La révolution et le pouvoir

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Par François Sabado

Daniel Bensaïd, La Révolution et le pouvoir, Penser, Stock 3, Paris, 1976

La Révolution et le Pouvoir est sans doute le livre « politique » le plus complet de Daniel. Écrit d’octobre 1975 à février 1976, cet ouvrage est une première synthèse de ses réflexions stratégiques sur les révolutions du XXe siècle et la montée révolutionnaire de l’après-68.

Après les bouleversements des années 1920, 1930 et de l’après-guerre, la « révolution » revient en force avec les événements de Mai 68 doublés de ceux du Mai rampant italien en 1969. Elle rebondit avec la Révolution des œillets au Portugal en avril 1974 qui reprend le flambeau du processus révolutionnaire chilien sous Allende, liquidé par la dictature de Pinochet. Et surtout, les luttes pour abattre la dictature franquiste promettent un nouvel embrasement révolutionnaire dans tout le Sud de l’Europe.

Sans ce contexte, on ne saisit pas l’importance accordée par Daniel aux leçons des révolutions du XXe siècle.

Parallèlement, au sein de la Ligue et de la IVe Internationale, Daniel prend une place décisive dans la préparation et l’animation de stages de formation des responsables des sections de l’Internationale, aussi bien sur les enseignements des révolutions russe, allemande de 1918 et 1923, italienne en 1922, que sur l’analyse des fronts populaires, de la grève générale en 1936 en France, de la révolution espagnole de juillet 1936 à mai 1937, ou encore les révolutions chilienne et portugaise des années soixante-dix.

Ce livre prolonge les exposés de ces stages. Il leur donne de l’épaisseur historique, revisite les faits, approfondit les débats de l’époque, enrichit par son éclairage les questions programmatiques et stratégiques en discussion. Étouffés par l’appareil stalinien international à partir de la fin des années vingt, ces débats retrouvent vigueur sous la plume de Daniel.

Il reproduit les résolutions et textes de l’époque ainsi que les discours des principaux protagonistes : les révolutionnaires russes (Lénine, Trotski, Zinoviev, Boukharine), mais aussi allemands, comme Paul Levi, ou italiens comme Bordiga et Gramsci.

Il y expose sa lecture « révolutionnaire » des thèses de Gramsci sur l’hégémonie. Alors que les réformistes assimilent la notion « d’hégémonie » défendue par Gramsci à une conquête graduelle du pouvoir au travers de l’État et des institutions parlementaires, Daniel la présente comme une préparation de la rupture révolutionnaire. Selon lui, la transformation révolutionnaire de la société exige un processus de conquête de positions par la classe opprimée, une préparation à la prise du pouvoir, une confrontation avec la vieille machine d’État. Mais elle ne peut faire l’économie d’une crise révolutionnaire qui dénoue les rapports de forces et ouvre la possibilité d’un nouveau pouvoir populaire.

Daniel insiste sur l’importance du rôle de Lénine et notamment de son « art » de l’insurrection. Les choix stratégiques et tactiques du dirigeant russe sont analysés en détail. Les mots d’ordre successifs des bolcheviques sont examinés à la loupe, depuis l’appel à la mobilisation révolutionnaire lancé en avril 1917 jusqu’au fameux « Tout le pouvoir aux soviets », en passant par leurs propositions d’unité adressées aux mencheviques et aux socialistes révolutionnaires. Selon Daniel, Lénine aura été l’incarnation de cette pensée stratégique pour la conquête du pouvoir.

L’élaboration programmatique et stratégique de la Ligue des années soixante-dix s’appuie sur les débats et controverses concernant les revendications transitoires, le front unique, la grève générale, le gouvernement ouvrier, la dualité de pouvoir et ses dénouements au travers des crises révolutionnaires du siècle.

Daniel nous a donné envie de réapprendre de ces révolutions. Cette réflexion, préparée avec d’autres dirigeants de la IVe Internationale tels qu’Ernest Mandel ou Charles-André Udry, avait aussi des objectifs politiques : se réapproprier l’histoire pour corriger erreurs et dérapages gauchistes qui étaient les nôtres à l’époque. Les rectifications opérées par la Ligue au cours des années 1974-1978 après ses tentations gauchistes et « substitutistes » des années 1968-1972 s’inspirent des références au front unique ou des appels « aux masses » des congrès de l’Internationale communiste en 1921. « Substitutisme » dans le sens où nous pouvions prendre à l’époque nombre d’initiatives sans nous soucier suffisamment ni du soutien ni de la participation de mouvements de masse, notamment à travers les activités du service d’ordre.

