La résistance aux modernes

« Le monde de ceux qui font le malin »

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France Culture : Nous revenons avec vous, Daniel Bensaïd, sur les anti-modernes, non pas – comme nous le rappelle Antoine Compagnon – les conservateurs, les académiques, les frileux, les pompiers, les réactionnaires mais les modernes à contrecœur, malgré eux, ceux qui s’engagent dans la modernité et la font parfois, en sont des acteurs de premier plan mais qui s’y engagent en quelque sorte à reculons. Et nous en avons une belle illustration avec Charles Péguy qui – dans toute la complexité de sa constitution et de son parcours, socialiste et catholique, révolutionnaire et mystique – a, tout au long de ses livres, instruit le procès du moderne… et d’ailleurs le sous-titre de cette émission « Le monde de ceux qui font le malin », c’est sa définition du monde moderne. Daniel Bensaïd : Oui. « Ceux qui font le malin. » Le terme de modernité est largement galvaudé mais si on l’accepte comme résumé de l’esprit contemporain, Péguy s’inscrit dans la tradition d’une critique de la modernité sous les aspects « domination de l’argent » – il y a son livre l’Argent –, sur la conception de l’histoire ou de l’histoire universelle comme un progrès, sur la temporalité même de ces sociétés modernes qui sont un peu à l’image – le reflet, dit-il – des intérêts que l’on accumule : l’esprit de caisse d’épargne. -7.jpgC’est une critique anticapitaliste de la modernité, au départ, bien évidemment ; et qu’il partage à l’époque avec Sorel… Avec une différence, c’est que – ce type de critique était déjà largement présent dans les courants romantiques du XIXe siècle – Péguy, comme l’a dit Walter Benjamin, est un mélancolique ; pas un mélancolique romantique mais un mélancolique classique. Comme Blanqui d’ailleurs, dit Benjamin. On y retrouve la même ambivalence sur la modernité, une critique anticapitaliste qui flirte avec la nostalgie, la tradition, un christianisme populaire, pas le christianisme d’Église comme institution mais comme tradition populaire. France Culture : C’est de cette manière qu’on peut résumer cette personnalité complexe. Dans Situations1 qui est un ensemble de livres où il a justement beaucoup combattu cette notion de progrès, de culte du progrès ou de modernité, il établit une distinction intéressante entre le moderne et le contemporain. Daniel Bensaïd : Oui. Il y a beaucoup de distinctions intéressantes. Celle-là en est une… France Culture : … qui reprend en partie celle qu’Apollinaire établira entre le moderne et le nouveau. Daniel Bensaïd : Oui, il est un peu sur cette voie. Mais il faudrait introduire des nuances. Sa critique du progrès, je pense qu’il faut la resituer dans le contexte. Si on regarde les polémiques qu’il mène contre les « L » – Labrousse, Lanson, etc. –, les autorités académiques, puisqu’il est quand même un outsider par rapport à l’institution, universitaire notamment… France Culture : … ce qui va le rapprocher de Bergson, on en reparlera sans doute… Daniel Bensaïd : … C’est une polémique, finalement, contre la philosophie positiviste avec les « trois états » selon Auguste Comte, une marche en progrès, l’esprit d’escalier du progrès – un escalier, dit Péguy, que l’on monte et ne descend jamais –, et il saisit avec plus d’acuité que d’autres les ambivalences de ce progrès-là. Il ne nie pas, par exemple, qu’il y ait des progrès techniques. Sa formule drôle – n’importe quel amateur de randonnée cycliste comprendra – est de dire que des progrès il y en a comme, par exemple, la chambre à air contre l’ancien boyau, le caoutchouc plein qui est un vrai tape-cul… il dit voilà, ça, c’est un progrès. Mais en revanche, il n’y a pas une relation mécanique entre progrès technique, progrès social, progrès moral et, évidemment, esthétique. Le quarantième nénuphar de Monet est-il supérieur au premier ? Ou qui a gagné au hit-parade de la philosophie universelle entre Hegel et Platon ? France Culture : « Descartes n’a point battu Platon comme le caoutchouc creux a battu le caoutchouc plein, et Kant n’a point battu Descartes comme le caoutchouc pneumatique a battu le caoutchouc creux. » Daniel Bensaïd : Exactement. Derrière, il y a un problème qui, à mon avis, est au cœur et qui explique les grandes affinités, déclarées comme telles, de Walter Benjamin envers Péguy, c’est la critique de la temporalité : les formules de Benjamin contre la temporalité homogène et vide qui est le soubassement temporel de l’idée de progrès linéaire, à sens unique, etc., et qui correspond d’ailleurs à une expérience