L’impérialisme américain accentue sa pression militaire en Amérique centrale. L’accroissement de l’aide militaire US à la dictature salvadorienne (86 millions de dollars pour 1983) n’a pas réussi à donner de résultats décisifs sur le champ de bataille. La guérilla du Front Farabundo Marti de libération nationale (FMLN) fait toujours preuve d’une capacité importante à prendre des initiatives militaires, et l’administration Reagan s’enfonce vers une intervention encore plus résolue aux côtés des dictatures centraméricaines.
Dès avril 1982, le président Ronald Reagan et ses principaux conseillers avaient approuvé, à cet égard, un programme d’activités destiné à prévenir « la prolifération d’États sur le modèle cubain » en Amérique centrale. La presse américaine a rendu publics des extraits d’un document du Conseil national de sécurité résumant les décisions de cette réunion. Selon ce texte, les responsables américains sont parvenus à la conclusion que les États-Unis avaient « un intérêt vital à ne pas permettre la prolifération d’États sur le modèle cubain, qui fourniraient des plates-formes pour la subversion, compromettant l’accès de voies maritimes vitales et faisant peser une menace militaire directe à nos frontières ou près d’elles ». Les éléments fondamentaux de ce programme consistent à empêcher le gouvernement nicaraguayen « d’exporter la révolution » au Salvador et à soutenir les éléments pro-américains au Salvador et au Guatemala. Ainsi, l’International Herald Tribune du 3 avril 1983 rapporte que « le Conseil a exprimé son approbation au coup d’État militaire qui a renversé un gouvernement élu au Guatemala ». D’après le mémorandum de l’administration Reagan, le coup d’État du général Rios Montt a effectivement donné aux États-Unis « de nouvelles possibilités qui amélioreront les relations avec ce pays ». Les responsables américains ont également discuté de la nécessité « d’efforts concertés pour accroître les frictions entre les groupes de guérilla et ceux qui les soutiennent » au Salvador.
Des actions clandestines de pression sur le gouvernement du Nicaragua constituent l’axe du programme, et le document précise effectivement que le gouvernement du Nicaragua est « sous une pression croissante du fait de nos efforts clandestins ». Parallèlement, une pression économique et publique sur Cuba est proposée, qui prévoit d’utiliser « la communauté cubaine internationale pour porter le message », et de « resserrer l’embargo économique ».
Pour l’heure, Ronald Reagan s’est engagé dans une agression quasi ouverte contre le Nicaragua. Nombreux sont les témoignages qui illustrent le rôle des conseillers américains dans l’organisation des opérations militaires menées par les anciens gardes somozistes à partir de la frontière hondurienne. La révélation récente de l’installation prochaine au Honduras d’une station radar américaine capable de contrôler le trafic aérien de toute la région a apporté une nouvelle pièce de poids au dossier de l’intervention nord-américaine en Amérique centrale1.
L’administration Reagan semble pressée par le temps. Au Salvador, le succès relatif que pouvait représenter pour Washington la tenue des élections de mars 1982 a été neutralisé en grande partie par le poids de l’extrême droite dans l’Assemblée qui en est issue. Les divisions au sein du gouvernement et dans l’armée s’en sont trouvées accrues. La crise de direction bourgeoise de la dictature reste donc entière. Les États-Unis craignent même de plus en plus une décomposition possible de l’armée et du régime salvadoriens, à l’image de ce qui s’est passé pour la garde somoziste nicaraguayenne en 1979. Aussi, les élections présidentielles prévues pour la fin de l’année ne pourraient atteindre leur objectif de restructuration de la direction dictatoriale et d’amélioration de l’image internationale du régime salvadorien que si elles coïncident avec une nette transformation de la situation militaire en faveur des forces armées de la dictature.
C’est en partie dans cette perspective que les États-Unis ont besoin aujourd’hui d’internationaliser encore davantage leur intervention dans la région. En frappant le Nicaragua, ils prétendent tarir la source même de l’aide militaire dont bénéficie le FMLN du Salvador et isoler ainsi la révolution salvadorienne pour mieux la combattre. Mais, si l’impérialisme américain cherche à créer les meilleures conditions qui soient pour infliger de sérieux revers militaires aux forces du FMLN avant les élections de la fin 1983, son objectif est aussi de porter des coups à la révolution nicaraguayenne.
