Par Michael Löwy
Si les livres de Daniel Bensaïd se lisent avec autant de plaisir, c’est parce qu’ils sont écrits avec la plume acéré d’un vrai écrivain, qui a le don de la formule : une formule qui peut être assassine, ironique, enragée ou poétique, mais qui va toujours droit au but. Ce style littéraire, propre à l’auteur et inimitable, n’est pas gratuit, mais au service d’une idée, d’un message, d’un appel : ne pas plier, ne pas se résigner, ne pas se réconcilier avec les vainqueurs.
Cette idée s’appelle communisme. Elle ne saurait être identifiée aux crimes bureaucratiques commis en son nom, de même que le christianisme ne peut pas être réduit à l’Inquisition et aux dragonnades. Le communisme n’est, en dernière analyse, que l’espérance de supprimer l’ordre existant, le nom secret de la résistance et du soulèvement, l’expression de la grande colère noire et rouge des opprimés. Il est le sourire des exploités qui entendent au loin les coups de fusil des insurgés en juin 1848 – épisode raconté par Tocqueville et réinterprété par Toni Negri. Son esprit survivra au triomphe actuel de la mondialisation capitaliste, de la même façon que l’esprit du judaïsme à la destruction du Temple et à l’expulsion d’Espagne (j’aime cette comparaison insolite et un peu provocatrice).
Le communisme n’est pas le résultat du « Progrès » (avec un P majuscule), ou des lois de l’Histoire (avec un grand H) : il s’agit d’une lutte incertaine sans fin annoncée. La politique, qui est l’art stratégique du conflit, de la conjoncture et du contretemps, implique une responsabilité humainement faillible, et doit se confronter avec les incertitudes d’une histoire ouverte : la victoire des opprimés est historiquement possible, mais elle n’est ni nécessaire ni assurée.
Quel est donc l’état de choses contre lequel s’insurge le communisme ? Nous vivons, constate Bensaïd, sous le quatrième âge du capitalisme, celui de la grande contre-réforme libérale, qui se prépare à instaurer sa devise dans les frontons de nos mairies : « Marché, Équité, Charité ». On assiste à la marchandisation frénétique de tout : non seulement de l’éducation, de la santé et de l’information, mais aussi de la terre, de l’eau et de l’air (avec le marché mondial des droits à polluer). La globalisation réellement existante – pas celle, imaginaire, des discours euphoriques du libéralisme –, capitaliste et impériale, renforce partout les identités exclusives et vindicatives : le morcellement identitaire des consommateurs est le stade suprême du fétichisme de la marchandise.
Notre auteur a mille fois raison de dénoncer l’hypocrisie du discours « humanitaire » dominant – dont la propagande autour de la « guerre humanitaire » du Kosovo illustre les méfaits. Mais faut-il pour autant voir dans « l’Humanité majuscule » un simple masque de l’impérialisme ? Faut-il associer Marx à Joseph de Maistre dans une même condamnation de « l’homme en général » ? Faut-il partager la condamnation, par Kant, de la « République mondiale » et de « l’homme abstrait, apatride et acosmique de l’éthique philanthropique » ? J’avoue ne pas pouvoir suivre Daniel Bensaïd sur ce terrain, qui me semble miné par quelques vestiges ultimes de « l’anti-humanisme théorique » de feu Louis Althusser.
Je préfère de loin les passages où l’ami Bensaïd perçoit dans le « carnaval anticapitaliste de Seattle » (Fukuyama dixit) les signes d’un changement du fond de l’air et les prémisses d’un renouveau internationaliste, d’une internationalisation effective des luttes contre la mondialisation marchande. Ou quand il plaide pour des États multinationaux – un coup de chapeau à Otto Bauer – et pour la dissociation entre nationalité et citoyenneté.
La fidélité au spectre de 1848 n’empêche pas Daniel Bensaïd de prôner un renouveau profond de la pensée marxiste, notamment sur deux terrains où la tradition est particulièrement défaillante : le féminisme et l’écologie. Les féministes – comme Christine Delphy – ont raison de critiquer la démarche d’Engels, qui définissait l’oppression domestique comme un archaïsme précapitaliste appelé à s’éteindre avec la salarisation des femmes. Quant au mouvement ouvrier, il a souvent fait preuve de sexisme coriace, notamment en reprenant à son compte la notion bourgeoise de salaire d’appoint. La nécessaire alliance entre la conscience de genre et la conscience de classe ne peut se faire sans un retour critique des marxistes sur leur théorie et leur pratique.
Le même vaut pour la question de l’environnement : souvent enchaîné au compromis fordien et à la logique productiviste du capitalisme, le mouvement ouvrier a été indifférent ou hostile à l’écologie. À leur tour, les partis verts ont tendance à se contenter d’une écologie de marché ou d’un faible réformisme. Or, l’antiproductivisme de notre temps doit nécessairement être un anticapitalisme : le paradigme écologique est inséparable du paradigme social. Face aux dégâts catastrophiques provoqués sur l’environnement par la logique de la valeur marchande, il faut poser la nécessité d’un changement du modèle de consommation, de civilisation et de vie : l’écocommunisme.
On a souvent annoncé la mort de Marx, la fin du communisme. Cette disparition trop claironnée prouverait plutôt que le mort bouge encore. En 1848, observe Daniel Bensaïd dans sa conclusion, le spectre hantait seulement l’Europe. Il a élargi son horizon. Il hantera désormais le monde.
Voici un petit livre précieux à lire, à discuter et à faire circuler entre tous ceux qui refusent de croire à l’éternité de la domination.
Michael Löwy