Nous avons été invités à débattre, dans cette table ronde de ce qui est nouveau dans notre monde, et de ce qui ne l’est pas ; par conséquent de ce qu’il advient de l’agir et de la pensée politique dans cette perspective.
Ce qui a changé…
Il serait bien évidemment difficile de résumer en quelques mots toute la nouveauté qui surgit quotidiennement sous nos pas, et dont il faut quelque recul et distance pour mesurer la portée sans tomber dans un impressionnisme à courte vue. Je me contenterai donc de retenir pour notre propos trois traits correspondant à trois dimensions différentes du problème.
Le premier concerne un changement politique, intervenu depuis 1989 dans l’organisation géopolitique mondiale, avec la chute du Mur de Berlin, la réunification allemande et la dislocation de l’Union soviétique. L’effet de ce bouleversement est considérable, tant du point de vue des rapports de forces à l’échelle de la planète que du point de vue des idéologies et des représentations. Mais il importe aussi de souligner le caractère relatif de ces changements. Il ne s’agit pas pour nous de la fin des révolutions du siècle, mortes politiquement depuis longtemps, ni de l’effacement de modèles qui n’en étaient pas, ni encore du triomphe définitif d’un libéralisme tempéré comme le prétend François Furet, mais d’une modification des conditions de la lutte.
Le second grand changement est social et culturel. Il a rapport avec ce que nous appelons communément la crise. Au niveau le plus évident, il s’est produit ces dernières années, avec la montée ininterrompue du chômage et de l’exclusion, une modification de la relation que les opprimés entretiennent avec l’horizon historique.
Depuis un demi-siècle, l’idée s’était installée que les générations à venir vivraient nécessairement mieux, avec plus de sécurité, de liberté, de justice, et de jouissances matérielles que les précédentes. Cette confiance s’est soudain obscurcie. L’avenir apparaît comme une menace autant que comme une promesse. Non sans raison si l’on veut bien admettre que la crise en question n’est pas un simple mouvement ordinaire du cycle capitaliste, mais qu’elle manifeste un dérèglement plus fondamental. L’une des analyses les plus profondes de Marx tient dans la prévision (faite en 1858) que la mesure de toute richesse sociale et du lien social lui-même entre les êtres humains par un temps de travail abstrait, deviendrait une mesure « misérable » et de plus en plus irrationnelle au fur et à mesure de l’incorporation du savoir scientifique et technique au procès de travail, et de la complexification du travail lui-même. Nous y sommes.
Enfin, sur le plan idéologique, le discours de la postmodernité a mis à la mode le mini et le micro. Fin des grandes promesses et des grands récits ! Vivent les micrologies, les mini-récits, les microrésistances et les micro-ordinateurs, les mini-chaînes et les mini-pouvoirs : small is beautifull ? S’il s’agit par là de se libérer de cette grande mise au singulier qui nous a envahis depuis le XVIIIe siècle (La Révolution à la place des révolutions, l’Homme à la place des humains, le Droit à la place des droits), s’il s’agit de repluraliser le monde, les pensées, et les pratiques, autrement dit de refonder l’espace d’une politique émancipée de la toute-puissante nécessité historique, c’est une bonne nouvelle. Mais insuffisante. Le compte n’y est pas. Pour que ces pratiques en miettes ne tombent pas dans la grise indifférence où tout se vaut et s’équivaut, un horizon régulateur, non de croyance, mais d’espérance et d’universalisation, vers lequel l’humanité devienne réellement universelle dans sa diversité, reste nécessaire. J’ajouterai seulement à ce propos, pour mémoire, que dans la querelle des modernes et des postmodernes, nous nous tenons ailleurs, contrairement à ce que beaucoup croient comprendre. Au moment où l’influence de la Révolution française revisitée par la philosophie hégélienne aboutissait à faire de l’Histoire le nouveau fétiche tout puissant de la modernité, Engels répliquait sèchement (dans la Sainte Famille) : « L’histoire ne fait rien », elle n’est pas un personnage qui tire les ficelles, ce sont les hommes qui font leur histoire à travers leurs luttes. N’ayant donc, avec Engels, jamais été vraiment modernes, nous n’avons pas besoin de devenir postmodemes. Nous nous contenterons de demeurer a-modernes. La nouveauté, c’est que nous nous sentirons moins seuls dans cet espace profane.
… Et ce qui demeure
Les changements nous plongent donc dans une incontestable nouveauté pleine d’interrogations sans réponses et de doutes. La terre paraît moins ferme et, peut-être, plus désolée. Mais tout n’a pas changé pour autant. Il n’y a guère en histoire de ces cassures absolues. Le nouveau y est toujours tramé d’ancien et de tradition.
