans le cadre de leur politique de front populaire. Il sous-estime enfin la complexité des situations qui résultent aujourd’hui du développement de la crise du stalinisme. Mais il vise fondamentalement juste, quant à la racine de l’opportunisme lambertiste. À considérer la bureaucratie comme une simple courroie de transmission de l’impérialisme au sein de l’État ouvrier, et les PC comme la courroie de transmission de cette bureaucratie, les PC deviennent l’adversaire principal de la révolution, tandis que s’estompent les responsabilités de la social-démocratie.
Moreno, Lambert et le problème du gouvernement
Il est vrai que l’adaptation de l’OCI à la social-démocratie et au gouvernement conduit à une dérobade sur les batailles de l’heure. L’exemple de la revendication des 35 heures est flagrant. Tantôt elle argumente que lancer un tel mot d’ordre reviendrait à se substituer au mouvement et à l’expérience de la classe. Sous prétexte que toutes les revendications ouvrières sont légitimes, le parti d’avant-garde n’aurait pas à fixer d’objectifs centraux sur des questions revendicatives. Cet argument est en contradiction évidente avec toute la tradition de lutte pour la journée de huit heures ou la semaine de 40 heures en tant que revendications unifiantes, reprises dans le programme d’action de 1934 ou dans le programme de transition. Une campagne pour les 35 heures est une introduction concrète aux revendications d’échelle mobile et de contrôle sur l’embauche, surtout au moment où les directions syndicales reculent sur leurs propres promesses et signent des accords scélérats d’aménagement du temps de travail avec le patronat.
Parfois l’argument change. Il serait juste de revendiquer les 35 heures, mais plutôt que de mettre l’accent sur la revendication concrète et chiffrée, il faudrait mettre l’accent contre les contreparties exigées par le patronat à toute réduction du temps de travail. Nous dénonçons évidemment ces contreparties (réduction de salaire, extension du travail de nuit, aménagement annuel de la durée du travail), mais sans lâcher la revendication centrale d’une loi des 35 heures. C’est sur cette revendication que nous pouvons engager des actions dans certaines entreprises, une campagne dans les syndicats, et interpeller les directions du PC et du PS : vous êtes majoritaires, vous avez les moyens de faire rendre gorge au patronat en adoptant une loi des 35 heures. Dans ce sens, il ne s’agit pas d’une campagne revendicative, mais d’une campagne politique et d’une façon concrète d’exposer la nécessité de rompre avec la bourgeoisie.
Mais, pour une raison ou pour une autre, l’OCI se dérobe. Ce que finit par constater Moreno dans sa lettre au Posi : l’OCI a construit toute une théorie des revendications et de la conscience de classe pour couvrir cette dérobade : « On prend en compte les illusions des masses pour adopter les meilleures tactiques pour les combattre, non pour y céder. L’OCI prend ces illusions pour formuler l’essentiel de ses mots d’ordre et de sa politique. Elle commence par céder au gouvernement capitaliste et à ses ministres, puisque les masses croient en lui. L’OCI, dans le fond croit au gouvernement, ou pour accepter les croyances du mouvement de masse, fait comme si elle croyait en lui. C’est-à-dire qu’elle n’attaque pas ni ne dénonce pas systématiquement Mitterrand et ses ministres. L’autre critère de l’OCI est qu’il faut bâtir la politique sur la base de conjonctures, en raison de la situation concrète du moment et en s’appuyant essentiellement sur l’expérience du mouvement de masse. Pour cela, pour eux, les éléments fondamentaux à prendre en compte pour élaborer notre politique sont : les illusions d’un côté et de l’autre côté l’expérience. C’est-à-dire deux facteurs subjectifs et non la situation objective et les nécessités qui surgissent de la situation objective. »
Mais pour Moreno, le test suprême, la preuve par neuf de l’opportunisme de l’OCI, c’est l’absence de mot d’ordre lié à la question du pouvoir : « A aucun moment elle ne lie ses mots d’ordre avec un problème de pouvoir pour l’opposer au gouvernement bourgeois de Mitterrand. L’OCI a éliminé totalement de son agitation le plus formidable mot d’ordre élaboré par Lénine et Trotski pour l’étape où les masses ont des illusions dans le gouvernement front populiste, qui est : dehors les ministres bourgeois et la bourgeoisie du gouvernement front populiste ! Ce qui est trotskiste, c’est qu’elle n’a pas et n’avance pas en permanence aucun autre mot d’ordre de pouvoir. »
Moreno suggère donc de maintenir dans l’agitation le mot d’ordre de gouvernement PC-PS. Ce mot d’ordre est utile quand, en tant que couronnement du front unique, il s’oppose aux formules de collaboration de classe et ouvre une perspective politique à la mobilisation de masse. Aujourd’hui, le PC et le PS sont ensemble au gouvernement. Moreno propose-t-il sérieusement d’avancer dans l’agitation le mot d’ordre : A bas le gouvernement Mauroy-Fiterman-Jobert-Crépeau ! Gouvernement Mauroy-Fiterman ! Pour l’écrasante majorité des travailleurs, il n’y a pas de différence qualitative. Le PC et le PS ont tous les moyens de décider. Le PS a, à lui seul, la majorité absolue à l’Assemblée. Celui que parle de pause et chouchoute le patronat, c’est le ministre socialiste Delors. Celui que flatte la hiérarchie militaire, c’est le ministre socialiste Hernu. Celui qui dénonce les grèves, c’est le ministre communiste Fiterman.