L’escalade militaire impérialiste
La pression militaire imposée par les États-Unis sur le Nicaragua, par alliés somozistes interposés, entend contribuer, en imposant un effort de dépenses militaires extrêmement coûteux, à freiner la reconstruction économique du pays. S’il ne peut aller immédiatement jusqu’à des actions visant au renversement pur et simple du pouvoir sandiniste, l’impérialisme américain est intéressé à voir la légitimité du gouvernement de Managua sérieusement contestée et entamée. Cette œuvre de déstabilisation impérialiste ne recule évidemment devant aucun moyen, et les États-Unis s’entourent logiquement des opposants à la révolution sandiniste les plus déterminés, les ex-gardes somozistes basés au Honduras.
C’est pourquoi les incursions militaires lancées ces dernières semaines depuis le Honduras, les déclarations de l’état-major contre-révolutionnaire du Front démocratique nicaraguayen (FDN), selon lesquelles il aurait établi des positions militaires dans trois des quatorze départements que compte le pays, et les projets encore vagues de proclamation d’un gouvernement provisoire ne sont pas à prendre à la légère. Si ces objectifs étaient atteints, ils donneraient, à défaut d’une victoire totale, de nouvelles cartes au jeu impérialiste et des contreparties précieuses pour un marchandage généralisé dans la région. Car l’impérialisme américain n’écarte pas forcément la perspective de « négociations », sur la base d’un rapport de forces militaire qui lui soit plus favorable.
En ce sens, on peut dire que l’impérialisme américain cherche toujours à créer les conditions d’une discussion politique globale sur la région, dont la nécessité avait déjà été évoquée le 21 février 1982 par le président mexicain Lopez Portillo dans son Appel de Managua. Il proposait alors un plan de paix d’ensemble visant à résoudre, « par des canaux séparés mais convergents », trois types de conflits : celui du Nicaragua, celui du Salvador, et celui des rapports entre les États-Unis et Cuba2… Il apparaît évident qu’une telle position peut gêner, sur le plan diplomatique, l’initiative militaire américaine en Amérique centrale. Mais elle cherche en même temps, à plus long terme, à placer des gouvernements comme ceux du Mexique, de l’Espagne, ou même de la France, en situation de médiateurs possibles pour une négociation éventuelle.
Cependant, dans l’immédiat, de telles prises de positions contribuent, sur le plan diplomatique, à l’isolement de la politique d’agression américaine, et ce processus s’est confirmé surtout depuis la guerre des Malouines au printemps 1982. Le Nicaragua sandiniste a été élu au Conseil de sécurité des Nations unies. Des pays comme le Venezuela ou la Colombie, qui étaient parmi les meilleurs alliés des États-Unis dans la région, ont quelque peu infléchi leur politique. Lors d’une rencontre au sommet tenue dans l’île panaméenne de Contadora en janvier dernier, le Mexique, la Colombie, le Venezuela et le Panama ont adopté une position commune réclamant que les conflits centraméricains soient dissociés de l’affrontement entre les États-Unis et l’Union soviétique pour faire l’objet d’une solution négociée. Lors du débat au Conseil de sécurité de l’Onu sur l’invasion de commandos somozistes au Nicaragua, des alliés des États-Unis, comme les Pays-Bas, le Pakistan ou l’Espagne, ont été jusqu’à mettre en doute la version américaine des faits. Seuls le Honduras et le Salvador – qui ne sont pas membres du Conseil de sécurité – ont manifesté un soutien sans failles à la politique des États-Unis. Des couches de plus en plus importantes de la population américaine s’opposent aussi au glissement progressif de la politique de Ronald Reagan vers une intervention directe en Amérique centrale. Au sein même de la bourgeoisie et du Congrès, des voix s’élèvent contre les risques de guerre régionale et l’orientation politique et militaire actuelle de l’administration Reagan. Cette dernière arrive même à incommoder quelque peu certains des alliés de l’impérialisme américain. Alvaro Jerez, porte-parole de l’Alliance révolutionnaire démocratique (ARDE), organisation nicaraguayenne anti-sandiniste composée d’éléments de l’ancienne bourgeoisie anti-somoziste repliés au Costa Rica, déclarait récemment à ce propos que « si l’administration Reagan veut démocratiser le Nicaragua et pacifier la région, ce n’est pas la bonne manière de s’y prendre3 ». Ce secteur craint que les opérations militaires tramées par Washington n’aboutissent en définitive qu’à renforcer la légitimité intérieure et internationale du régime révolutionnaire sandiniste, en mettant à nu le rôle direct de l’impérialisme et des rescapés du somozisme dans l’agression contre le Nicaragua.
