Vaut-il encore la peine de se définir comme républicains ? Sans doute. À condition de préciser qu’il ne s’agit pas de définir une substance, mais d’enregistrer une différence. En ce sens, la République s’oppose à une notion transcendante du pouvoir. Elle implique l’autodétermination de la loi. Elle signifie le primat de l’intérêt public sur l’intérêt privé ou sur la simple logique marchande.
Disons surtout que la République originelle ne délimite pas une appartenance naturelle ou identitaire. Dans la mesure où elle se présente comme le principe d’une société politique, elle est ouverte et universalisable. Elle est donc compatible avec le devenir universel de l’humanité, au contraire de toutes les paniques nationales ou communautaires. Du point de vue de cette république fondatrice, il n’y a aucun paradoxe à parler, comme on le fit en 1792, « d’étranger patriote ».
Alors que la République initiale est ouverte, qu’elle excède par vocation le national, elle se rétracte au fil de la guerre, se ferme, s’enclôt dans ses frontières, jusqu’à faire corps pour un temps avec la nation ; et jusqu’à ce que citoyenneté et nationalité finissent par se confondre (dans le cas très particulier de la France). Cette identification n’a pourtant rien d’éternel : le message républicain, en tant que message politique d’égalité, de solidarité, de laïcité, peut et doit se désentraver de ce fardeau national pour reprendre son essor.
Il faut pour cela déployer la dimension historique de la République. Il ne s’agit pas d’un pur esprit, d’une idée pure, d’un spectre qui hante l’histoire, de Rome à Jules Ferry ou à Clémenceau. La République de l’An II est révolutionnaire, tout entière du côté du pouvoir populaire constituant et de ses promesses. La IIIe République n’est déjà plus révolutionnaire mais nationale, du côté de l’institué, de l’ordre positiviste, de son quadrillage institutionnel. Bien sûr, il reste en elle quelque chose de l’origine, des principes encore actifs, mais juin 1848 est passé par là, et elle est née des cendres de la Commune.
Désormais, on le sait, la République sera sociale ou ne sera pas. Et elle sera universelle. En ce sens, la République a pu devenir la formule polémique d’un socialisme internationaliste. À reculer sur ces points, à prétendre faire tourner à rebours la roue de l’histoire, pour opposer à la dérégulation marchande, non pas une République en mouvement, mais un mythe républicain, on finit par tomber dans une République autoritaire et disciplinaire, d’ordre plus moral que civique, plus sécuritaire que solidaire.
Parler de République sociale ne signifie pas réduire la politique au « social », se détourner du champ spécifiquement institutionnel pour assigner aux mouvements sociaux de s’instituer eux-mêmes État. C’est seulement rappeler qu’après les expériences fondatrices de 1793, de 1848, de 1971, la lutte pour la démocratie politique n’est plus dissociable de son contenu social ; que la propriété, c’est le pouvoir ; qu’on peut lutter pour des réformes institutionnelles sur le mode de scrutin, sur les assemblées représentatives, sur la parité, mais que le chômage est un cancer qui mine les meilleures formules démocratiques.
C’est banal, mais essentiel.
De même, on ne peut opposer au retour du religieux dans l’espace public, une laïcité défensive, sans contenu, réduite à un espace de cohabitation neutralisé entre croyances. La laïcité, si elle garde un sens, n’est pas un lieu vide et désert, mais une position : elle ne tient que par les pratiques sociales des enseignants, des parents, des élèves. Et ces pratiques ont leur référence dans un projet global de société, autrement dit, dans la lutte des classes.
La République sans adjectif, la République tout court est devenue équivoque. Elle n’est pas laïque par nature : il y a bien une République islamique. On peut estimer que sa logique authentique est démocratique, mais elle peut aussi revêtir des formes autoritaires. En réalité, l’invocation républicaine n’apporte pas à elle seule une réponse à ce qu’on désigne aujourd’hui comme crise de la représentation, de la politique, ou de la démocratie.
Cette crise a aux moins deux racines profondes. D’une part, une privatisation générale de l’espace public vide la vie politique de ses enjeux au profit de la simple gestion. D’autre part, la mondialisation marchande redistribue les espaces de souveraineté. Dans ces conditions, la crise du parlementarisme (dont certaines manifestations rappellent l’entre-deux-guerres) devient une crise de la démocratie. Devant un éloignement des lieux de décisions, de plus en plus incontrôlables et insaisissables, le réflexe élémentaire d’autodéfense démocratique consiste à réclamer de la proximité et du local. Mais cette démocratie minimale est parfaitement compatible avec une délégation accrue des pouvoirs et avec une pratique de lobbying auprès des institutions internationales, qui n’a plus rien à voir avec une démocratie soucieuse de délibération, de contrôle des décisions, de lien le plus étroit possible entre mandataires et mandants.
Pour revitaliser la démocratie, les mots ne suffisent pas. Les termes du débat entre démocratie directe et représentative ont évolué. Ils étaient trop simplificateurs. Dans un État moderne, il n’y a pas de démocratie sans médiations (notamment celle des partis, du tissu associatif, de la vie syndicale) par lesquelles s’élabore une volonté générale, donc sans un certain degré de délégation et de représentation. Ainsi comprise la démocratie directe ne devrait pas signifier un système de mandats impératifs qui aboutirait à l’addition incohérente de points de vue corporatifs, vite coiffés par l’omnipotence d’une bureaucratie dépositaire de l’universalité. Elle devrait consister plutôt dans une autre idée du rapport entre citoyenneté politique et citoyenneté sociale, une autre idée du contrôle et de l’autogestion, un autre équilibre des formes de représentation, peut-être une sorte de dualité de pouvoir durable et reconnue, sachant que l’équilibre entre l’opinion électorale manifestée par le suffrage universel et la volonté agissante des citoyens mobilisés est toujours problématique.
Nos organisations ont toujours au demeurant vécu, sans toujours le savoir avec cette contradiction : dès lors qu’on propose ou défend des formes de suffrages à la proportionnelle, on affaiblit la démocratie directe (la responsabilité directe de l’élu(e) devant ses électeurs) au profit du jeu des partis qui établissent les listes : ce n’est pas le moindre des paradoxes…
Futurs, n° 200, décembre 1998