Un gouvernement Mauroy-Fiterman ne serait ni plus ni moins bourgeois que l’actuel gouvernement. Alors, ou bien Moreno propose une agitation centrale et immédiate pour un gouvernement PS-PC et cela revient à prêcher l’étapisme : un gouvernement bourgeois un peu plus ouvrier contre un gouvernement bourgeois de coalition avec deux ministres bourgeois. Ou bien il propose une alternative révolutionnaire : l’agitation immédiate pour les conseils ouvriers, ce qui est en contradiction flagrante avec son interprétation de la victoire du 10 mai et son appréciation globale de la situation politique.
Le problème c’est qu’un mot d’ordre politique central en rapport avec la question du pouvoir ne prend pas nécessairement et à tout instant la forme d’un mot d’ordre gouvernemental. Il prend aujourd’hui la forme de l’expression concrète de la rupture avec la bourgeoisie : épuration des PDG giscardiens dans les entreprises nationalisées, dénonciation du rôle du Conseil constitutionnel comme expression de la fonction des institutions de la Ve République, rupture avec le patronat dans les négociations sur le temps de travail, etc.
Comme pour organiser sa retraite devant la charge de Moreno, l’OCI a sensiblement modifié ses formulations. Dans la réponse à l’article de Moreno, elle dit : « Le mot d’ordre gouvernemental qui exprime aujourd’hui concrètement la ligne de la rupture avec la bourgeoisie est clairement formulé et réaffirmé : Constitution d’un gouvernement d’unité PS-PC sans représentants des partis bourgeois, pour lequel nous continuons aujourd’hui à combattre. » Dans le même sens, Lambert disait dans son discours au rassemblement de novembre à la porte de Pantin : « Ainsi notre position est claire, marquée par la continuité d’une politique qui en toutes circonstances oppose l’unité du front prolétarien à la bourgeoisie, politique qui appelait hier à la constitution d’un gouvernement d’unité PC-PS sans représentants des partis bourgeois, pour lequel nous continuons aujourd’hui à combattre ».
Mais quelle forme publique et agitatoire revêt ce combat ? La. façon la plus concrète de le traduire serait l’agitation autour du mot d’ordre : dehors Jobert-Crépeau et les ministres bourgeois. On n’en trouve guère trace dans les affiches, les tracts et même les affiches de l’OCI. Il est vrai que les proclamations de la porte de Pantin sont quelque peu en décalage par rapport au projet de résolution qui disait : « À la vérité, la revendication de la rupture avec la bourgeoisie ne peut vraiment être efficace sous cette seule forme […]. À l’étape actuelle, rompre avec la bourgeoisie est moins un mot d’ordre qu’une ligne qu’il nous faut développer en nous situant du point de vue de la lutte contre le capital et l’appareil d’État… Les masses avaient un objectif politiquement gouvernemental avant le 10 mai, battre Giscard, porter au pouvoir un gouvernement qu’elles considèrent comme leur gouvernement. Aujourd’hui, elles ont besoin de s’ouvrir une nouvelle perspective gouvernementale, mais c’est à partir de leur expérience qu’une nouvelle perspective gouvernementale peut être ouverte sur la voie du gouvernement ouvrier et paysan à partir des développements politiques concrets. Cette perspective, il nous faut contribuer à la dégager en combattant sur la ligne de la rupture avec la bourgeoisie telle que celle-ci peut être concrétisée à chaque moment et à chaque étape. »
Dès lors, répéter l’actualité du mot d’ordre gouvernemental sans l’utiliser au jour le jour, c’est faire des moulinets avec une épée sans jamais l’abattre. C’est se couvrir face aux assauts de Moreno, sans oser lui répondre sur le fond.