La trajectoire de la révolution sandiniste
Ces manœuvres militaires impérialistes comportent en effet le risque, pour les États-Unis, de précipiter une nouvelle radicalisation anti-impérialiste au Nicaragua, de rendre totalement irréversible la fracture déjà profonde entre le pouvoir sandiniste et ce qui subsiste de la bourgeoisie locale, de faire basculer définitivement le fragile équilibre de l’« économie mixte » par de nouvelles sanctions contre les secteurs privés, suspects de collaborer à l’agression.
Jusqu’à présent, en effet, les dirigeants, sandinistes ont toujours affirmé leur respect du pluralisme politique et leur attachement à ce qu’ils ont eux-mêmes caractérisé de système d’« économie mixte ». Mais, à cet égard, le conflit qui oppose la bourgeoisie et ses alliés au pouvoir révolutionnaire depuis le renversement de Somoza, s’est traduit par une évolution du rapport des forces en faveur du second.
Certes, le pluralisme politique est toujours respecté, dans la mesure où il existe plusieurs formations politiques légales en dehors du Front sandiniste, où il y a un réel pluralisme syndical, où paraissent plusieurs organes de presse.
Mais les éléments représentatifs de la bourgeoisie n’ont cessé de se détacher du pouvoir. Dès le printemps 1980, Alfonso Robelo et Violetta Chamorro ont quitté la Junte de gouvernement constituée lors du renversement de Somoza, pour protester contre la composition du Conseil d’État assurant une majorité absolue au courant sandiniste. Arturo Cruz, qui avait pris, avec d’autres, leur relève au sein de la junte de gouvernement, démissionnait à son tour pour protester contre son manque de pouvoir réel. Nommé ambassadeur aux États-Unis, il finissait par déserter définitivement. Le président de la Banque centrale, Alfredo César, après avoir renégocié la dette extérieure du pays, prenait le chemin de l’exil en mai 1982. En décembre, c’était le successeur de Cruz comme ambassadeur à Washington, qui rompait à son tour avec le régime, sous prétexte d’avoir vu censurer un entretien dans lequel il prenait position pour la levée de l’état d’urgence décrété en septembre 1981, et pour l’organisation d’élections libres. Enfin, Eden Pastora, vice-ministre de l’armée sandiniste, considéré comme proche de l’Internationale socialiste, est passé dans l’opposition dès le printemps 1982, pour fonder au Costa Rica, avec Alfonso Robelo, l’Alliance révolutionnaire démocratique.
Et aujourd’hui, c’est la hiérarchie ecclésiastique dirigée par l’archevêque de Managua, Miguel Obando y Bravo, qui tente d’occuper le vide laissé par l’exil des principaux représentants bourgeois et agit comme catalyseur de l’opposition interne à la révolution sandiniste. Mais c’est au risque de différenciations sociales et politiques parmi les fidèles, comme l’a montré le récent voyage du pape à Managua.
Quant à l’« économie mixte », elle a évolué dans le sens d’un contrôle accru de l’économie par le pouvoir sandiniste. S’il est vrai que le secteur privé reste largement majoritaire, aussi bien dans l’industrie que dans l’agriculture, il est de plus en plus encadré par un contrôle quasi-total du crédit et du commerce extérieur par le gouvernement. De plus, si le secteur d’État ne représente qu’entre 20 % et 30 % de l’activité agricole, il est étroitement lié à un secteur coopératif en constant développement. La grande agriculture privée reste cependant significative dans la production clé du coton. Dans l’industrie, les expropriations successives ont porté le secteur public à plus de 40 % de la production. La bourgeoisie nicaraguayenne a perdu l’essentiel du pouvoir de décision économique.
