Par Alexis Lacroix
Dans son livre, Bensaïd revisite le vieux mythe de la taupe, cher à des générations de trotskistes.
Pour conjurer la propagation de l’épidémie de la fièvre aphteuse qui menaçait ces dernières semaines le bétail européen, on a allumé en Angleterre d’immenses bûchers. Ce spectacle, qui a beaucoup choqué, est-il un simple « raté » de la grande « administration ménagère » des besoins ? Ou bien, au contraire, un de ces nombreux « dégâts » du progrès, sur la responsabilité desquels nous devrions réfléchir ?
Nos responsabilités, le philosophe qu’est Bensaïd entend, lui, les penser jusqu’au bout. Loin de la résignation et de l’idéologie (« les métaphysiques fourbues »), il donne à son livre, Résistances, un sous-titre en forme de clin d’œil : « Essai de taupologie générale ». Le docteur en « taupologie » qu’est l’intellectuel organique de la LCR revisite le vieux mythe de la taupe, cher à des générations de trotskistes. Il y a quelque chose de situationniste dans ce détournement : la taupe est moins l’agent du soupçon systématique qu’une bestiole « patiente et obstinée » qui creuse sa galerie sans rêver du grand soir.
Alors même que certains prophètes de la « post-humanité » décrètent que l’histoire ne réserve plus aucune surprise, la bête s’enfuit et s’enfouit sous terre, refusant la mondialisation jugée forcément normalisatrice. Les savoureux dessins de Wiaz dont le livre est émaillé nous indiquent toutefois que nous avons affaire à une taupe d’un nouveau genre. À l’inverse de son aïeule, la « jeune taupe » bensaïdienne ne se prend pas (trop) au sérieux : elle « ne se laisse pas décourager. Elle résiste à ce qui lui résiste. Une racine, une pierre, un obstacle ? Elle rebrousse chemin. Elle contourne. Elle tâtonne ».
La taupologie, ou la subversion modeste – de proximité ? Même si la taupe « s’affaire en silence à l’abri des regards », elle n’a pas la folie des grandeurs : elle veut seulement, en fouillant le sous-sol du technocosme, découvrir la vérité de notre époque. Et le moins qu’on puisse dire c’est que, vu de dessous, notre monde donne du souci : « L’ère nouvelle de la mondialisation capitaliste est celle de la marchandisation du monde et du fétichisme généralisé. »
Pareil à la taupe qui nous guide dans le labyrinthe postmoderne, Bensaïd plaide pour l’insurrection. Mais il le fait à la manière « taupière » du flâneur baudelairien, dont Walter Benjamin a dit qu’il « proteste avec une nonchalance désinvolte contre l’ordre de l’histoire ». Car le révolutionnaire authentique « brosse à rebrousse-poil les béatitudes de la mondialisation heureuse », dans un geste de révolte qui s’apparente à la rétive animalité de la taupe : il préfère le hors-piste à l’autoroute d’un « sens de l’histoire », et s’obstine en silence, presque clandestinement, pareil au marrane qui conserve le judaïsme à l’étouffée.
Le but du flâneur, de la taupe et du marrane ? Loin des promesses, redécouvrir l’épaisseur du présent, qui peut être le lieu des possibles. À condition toutefois de ne plus sacraliser l’avenir.
Alexis Lacroix
Le Figaro, lundi 23 avril 2001