du monde entré dans les catégories d’espace et de temps de la physique newtonienne… Justement, l’approche de l’histoire, des rapports entre mémoire et histoire par Péguy casse cette temporalité, fait resurgir les bifurcations – le terme est plus présent chez Blanqui que chez Péguy – de l’incertitude de l’événement. Les pages dans Clio sur la Révolution française et le 14 Juillet, sur ce peuple que personne n’avait convoqué et qui, par son action, fonde un nouveau calendrier – le zéroième anniversaire, dit-il, de la Révolution française –, c’est cette temporalité brisée qui est beaucoup plus proche – pour moi en tout cas – de la temporalité politique et historique que l’espèce de discours sur la mécanique de l’histoire universelle ou sur l’engrenage du progrès, la petite roue qui entraîne les grandes… France Culture : Contrairement à d’autres anti-modernes, Charles Péguy n’a pas du tout cette attitude négative ou de déni à l’égard de la Révolution française qui est la grande ligne de fracture. Daniel Bensaïd : Le problème, c’est l’image qui colle à la peau de Péguy et qui doit beaucoup à sa postérité, y compris dans les années vingt. C’est après la Première Guerre mondiale que Jeanne d’Arc a été canonisée et Péguy là-dedans est apparu comme un auteur réactionnaire. Il a ses contradictions, mais le premier Péguy de la création des Cahiers de la quinzaine jusqu’à 1905 et sa rupture avec le Parti socialiste (c’est d’ailleurs intéressant comme écho actuel puisqu’il a été pratiquement exclu pour avoir fait prendre en notes l’intégralité des débats du congrès socialiste et les avoir publiés, comme la transparence l’exigeait ; et là, il s’est heurté à Blum, Lucien Herr, y compris Jaurès) est essentiellement un révolutionnaire libertaire. Pour lui la Révolution française est fondatrice. Elle est, en tant qu’événement, le contraire du vieillissement : c’est le rajeunissement et la jeunesse. Je ne sais plus dans lequel de ses livres, il y a une très belle page sur les professionnels de la jeunesse, ceux qui restent comme une image ou une incarnation : sur le plan littéraire Chérubin mais sinon Jeanne d’Arc, Saint-Just, aujourd’hui on pourrait ajouter Guevara… qu’on n’imagine pas vieillissants, justement. Et sur la Révolution française, le problème de Péguy, c’est l’épuisement de l’élan de la Révolution française. Lui, il date l’inflexion. Quand il dit on a été défaits, vaincus mais pas battus. On n’est pas des battus, on n’est pas des chiens mouillés mais on a subi une défaite. Et la défaite, en gros, c’est, après la répression de la Commune, une république positiviste, c’est la république sans la révolution. France Culture : On vient de montrer qu’un certain nombre de traits le distinguent des autres anti-modernes ; il y en a un par contre qui le rattache à ce courant, c’est évidemment sa lutte, son opposition à l’anticléricalisme qui se répand en France… et notamment à la notion de laïcité. Daniel Bensaïd : Aujourd’hui, on a le débat sur la laïcité comme si sa définition était claire et allait de soi, alors que c’est une notion historique qui dépend de rapports de forces, d’acteurs, de protagonistes… Sur ce point-là, curieusement, Péguy est assez en harmonie avec le discours dominant du mouvement ­ouvrier. En France, Jaurès – et Lénine y compris – considère que la laïcité, ce n’est pas une campagne antireligieuse. Les gens ont le droit de croire, de s’organiser. C’est la délimitation (la frontière peut être fluctuante) d’un espace public ou d’un espace profane d’un espace sacré, un espace public dans lequel peut se développer le conflit, les contradictions sociales, les problèmes de justice sociale. Et ce que critique Péguy, plus que la laïcité, c’est une conception étatiste et bureaucratique de la laïcité. France Culture : Notamment appliquée à l’enseignement… Daniel Bensaïd : Oui, il dit : l’État est un fabricant d’allumettes, c’est très bien mais qu’il reste un fabricant d’allumettes… Aujourd’hui, on peut dire que l’éducation laïque étant sur la sellette, il y a la tentation de s’appuyer sur une certaine idée – à mon avis, disciplinaire, autoritaire – de la laïcité. Mais, à l’époque, un tel discours – qui est à peu près équivalent chez Jaurès – permet de rappeler que les lois laïques avaient une double cible. Ce qu’ils appelaient – dans la tradition de Jules Ferry – l’Internationale noire de l’Église et des curés, mais aussi l’Internationale rouge de l’éducation populaire. Péguy d’ailleurs a conduit des expériences – je ne sais pas si Michel Onfray s’en inspire aujourd’hui – d’éducation et d’université