À chaque épreuve de force avec les secteurs de la bourgeoisie, la direction sandiniste a agi dans le même sens. Elle a soufflé le froid et le chaud, emprisonnant par exemple de hauts responsables de l’organisation patronale (Cosep) à l’automne 1981, et les libérant pour négocier au printemps 1982. Mais les affrontements et les périodes de tension se sont toujours dénoués dans un sens identique : un compromis sur le terrain économique, mais une affirmation croissante de l’autorité politique et de l’hégémonie du FSLN.
Les dirigeants sandinistes ont d’ailleurs été très clairs sur ce point. Lors du conflit de mars 1980 avec Alfonso Robelo et Violetta Chamorro, ils ont franchement annoncé que les élections n’auraient lieu qu’après la consolidation de la révolution. En désignant elle-même les successeurs de Robelo et Chamorro au sein de la junte de gouvernement, la direction du Front sandiniste a clairement indiqué que sa propre légitimité se plaçait au-dessus de celle du gouvernement.
Suite à la défection d’Eden Pastora, la direction nationale du FSLN publiait à nouveau une déclaration sans ambiguïté : « Nous jurons de ne pas changer notre hymne, de rester solidaires des peuples opprimés en lutte, de continuer à exercer notre droit souverain, de nous armer pour nous défendre, de ne pas rendre les biens confisqués, de ne pas restituer aux latifundistes les terres récupérées par nos paysans qui les travaillent aujourd’hui, de ne pas mettre un terme au châtiment des contre-révolutionnaires et de leurs complices, de ne jamais rendre les banques à leurs anciens propriétaires, de poursuivre nos plans d’éducation, de santé et de logement pour le peuple travailleur ; nous jurons que cette révolution populaire sandiniste, celle des ouvriers, des paysans, des travailleurs et des pauvres ne sera jamais trahie, et que ceux qui nous menacent et nous agressent ne passeront pas4. » La même déclaration affirmait la volonté de la direction sandiniste de marcher vers « la construction d’une société sans exploiteurs ni exploités ».
Quinze jours plus tard, dans son discours du 1er mai, le commandant Tomas Borge reprenait le même thème : « Il y a des travailleurs qui croient que l’ennemi principal de la classe ouvrière est toujours la bourgeoisie. Mais la bourgeoisie en tant que classe a, dans ce pays, été mortellement blessée. Et les mourants n’ont jamais été les pires ennemis. Le principal ennemi de la classe ouvrière, c’est la division de la classe ouvrière. […] Notre peuple, le peuple travailleur, sait dans quelle direction nous allons ; c’est pourquoi je demande aux ouvriers et aux paysans massivement rassemblés ici : où allons-nous ? Vers le socialisme5! »
La nécessité constante d’assurer l’autodéfense de la révolution face à l’impérialisme pèse terriblement sur la situation économique du pays, impose de nouveaux sacrifices aux travailleurs et aux paysans qui ont déjà souffert de la guerre civile, mais elle impose en même temps un approfondissement de la révolution.
Vers une radicalisation
En effet, la lutte contre les menées contre-révolutionnaires tramées sur la frontière hondurienne ou sur celle du Costa Rica draine une grosse part des ressources financières dégagées par le secteur étatisé. Il faut entretenir une armée de près de 40 000 personnes et assumer le coût de la mobilisation de la milice, sans compter le manque à gagner résultant du fait qu’une partie de la force de travail est détournée de la production au profit des tâches de défense. D’après les chiffres officiels, la milice a pris part à soixante-dix engagements militaires en 1982.
De son côté, la bourgeoisie, ou ce qui en subsiste, joue la politique du pire. La Banque mondiale elle-même estime que l’investissement privé, qui représentait 80 % de l’investissement total sous Somoza, n’en constituait plus que 10 % au début 1982.