La préoccupation majeure de Daniel, qui domine cet ouvrage et les discussions de l’époque, transparaît : s’emparer de l’histoire à pleines mains pour la faire vivre dans les situations révolutionnaires chilienne, portugaise, espagnole…

La Révolution et le Pouvoir n’est pas uniquement un livre d’histoire, c’est aussi un essai politique d’analyse et de polémiques avec les autres courants du mouvement ouvrier, et notamment un courant qui allait dominer la gauche du milieu de ces années soixante-dix en Europe du Sud, à savoir « l’eurocommunisme ». Face à la montée révolutionnaire, l’indigence stalinienne empêche le PCF de canaliser l’énergie de 68 vers le réformisme, ouvrant ainsi un nouvel espace à la social-démocratie. Les partis communistes d’Italie, d’Espagne et de France effectuent alors leur aggiornamento, pour prendre leurs distances avec l’URSS. Ils déploient une stratégie réformiste visant à redéfinir des projets de collaboration de classes pour gérer l’économie et les institutions capitalistes. Ces stratégies réformistes débouchent en Italie sur le « compromis historique » avec la Démocratie chrétienne et, en Espagne, sur les politiques de pacte de la transition post-franquiste. Dans les deux cas, ces politiques contribuent au soutien actif, de la part des directions des partis communistes et des syndicats qui leur sont subordonnés, à tous les plans d’austérité et de défense des institutions de la démocratie parlementaire décadente italienne ou aux institutions post-franquistes.

Pour répondre à l’eurocommunisme, Daniel va à la racine des problèmes théoriques : il analyse le caractère de l’État, la nature de classe de ses institutions, l’imbrication des classes dominantes avec l’armée, la police, la justice. Les thèses de conquête graduelle du pouvoir par l’obtention de majorités parlementaires ou par déplacement du rapport de forces au sein de l’État, défendues par l’eurocommunisme, sont contredites par les expériences historiques du siècle, qu’elles soient anciennes ou plus récentes.

N’oublions pas que nous venons alors de vivre la tragédie chilienne où, pour briser le processus révolutionnaire, la dictature de Pinochet ne s’est pas embarrassée du respect des institutions légales. Une fois de plus, les classes dominantes s’assoient sur leur propre légalité lorsqu’il faut s’opposer à la révolution. L’État n’est donc pas un instrument que l’on peut manier au gré des majorités parlementaires : il est « consubstantiellement » lié à la classe dominante. Si les classes opprimées et leurs représentants peuvent y conquérir des positions, elles sont en général subalternes. Mais il ne peut y avoir de révolutions par l’État, le Parlement ou les urnes de la « démocratie » bourgeoise.

La multiplicité des références de Daniel dans cet ouvrage est impressionnante. Il recherche le débat, confronte ses idées avec des interlocuteurs quelquefois inattendus. Il nous surprend en critiquant Fourquet et Lyotard qui ne voient le pouvoir qu’au travers des flux de libido et de désir. Ces philosophes des années soixante refusent de concevoir le pouvoir comme articulé aux rapports de classes, aux relations de production, à l’État et aux institutions.

S’appuyant sur le travail de Philippe Ariès sur L’Enfant et la famille sous l’Ancien Régime, sur les analyses de Michel Foucault sur la folie, il souligne les dimensions d’enfermement des institutions du régime bourgeois, de la famille à l’école. Il analyse l’école comme institution et lieu de reproduction de la force de travail, dans laquelle formation et transmission des savoirs sont adaptées aux besoins du capitalisme. La critique de l’école ne lui fera pas oublier la nécessité de défendre l’école publique lorsqu’elle est remise en cause par les politiques bourgeoises. Il s’oppose sur ce point à la théorie de l’école comme « appareil idéologique d’État » d’Althusser.

Ce livre présente aussi une approche de l’oppression des femmes au travers du cercle familial reprenant, de manière critique, les analyses d’Engels sur l’origine de l’État et de la famille, mais développant surtout une longue polémique avec un texte féministe de l’époque, intitulé Être exploitée. Ce document assimile les femmes au prolétariat et présente le travail domestique comme un travail soumis à l’exploitation capitaliste. Daniel n’accepte pas l’analyse des femmes comme classe exploitée, mais présente une première théorie articulant l’exploitation de classes à l’oppression de genres, invitant à fonder un mouvement autonome des femmes sur la base des résistances et des luttes contre l’oppression.