Sectarisme au-delà des Andes, opportunisme à domicile
Moreno n’est jamais embarrassé pour développer le plus extrême radicalisme verbal à propos des autres, sans se priver de l’opportunisme le plus flexible à domicile, c’est-à-dire en Argentine. La ligne qu’il avance en France est dans le meilleur des cas propagandiste, et elle deviendrait gauchiste s’il avait les forces de la traduire dans la pratique : « Le gouvernement Mitterrand a avancé systématiquement qu’il ne pense pas remplacer la police ni la bureaucratie, mais seulement au maximum remplacer les fonctionnaires par des fonctionnaires socialistes. L’OCI n’a rien avancé à ce sujet qui ne soit exactement la même chose que ce que fait le PS. Jamais, autant que nous le sachions, l’OCI n’a avancé qu’un bureaucrate socialiste, c’est la même chose qu’un bureaucrate giscardien, puisque tous deux sont fonctionnaires bourgeois, dans la mesure où se maintient la structure actuelle de l’appareil bureaucratique, qui est ennemi du mouvement de masse. L’OCI se refusait à avancer le mot d’ordre traditionnel du mouvement marxiste révolutionnaire, suivant lequel les employés de l’État et ses fonctionnaires doivent être nommés par le mouvement ouvrier, avoir un salaire moyen et être révocables à tout moment, dès que le voudra le mouvement ouvrier […]. Notre parti se donne la tâche de dénoncer ce gouvernement, de montrer comment tous ces traîtres sont des valets de la bourgeoisie, et Mitterrand est le plus important de tous, francs-maçons contre-révolutionnaires, agents pourris du capital financier et de l’impérialisme. Et tout cela depuis le début pour pouvoir convaincre les masses qu’il faut le renverser le plus tôt possible. Et cela, il faut le dire dans les éditoriaux et faire une campagne systématique. »
Ici, la confusion est à son comble.
Quand nous disons que le gouvernement Mauroy est un gouvernement bourgeois, nous devons dans la propagande et l’éducation en tirer toutes les conséquences, montrer concrètement en quoi il défend l’État bourgeois et la propriété privée, en quoi il poursuit une politique colonialiste et impérialiste.
Devant des événements concrets, cette dénonciation peut dépasser le domaine de la propagande : quand Mitterrand soutient l’installation des Pershings, quand il maintient le statut colonial des départements d’outre-mer, quand il fait les quatre volontés du patronat et vante les vertus des institutions de la Ve République (que, soit dit en passant à l’intention des camarades de l’OCI, il défend avec autant de zèle et plus d’efficacité que le PCF).
Maintenant, dire que Giscard et Mitterrand, c’est bonnet blanc et blanc bonnet, que notre approche est pratiquement la même, c’est tout autre chose. Ici, Moreno penche vers les thèses défendues en France par l’organisation Lutte ouvrière, pour laquelle le 10 mai n’est pas une victoire, et même représente un recul puisque le PC (qui inquiète plus la bourgeoisie) a perdu des voix au profit de la social-démocratie. La démarche propagandiste de Moreno aboutit à un résultat similaire.
Il lui donne en outre un fondement théorique, lorsqu’il proclame périmée la tactique de front unique : « Quand apparaît un gouvernement de front populaire, la tactique du front unique ouvrier est terminée, c’est pour cela que Trotski l’appelle tactique, parce qu’elle ne s’applique pas à tous les moments du mouvement ouvrier. Par exemple, quand surgit une étape supérieure de la lutte des classes et que les partis ouvriers entrent au gouvernement, cette tactique est terminée. La tactique est l’affrontement total contre ces partis partout, dans tous les syndicats, parce que ce sont les porte-drapeaux et les défenseurs directs de la bourgeoisie. »
Il y a un seul grain de vérité dans ce que dit Moreno. Il y a un moment où la tactique du front unique ne peut se concrétiser par l’appel aux directions majoritaires des partis ouvriers quand elles sont au gouvernement. Notamment au moment des épreuves de force décisives. Ainsi en mai 1937 à Barcelone, les révolutionnaires et la direction stalinienne sont des deux côtés de la barricade. Cependant, cela ne dispense pas de s’adresser aux militants communistes pour leur proposer l’unité sur les tâches de l’heure.