L’analphabétisme a régressé de façon assez spectaculaire. La mortalité infantile également. Le système de santé assure des soins médicaux et dentaires gratuits à ceux qui en ont besoin. La consommation alimentaire globale s’est « élevée de 40 % par rapport à l’époque de Somoza, la distribution est cependant défaillante. Une enquête de 1982 effectuée à Managua n’enregistre aucune amélioration significative de l’alimentation des pauvres. Les inondations et la sécheresse de 1982 ont porté un grave préjudice aux récoltes.
La chute du prix de certaines matières premières a porté un autre coup à l’économie. Le père Xavier Gorostiaga, directeur de l’Institut économique du Nicaragua, déclarait récemment à un journaliste américain » : « Le problème ne vient pas tant du volume de la production que de sa valeur. Il y a deux ans, on vendait le sucre 24 cents la livre. Il est maintenant à 9 cents. Nous avons peut-être perdu 140 millions de dollars en 1982 du seul fait de la détérioration des termes de l’échange, ce qui a réduit le revenu total de nos importations et freiné notre processus de réformes6. »
Autre facteur, l’endettement international, qui dépasse les 2,5 milliards de dollars, continue à augmenter. Or, en 1981, le service de la dette absorbait déjà 28 % des revenus de l’exportation, et les grosses factures commenceront à être présentées par les créanciers en 1985, en vertu des accords sur le rééchelonnement de la dette.
Pour essayer encore plus sûrement d’étrangler la révolution, les États-Unis, tout en accentuant leur pression militaire sur le Nicaragua, envisagent de réduire leur quota d’importation de sucre nicaraguayen. C’est en effet ce qu’aurait réclamé le Conseil national de sécurité, sous prétexte que le quota du Nicaragua représente 2,1 % du total des importations de sucre, alors que celui du « fidèle allié » des États-Unis qu’est le Honduras, n’en représente que 1 %. Un porte-parole de l’ambassade du Nicaragua aux États-Unis a aussitôt déclaré que la réduction du quota signifierait une attaque économique visant « à tuer la révolution nicaraguayenne » et représenterait une perte annuelle équivalant à 100 millions de francs français pour l’économie du pays7.
La production industrielle, héritière d’une structure de production archaïque et inadaptée aux besoins sociaux a baissé, d’après les chiffres officiels, de 5,6 % en 1982, contre une baisse de 26 % en 1979, une hausse de 13 % en 1980, et de 2,8 % en 1981. Mais, derrière cette baisse globale, il y a une différence entre le secteur public (Aire de propriété publique, APP), qui a progressé de 4,1 %, alors que le secteur privé, qui représente les deux tiers de la production industrielle, a chuté de 11,7 %.
Cette situation ne peut s’éterniser. Les épreuves de forces militaires peuvent précipiter le dénouement final. En janvier, le commerce de gros pour des produits de base tels que l’huile, la farine ou le savon, a été nationalisé. En janvier également, une mobilisation exceptionnelle de 100 000 travailleurs a permis de sauver la récolte de café, mûrie prématurément, et d’atteindre une production record de 140 000 quintaux. En février, une loi sur le logement a été élaborée avec la contribution des Comités de défense sandinistes (CDS). Celle-ci prévoit de distribuer 67 000 logements à leurs locataires et n’envisage l’indemnisation des anciens propriétaires qu’à titre tout à fait exceptionnel (s’ils sont eux-mêmes locataires du logement qu’ils occupent, par exemple).
Toutefois, l’agression militaire contre le Nicaragua, si elle peut démoraliser des secteurs peu combatifs de la population, a, globalement, l’effet contraire. Elle stimule un réflexe d’autodéfense de la révolution et de ses conquêtes. Un reporter américain en atteste en écrivant : « La guerre et les mesures d’austérité ne provoquent pas ici un large mécontentement. En fait, la guerre semble stimuler l’unité nationale. Les Nicaraguayens paraissent dans une large mesure mieux comprendre maintenant que l’an dernier ce que font leurs dirigeants sandinistes… Beaucoup semblent croire à présent que c’est l’intervention américaine qui fait empirer les choses dans leur pays. Cela rend la pénurie de produits relativement moins dure à supporter8. »
L’opposition bourgeoise et le débat sur les partis
Du côté de l’opposition nicaraguayenne, le déclenchement de l’escalade militaire contre-révolutionnaire entraîne une polarisation à droite. Les anciens gardes somozistes, qui ne sont plus, en dernière analyse, que les hommes de main de l’impérialisme, donnent le ton et mettent au pied du mur l’ensemble de l’opposition : quand|l’affrontement devient armé, il devient inévitable de choisir son camp.