Daniel confronte en permanence sa pensée avec d’autres intellectuels ou courants de pensée. Ce débat entre « son marxisme » et les idées majeures du moment est un des traits fondamentaux de son activité intellectuelle et politique.

Une dernière question traverse ce livre, tant dans l’étude de l’histoire que dans les analyses théoriques des institutions bourgeoises ou encore dans la polémique avec les eurocommunistes : celle de la démocratie et du pouvoir.

Même si la démocratie est moulée par les rapports de classes qui structurent et dominent la société, commence à apparaître la nécessité de mettre cette question au centre du projet révolutionnaire. Les polémiques lancées par les nouveaux philosophes contre Marx qu’ils accusent d’être à l’origine du totalitarisme stalinien ou par les eurocommunistes qui confondent démocratie et institutions capitalistes conduisent Daniel à reprendre ce débat… Mais la question démocratique ne sera pas examinée exclusivement sous ce jour. Dans son livre, il revient sur un événement tragique de la révolution portugaise, l’affaire Republica, un journal d’orientation socialiste. Critiquant l’orientation du journal qui dénonçait la révolution, craignant pour leurs conditions de travail, les travailleurs du journal censurent la rédaction, occupent les locaux du journal et empêchent sa publication. Les gauches portugaise et française sont divisées sur cette question. Au-delà de divergences radicales de la Ligue avec le Parti socialiste portugais, nous nous prononçons en faveur de la liberté de la presse et nous manifestons notre désaccord avec cette décision de la commission des travailleurs… Daniel propose une solution pour préserver la liberté de la presse : la publication du journal avec droit d’expression de la commission des travailleurs. Nous sommes en 1976, treize ans avant la chute du mur en 1989, mais déjà nous commençons à comprendre qu’un projet socialiste révolutionnaire ne peut l’emporter que s’il est plus démocratique que le régime bourgeois qu’il veut abattre. Il faut distinguer la défense de la démocratie des institutions de l’État, mais les aspirations démocratiques doivent être au centre du projet révolutionnaire.

Si la plupart des questions soulevées dans l’ouvrage sont encore d’actualité, d’autres ont pris un coup de vieux, notamment celles liées à l’URSS et aux pays de l’Est. Daniel reprend la caractérisation trotskiste traditionnelle de l’URSS comme « État ouvrier bureaucratiquement dégénéré ». Il prendra plus tard ses distances avec cette notion d’État ouvrier, tant pour des raisons méthodologiques que politiques. Méthodologiques, car l’adjectif « ouvrier » ne pouvait être apposé au concept d’« État » dans la mesure où l’URSS était dominée par la bureaucratie et non par la classe ouvrière. Politiques, car cette notion masquait l’ampleur des destructions bureaucratiques à l’Est. Il puisera néanmoins dans la théorie trotskiste traditionnelle tout ce qui conduit à la nécessité d’une « révolution politique » en URSS et dans les pays de l’Est.

Il traite enfin de l’engagement révolutionnaire, de l’enthousiasme, de la joie même, suscités par l’action révolutionnaire, des relations fraternelles nouées au combat, d’une intelligence stimulée par le choix militant, mais aussi des contradictions de l’individu militant, de cette tension entre la visée stratégique et les incertitudes tactiques du quotidien, entre l’activité politique et les pressions de la vie quotidienne, personnelles, familiales, professionnelles : des pages émouvantes sur l’époque.

Ce livre constitue peut-être un des ouvrages majeurs de Daniel des années soixante-dix. Pourtant, une fois de plus, il succombe au péché de nombre de révolutionnaires : une surestimation des potentialités révolutionnaires de l’époque dans les pays d’Europe du Sud. Ni nos pronostics ni les siens ne se sont réalisés. Les capacités d’intégration des sociétés capitalistes européennes, la politique des directions réformistes pour canaliser la dynamique des luttes de classes de l’époque, le niveau de lutte et de conscience des travailleurs insuffisant pour déborder les appareils dominants du mouvement ouvrier, la faiblesse des organisations révolutionnaires : tout cela allait avoir raison de nos perspectives politiques de l’époque. Pourtant, ces moments restent ceux de l’enthousiasme d’une génération convaincue de renouer alors avec le fil des révolutions, la dernière génération d’Octobre.

François Sabado


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