Nous n’en sommes pas là en France. Quand nous nous mobilisons sur des revendications partielles, contre des licenciements ici, pour une nationalisation là, ou pour la réduction du temps de travail, nous nous adressons à la majorité socialiste-communiste pour qu’elle réponde à ces revendications. C’est la forme que prend la tactique de front unique. Ce qui est vrai, c’est que, le PS et le PC étant largement majoritaires au gouvernement, cette tactique ne peut culminer aujourd’hui dans le mot d’ordre de gouvernement PS-PC comme le suggère pourtant par ailleurs le même Moreno qui n’en est pas à une contradiction près.
Mais déduire de cette nouvelle situation que la tactique de front unique en tant que telle est dépassée, c’est réduire la tactique de front unique et le front unique lui-même à l’unité des appareils. La question de l’unité et du front unique demeure en effet entière. L’unité gouvernementale du PC et du PS ne surmonte pas la division dans l’action et au niveau des syndicats. Sur ce plan, le problème de l’unité reste entier et nous devons le résoudre pour rendre confiance aux travailleurs dans leurs propres forces, pour qu’ils comptent davantage sur leur propre mobilisation que sur le gouvernement, pour qu’ils dressent leurs propres exigences contre la politique de leurs directions au gouvernement.
Dans cette perspective nous continuons à adresser les propositions d’action aux partis majoritaires, et à tous les niveaux, de la base au sommet, de l’entreprise aux directions (que nous ne confondons pas avec le gouvernement).
La vérité, c’est que la bataille pour l’unité était le maillon décisif de la lutte pour chasser Giscard. Elle s’est concrétisée sur le terrain électoral par la bataille pour le désistement. Aujourd’hui cette bataille reste nécessaire mais elle n’est plus suffisante. Se contenter de rabâcher les appels à l’unité sans les lier à l’affirmation de l’indépendance de classe, à la rupture avec la bourgeoisie, à la défense d’un programme de revendications transitoires, reviendrait à s’aligner sur le Parti socialiste et sur sa politique, en vertu de laquelle l’unité prend d’abord la forme de la solidarité gouvernementale.
Pour couvrir ses opérations organisationnelles, Moreno n’hésite pas à bâtir une nouvelle théorie, celle des deux blocs. Il y aurait eu dans la révolution russe un bloc révolutionnaire composé du courant marxiste révolutionnaire (Lénine-Trotski), d’anarchistes et du courant socialiste révolutionnaire de gauche, et un bloc opportuniste composé de révisionnistes (Plékhanov), de centristes (Martov) et d’un secteur bolchevique (Staline-Kamenev).
À la lumière de cette thèse, Moreno écrit dans sa lettre au Posi : « La France aujourd’hui sous Mitterrand, comme la France en 1936 sous Blum, n’est pas une exception, les deux blocs apparaissent de nouveau. Nous sommes dans le bloc révolutionnaire avec les groupes, sectes ou partis ultra-gauches et aventuristes qui existent dans le monde.
Dans le bloc opportuniste, formant partie d’un bloc plus grand du PS et du PC, il y a le bloc des courants dirigés par Pablo, Mandel, Lambert. De nouveau l’histoire se répète : un secteur du mouvement marxiste révolutionnaire, celui de Lambert, en vient à faire partie du bloc opportuniste ».
Moreno définit ainsi le cadre d’une politique sectaire et propagandiste à l’échelle internationale. Elle a déjà fait des ravages au Pérou quand Moreno a défendu une politique criminelle de destruction de l’ARI, sacrifiant les intérêts objectifs des masses péruviennes, les acquis du Focep et la possibilité d’avancer sur la voie de la construction d’un parti ouvrier de masse, au profit d’une opération fractionnelle à courte vue. Elle menace aujourd’hui de faire de nouveaux ravages au Brésil dans une approche sectaire et divisionniste de la politique de construction du Parti des travailleurs. Elle a trouvé une expression éclatante dans l’attitude hostile et la campagne contre la révolution nicaraguayenne.
Moreno systématise cette ligne, sauf évidemment en Argentine, où ses proclamations de principe sur le bloc révolutionnaire ne l’empêchent pas de s’accommoder fort bien de la « multipartidaire bourgeoisie ».