L’invasion du Nicaragua, lancée en mars à partir de la frontière hondurienne, est cependant le fait de la Force démocratique nicaraguayenne (FDN), le principal groupe d’opposition armée. Il est composé presque exclusivement d’anciens gardes nationaux somozistes, basés au Honduras, dirigés par le colonel Enrique Bermudez.
L’Union démocratique nicaraguayenne-Forces armées révolutionnaires nicaraguayennes (UDN-FARN), dirigée par Fernando Chamorro Rappacciolli, basée à San José du Costa Rica, serait maintenant coordonnée au FDN. Elle prétend avoir infiltré environ six cents guérilleros à l’intérieur du pays au cours des huit derniers mois9.
L’UDN-FARN aurait par ailleurs rompu avec l’Alliance révolutionnaire démocratique (ARDE) d’Alfonso Robelo et Eden Pastora, parce que ces derniers s’opposeraient à la collaboration avec les forces somozistes qu’ils combattaient il y a encore quelques mois. Alors qu’Eden Pastora annonçait à grand bruit, en mars, qu’il s’apprêtait à ouvrir un nouveau front militaire au sud contre le régime sandiniste, Robelo déclarait quant à lui que les forces de l’ARDE ne participeraient à aucune action conjointe et qu’il excluait toute invasion à court terme10 ! En fait, les dirigeants de l’ARDE préféreraient se constituer en solution de réserve pour d’éventuelles négociations plutôt que de se compromettre irrémédiablement aux côtés des revanchards somozistes. Mais l’espace pour une politique de « troisième force » se réduit à vue d’œil.
Pendant que l’opposition bourgeoise se rangeait de plus en plus dans le camp de la lutte armée contre le régime sandiniste, un symposium convoqué par le Conseil d’État s’est tenu en janvier 1983 à Managua, pour discuter du projet de loi sur les partis politiques. La Coordination démocratique « Doctor Ramiro Sacasa Guerrero », qui regroupe les débris de l’opposition bourgeoise, affaiblie depuis l’exil volontaire d’Alfonso Robelo, a refusé de participer à ces discussions en invoquant le manque de liberté d’expression orale et écrite. Par contre, elle a envoyé en tournée en Amérique latine une délégation composée de représentants du Cosep (l’organisation patronale), du Mouvement libéral constitutionnaliste (MLC), du Parti social-démocrate (PSD), de la Centrale des travailleurs nicaraguayens (CNT) et de la Confédération d’unification syndicale (CUS), pour exposer ses positions. Une des principales exigences de la Coordination démocratique est que soient organisées des élections libres dès 1984, et non en 1985 comme prévu.
En revanche, les six partis qui constituent le Front patriotique révolutionnaire (FPR) ont participé au symposium : à savoir, outre le FSLN, les deux fractions staliniennes que constituent le Parti socialiste nicaraguayen (PSN) et le Parti communiste nicaraguayen (PCN), le Mouvement d’action populaire (MAP) d’origine maoïste, le Parti libéral indépendant (PLI) et le Parti populaire social-chrétien (PPSC). La principale critique au projet de loi sur les partis, formulée par le PSN et le PLI, porte sur le rôle dévolu aux partis, qui resterait subordonné aux institutions. Les deux formations réclament que les partis puissent prétendre à la conquête et à l’exercice du pouvoir politique par la conquête d’une majorité électorale. En revanche, le PCN et le MAP, qui ne sont pas représentés au Conseil d’État, critiquent le projet comme étant trop libéral. Le premier, qui caractérise la révolution sandiniste de « démocratique bourgeoise », nie toute légitimité aux « partis bourgeois » et exige la nationalisation des moyens de communication. Le second réclame la suppression de toute activité des partis de droite, « parce que la bourgeoisie ne doit avoir aucun droit… »
Le PPSC, qui a rompu avec le parti social-chrétien en raison du rôle de la hiérarchie cléricale dans l’opposition au régime sandiniste, considère le FSLN comme l’avant-garde du processus révolutionnaire et, tout en admettant que les partis politiques ont pour finalité la prise du pouvoir, il estime que, dans les conditions actuelles, des élections ne sauraient « remettre en jeu ni le projet ni le processus révolutionnaire ».