Ce qui demeure donc, c’est d’abord que le règne du capital est plus généralisé et plus despotique que jamais. Sa loi s’est étendue à l’échelle de la planète avec la généralisation de la production marchande. Sa logique s’est emparée des biens et des ressources naturelles, des plantes et des corps ; elle a envahi toujours davantage les sphères de la culture, de l’information, de l’art.
Cette puissance omniprésente et étouffante génère des luttes et des résistances : pas besoin d’espérer des lendemains qui chantent pour refuser l’inacceptable. L’espoir repousse toujours à ras du sol. Le Ya Basta lancé par les zapatistes le 1er janvier 1994, dans les conditions les plus défavorables et les plus improbables, à contre-courant des réalismes soumis et contre les règles de toutes les grammaires de la résignation, s’est propagé dans le monde. Ça suffit ! Qu’il suffise de songer que les jeunes qui ont dix-huit ans et entrent à l’université avaient à peine dix ou onze ans au moment de la chute du Mur du Berlin. De leur vie consciente, ils n’auront connu que les méfaits du libéralisme réellement existant.
En France, les grandes grèves de décembre 1995, et plus récemment celle des salariés du transport routier, ont reçu le soutien et la sympathie d’une écrasante majorité de la population, malgré les difficultés de vie quotidienne qu’elles pouvaient susciter. Ces luttes ont d’abord prouvé qu’il était possible de résister et même de remporter des victoires partielles ; elles ont commencé à modifier de façon importante le paysage syndical ; elles ont tissé des liens entre ce mouvement syndical rénové et les nouveaux mouvements sociaux, de chômeurs, de sans-logis, de sans-papiers, ainsi qu’avec un mouvement des femmes renaissant. Ce qui bouge le plus lentement, trop lentement, au risque de voir encore le Front national prospérer, c’est le paysage politique, et notamment la situation interne des forces de gauche.
Au-delà de ces effets les plus immédiats, les événements récents ont commencé à modifier les termes du débat politique. On n’osait presque plus parler de lutte des classes, à peine de changement social, le mot de travailleur semblait devenu un archaïsme ; et, tout à coup, les mots reprennent des couleurs. Certains sociologues très modernes annonçaient que les classes étaient dissoutes dans le consensus, et voici que, « pourtant, elles luttent », comme aurait marmonné un grand ancêtre. La mode était à la cosmopolitique humanitaire, aux paras caritatifs et aux ingérences sans frontières, et voici que le « sans » change de camp, avec la revendication des sans-emploi, des sans-papiers, des sans-domicile, des sans-quelque chose et des sans-rien, qui exigent tout simplement des lieux où habiter, où travailler, où exister.
Peut-on vivre sans horizon et sans projet ?
Je dois, pour finir, aborder ce qui, plus profondément que les phénomènes de corruption, ou que le discrédit des partis traditionnel, se trouve à la racine de ce qu’il est convenu d’appeler la crise du politique. En tant qu’organisation de l’être-ensemble, de l’agir-ensemble, du penser-ensemble, la politique jusqu’à ce jour était inscrite dans un certain espace (la dimension d’une souveraineté donnant prise sur un territoire) et dans un certain temps (celui des rythmes de décision donnant prise sur l’avenir). Ces coordonnées spatio-temporelles sont bouleversées. D’une part par la mondialisation/délocalisation, qui brouille, mélange, confond les espaces sur lesquels ont ne sait plus quelle maîtrise politique peut encore s’exercer. D’autre part, par l’accélération du temps (de l’information ou des phénomènes militaires de décision rapide) et par l’allongement du temps (de l’écologie ou de l’économie qui mettent en branle des processus de longue portée). Écartelée dans l’espace et dans le temps, la politique semble impuissante.
Cela veut-il dire qu’il faille renoncer à toute ambition d’agir, à tout projet. Sans doute pas. S’il est vain de prétendre programmer le futur, on ne saurait vivre sans horizon vers lequel se mettre en marche, sans projet autour duquel se rassembler et agir ensemble, pour faire bouger les lignes, changer les rapports de forces, pour essayer de façonner les possibles qui surgissent réellement dans l’histoire.
C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’insistance mise par Walter Benjamin, et par Hannah Arendt après lui, sur l’idée que la politique prime désormais l’histoire. La révolution, n’est plus alors un mythe quasi religieux, un salut que l’on attend, mais ce que j’appelais à l’instant un horizon régulateur vers lequel s’orienter. Car le monde n’est pas moins à changer aujourd’hui qu’hier, même si le changer c’est toujours, aussi, inévitablement et indéfiniment, l’interpréter.
Bilbao, décembre 1996