populaire, qui est à l’époque une éducation parallèle où le mouvement social – le mouvement ouvrier– développe sa propre connaissance critique. Enfin, dernier mot là dessus, tout cela est lié à une perception finalement très précoce des tendances lourdes de la société moderne à la bureaucratisation étatique. Péguy est un socialiste plutôt libertaire, y compris dans le parti quand il en était membre. On est aux débuts du parlementarisme, de la cooptation des élites venant de milieux sociaux modestes par le biais de l’université, des jeux parlementaires… Si on regarde la configuration du débat intellectuel de l’époque, il est frappant de voir la critique que fait Péguy du professionnalisme politique. Quand il dit opposer la mystique à la politique, c’est à une politique qui devient « gestion », de compromis, etc. France Culture : Et non pas du tout la politique inspirée par la mystique… Daniel Bensaïd : Bien sûr, Péguy n’a jamais cessé de faire de la politique à sa manière… Et sa critique de la bureaucratisation fait écho à ce que l’on trouve dans le livre de Roberto Michels2 sur les partis politiques, aux critiques de Rosa Luxemburg sur l’évolution de la social-démocratie allemande, ou aux textes de Sorel, que ce soit sur les dégâts du progrès, sur le syndicalisme ou le parlementarisme… On est dans un autre univers. Et Péguy le dit très bien sans faire de la théorie, sans mettre – comme aurait dit Proust – un « prix conceptuel ». C’est malheureusement souvent ce qui fait considérer Péguy comme essentiellement poète, alors que, à mon avis, c’est aussi une pensée très forte et très construite. France Culture : Derrière la critique de ceux qui pratiquent l’anticléricalisme, qui en tout cas font du prosélytisme autour de ces idées anticléricales, il y a aussi la critique de la modernité, de cette modernité-là… Ne pas oublier évidemment que Péguy est un grand mystique. Daniel Bensaïd : Oui, un grand mystique… enfin… il y a le tournant de 1907 avec « la grippe3 », mais je pense que, là aussi, il reste un chrétien libertaire d’une certaine manière. On peut discuter du pourquoi de la défense de la nation… mais je dirais que, sans le savoir, il anticipe sur une distinction que l’on trouve dans les Thèses sur le concept d’histoire de Walter Benjamin (l’inspiration va plutôt dans l’autre sens et c’est sûrement Benjamin qui s’est inspiré de Péguy) dans l’opposition entre le conformisme et la tradition. Péguy, pas plus que Benjamin d’ailleurs, n’est dans la logique de la table rase. Il s’agit au contraire de sauver un passé vaincu du conformisme et du discours officiel qui menace de l’annexer ou de le monopoliser. C’est l’une des raisons, pas seulement mystique et croyante – la première Jeanne d’Arc de Péguy était celle du Péguy de la période socialiste, avant sa conversion, et elle était dédiée à tous les combattants de la République universelle –, d’une Jeanne d’Arc qui mériterait d’être redécouverte. Ce qui était le cas dans le spectacle de Schiaretti4 qui en a fait un montage magnifique au théâtre de la Colline. Il y a chez Péguy cette idée des affaires non classées. « L’affaire Jésus », « l’affaire Jeanne d’Arc », ce ne sont pas des affaires sur lesquelles on se réconcilie ou que l’on classe. Ça reste des points de discorde et d’engagement. C’est dans ce sens, je pense, qu’il refuse l’archivage politique – aujourd’hui on dirait politicien – de ce qui relève selon lui de la mystique. On pourrait dire d’une fidélité à l’événement pour parler comme Badiou qui, par ailleurs, est aussi un péguyste. France Culture : « Une sagesse passionnément fidèle au réel »… un mot d’ordre que Péguy aurait pu partager avec Maritain. Daniel Bensaïd : Probablement, il doit y avoir un jeu d’influences réciproques. Lycéen à l’époque – c’est un souvenir pour moi émouvant – j’ai eu l’occasion d’aller interviewer Maritain dans sa dernière retraite chez les dominicains de Toulouse. À certains égards – je ne suis pas un spécialiste de l’œuvre de Maritain qui est considérable –, il y a chez lui du théologien de la libération. Ses derniers engagements, notamment contre la guerre d’Algérie – très fermement, dans le cadre des dominicains –, l’attestent ou prolongent des choix comme cela. Mais je crois – c’est une hypothèse – que pour Maritain le christianisme est peu dissociable de l’Église (après, l’Église est un espace qui, lui-même, peut être multiple). Alors que pour Péguy, l’Église ce n’est pas son truc. C’est un christianisme populaire ; c’est la fameuse tradition qui, par ailleurs, n’est pas exclusive d’autres. Péguy – à la différence de Sorel