Le FSLN, de loin la force hégémonique par rapport aux cinq autres petites formations du Front patriotique révolutionnaire, veut poursuivre ces consultations autour du projet de loi sur les partis politiques, comme autour des modalités de scrutin qui seraient instituées. Cependant, si les premières discussions témoignent de la volonté de respecter un certain pluralisme politique, elles montrent également les limites de son exercice : les élections à venir sont conçues essentiellement comme un mécanisme consultatif. Le résultat électoral restera donc subordonné à la défense de la révolution. Les agressions en cours renforcent le poids de cet argument, tout en faisant apparaître de plus en plus les liens historiques et organiques entre l’opposition bourgeoise et les agresseurs somozistes soutenus par l’impérialisme américain. En fait, face à l’agression impérialiste et contre-révolutionnaire, la seule réponse efficace à l’agitation bourgeoise en faveur d’élections immédiates réside dans l’extension des pouvoirs réels exercés par les organes de pouvoir populaire, tels que les Comités de défense sandinistes (CDS) ou les milices.
S’il est vrai que les cinq partenaires du FSLN dans le débat sur le projet de loi des partis politiques sont tous des organisations très minoritaires, il n’en demeure pas moins important que ce débat ait lieu, et qu’il ait lieu publiquement. Alors que la presse occidentale, même dans ses organes les plus « éclairés », est à l’affût des moindres signes d’autoritarisme au Nicaragua, il faut souligner les faits suivants : dans ce pays, les partis bourgeois, même en opposition déclarée au régime, ont droit à une existence légale aussi longtemps qu’ils n’appellent pas à prendre les armes. Ensuite, la présence de partis de gauche, indépendants du FSLN, témoigne du maintien d’une discussion politique. Ces faits constituent à eux seuls une performance démocratique dans un pays soumis au siège militaire et économique de l’impérialisme.
La riposte à l’escalade des agressions impérialistes entraînera nécessairement une nouvelle radicalisation du processus révolutionnaire au Nicaragua, de nouvelles incursions de l’État dans le secteur de la propriété privée pour répondre au sabotage et assurer les infrastructures nécessaires à l’effort de défense, et une marginalisation accrue de l’opposition interne en collusion flagrante avec les agresseurs. Mais, en même temps, les dirigeants sandinistes auront à cœur de préserver l’image pluraliste de leur révolution et de ne rien faire qui puisse faciliter le jeu de l’impérialisme dans la région : ils n’ignorent pas qu’à moyen terme, l’avenir de leur révolution est lié à celui de la révolution au Salvador.
Inprecor, n° 148, 25 avril 1983
Documents joints
- Inprecor n° 147 du 11 avril 1983.
- Résolution du Secrétariat unifié de la IVe Internationale publiée dans Inprecor n° 121 du 22 mars 1982.
- Inprecor n° 146 du 28 mars 1983.
- Déclaration de la direction nationale du FSLN datée du 16 avril 1982, « année de l’unité devant l’agression », publiée dans Inprecor n° 126 du 17 mai 1982.
- Des extraits en français du discours de Tomas Borge ont été publiés dans Rouge, organe de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) de France, en date du 14 juillet 1982.
- The Christian Science Monitor, 4 avril 1983.
- International Herald Tribune, 6 avril 1983.
- The Christian Science Monitor, 4 avril 1983.
- Les FARN viennent d’annoncer qu’elles poursuivent des discussions avec le FDN pour « essayer d’arriver à une unité d’action dans la lutte ». Inforpress Centroamericana, Ciudad Guatemala, 7 avril 1983.
- Latin America Weekly Report, 31
mars 1983.