Encore sur la méthode
Il est indiscutable que la victoire électorale des partis ouvriers en France a ouvert une situation nouvelle qui appelle toutes les organisations révolutionnaires à ajuster et à préciser leur orientation. Ce travail doit s’accomplir en rapport avec les premières expériences pratiques du mouvement de masse. Des erreurs partielles et des corrections seront nécessaires pour tous, des délais de réflexion et de vérification pratiques aussi.
Seules les grandes épreuves de force à venir entre les classes mettront à nu la signification de la politique suivie par les uns et les autres.
Moreno a sans nul doute mis le doigt sur les oscillations opportunistes de l’OCI face au nouveau gouvernement. Il y avait là matière à une discussion sérieuse et responsable. Mais de symptômes réels il a tiré une fois encore des conclusions organisationnelles extrêmes et précipitées.
L’OCI est mal placée pour s’en plaindre puisqu’il s’agit de la même démarche que Moreno et Lambert ont suivi ensemble vis-à-vis du Secrétariat unifié à propos du Nicaragua. C’est en quelque sorte l’arroseur arrosé : une fois encore des questions politiques réelles servent de prétexte à des opérations organisationnelles à court terme.
Dès les premières lignes de sa lettre au Posi, Moreno donne le meilleur exemple de sa méthode : « La capitulation face au gouvernement Mitterrand a amené la direction de l’OCI unifiée à jeter par-dessus bord les principes élémentaires du début du mouvement ouvrier révolutionnaire, à l’époque où proudhoniens, anarchistes et marxistes étaient ensemble. Par ceci, nous voulons dire que les principes n’ont pas été et ne sont pas propres au marxisme, mais sont ceux de tout révolutionnaire, y compris de tout militant progressiste. » Rien que ça. Et Moreno de poursuivre : « Donc, l’OCI unifiée ne remplit pas les conditions pour entrer dans la IIIe Internationale de Lénine. »
Une fois encore, que s’est-il passé entre la conférence mondiale où Moreno et l’OCI adoptaient ensemble les thèses programmatiques selon eux les plus importantes depuis le programme de transition, et cette capitulation qui rejette l’OCI en deçà des anarchistes et des proudhoniens dans la généalogie du mouvement ouvrier ? La victoire électorale de Mitterrand en France et quelques éditoriaux d’Informations ouvrières.
L’OCI de son côté est mal placée pour répondre à cette méthode dévastatrice, parce qu’elle la partage sur l’essentiel. Aujourd’hui, c’est Moreno qui a pris l’initiative de la polémique. Mais l’OCI en a fait autant hier et sous la même forme avec Politica Obrera ou son organisation israélienne. Elle en fait autant tous les jours dans ses propres rangs. Un mot ou une phrase lui suffisent, et non des tests historiques de la lutte de classe, pour tracer des frontières aussi mouvantes que définitives entre l’orthodoxie et le révisionnisme. C’est ce qu’illustrent encore les mécanismes d’exclusion en vigueur dans l’OCI à l’occasion de la rupture du Comité international.
Nous avons dit ailleurs et longuement ce que nous pensions de ces conceptions. Soulignons encore ici la flexibilité extrême des principes présentés comme les plus intangibles. Accusée par Moreno de ne pas avoir pris la défense des militants des groupes autonomistes emprisonnés pour actions terroristes, l’OCI répond par la plume de F. Forgues : « Y compris dans le second cas, cela ne veut pas dire que nous soyons pour la détention de ceux qui ont commis ces actes terroristes. Mais la caractérisation politique de leur activité peut être contradictoire avec le fait de mener une campagne, c’est-à-dire de mobiliser les masses en solidarité avec eux. »
Tiens, tiens ! Pourtant, à propos de la Brigade Simon Bolivar, pas une seconde Forgues et Lambert ne se sont demandés si son activité pouvait être contradictoire avec le fait de « mener une campagne, c’est-à-dire de mobiliser les masses en solidarité » avec elle. Ils n’ont pas cherché à le savoir. La réponse négative n’impliquait bien évidemment pas que l’on soit « pour la détention de ceux » qui avaient commis ces actes.
Enfin, l’OCI mérite au moins que l’on souligne à quel point il est facile d’être intransigeant avec les révolutions et le sang des autres lorsqu’on a chez soi l’échine plus que souple, combien il est facile d’aboyer à la trahison contre le Front sandiniste du Nicaragua qui a renversé la dictature par une insurrection de masse au prix de milliers de morts, alors que l’on fait en France patte de velours devant un gouvernement à prédominance sociale-démocrate issu des urnes.
Quatrième Internationale n° 8, avril-mai-juin 1982