qui a eu des dérapages –, dans l’affaire Dreyfus et au-delà dans les premiers textes de la Quinzaine, est très fermement philosémite, par exemple. France Culture : L’affaire Dreyfus, là aussi, ça a été une ligne de fracture à l’époque entre deux courants, deux parties de la société française. Et la ligne de partage qui sépare modernes et anti-modernes ne recoupe pas forcément cette ligne. Daniel Bensaïd : Non. Péguy était dreyfusard, faisait le coup de matraque au quartier Latin. C’était un militant. Il ne faut pas imaginer un poète éthéré… Il faisait des collectes pour les grèves quand il était élève à l’École normale supérieure d’Ulm et il organisait des bandes pour se défendre de l’extrême droite au quartier Latin. L’affaire Dreyfus est fondatrice. Péguy était socialiste avant… mais – et c’est très important –, comme Jaurès, il est l’un des rares socialistes à avoir saisi très vite le fait que cette affaire Dreyfus était un révélateur de la société française, alors que des socialistes plus « traditionnels » ou plus « orthodoxes », comme Jules Guesde, disaient : il ne faut pas s’en mêler… une affaire qui concerne un capitaine et un truc militaire… nous, c’est la lutte de classe. Il y a l’idée chez Péguy, comme chez Jaurès, qu’une injustice est une injustice et qu’elle révèle quelque chose sur ce qu’il y a de pourri. Du coup, c’est aussi un des ressorts de son évolution puisqu’il va avoir des textes impitoyables, que certains interprètent presque comme un appel à l’assassinat de Jaurès : c’est finalement d’avoir offert ou accepté une issue parlementaire de compromis, alors que l’affaire Dreyfus serait encore un exemple d’affaires sur lesquelles on ne se réconcilie pas. Et là-dessus, Péguy a eu une position très différente de Sorel qui n’était pas un dreyfusard militant. Un dernier mot – par goût –, c’est l’occasion de la rencontre entre Péguy et Bernard Lazare, dont Péguy trace un portrait au moment de sa mort qui est magnifique : « Cet athée ruisselant de la parole de Dieu. » C’est toute l’ambiguïté de Lazare qui lui aussi était lié aux courants libertaires. France Culture : Le fond de l’affaire, c’est tout de même, ce mélange entre mystique et politique. Aujourd’hui, ce sont deux termes que l’on disjoint presque automatiquement. Chez Péguy, ça s’origine dans une conception de la politique qui a pris naissance dans une conception plus mystique. Il dit, par exemple dans Notre jeunesse, un livre de 1910, que la mystique ne doit pas être dévorée par la politique à laquelle elle a donné naissance… C’est quand même une drôle de filiation… Daniel Bensaïd : Alors là, vaste, immense, inépuisable débat. « La mystique a donné naissance à la politique », oui, mais elle a donné naissance par dissociation. La ligne de partage, le Traité théologico-politique de Spinoza, Hobbes, finalement le XVIIe siècle entendent dégager justement la politique de l’emprise théologique. Il y a un lien entre eux. Ce qui est curieux, c’est que Carl Schmitt, qui sent le soufre, est – en dépit de son passage nazi qui n’est pas du tout une bévue – un penseur fondamental du XXe siècle qui a essayé de restaurer lui aussi ce rapport entre théologie et politique. La politique étant passée du côté de l’État, de la bureaucratie, de la gestion de l’administration, sans esprit et sans souffle. Peut-être que le mot de mystique date – Péguy y tiendrait – mais moi, je l’interpréterais autrement : c’est-à-dire qu’il n’y a pas de politique vivante – et c’est là que commence le débat –, qu’il n’y a pas de dissociation, il y a un rapport, il y a une tension permanente entre éthique et politique. Moi je ne suis pas mystique mais, par exemple, la justice, l’idée de justice, l’horizon de justice est irréductible au droit… Il y a cette tension-là dans laquelle s’inscrivait parfaitement Derrida. Retranscription d’un entretien sur France Culture, émission « Les chemins de la connaissance », 22 mars 2005 www.danielbensaid.org

Documents joints

  1. Charles Péguy, Situations, 1907-1908.
  2. Roberto Michels, les Partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties [1911], Champs-Flammarion, 1971.
  3. Charles Péguy, « De la grippe », quatrième Cahier de la quinzaine, 20 février 1900, « Encore de la grippe », sixième Cahier, 20 mars 1900, « Toujours de la grippe », septième Cahier, 5 avril 1900.
  4. Christian Schiaretti, Jeanne d’après le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc et le Mystère de la vocation de Jeanne d’Arc de Charles Péguy, joué en 2000 au Théâtre national de la colline.

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