Le spectacle : veau d’or de l’univers marchand

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Par Jacques Pelletier

Ce que Bernard Émond dénonce dans son petit livre intempestif, Daniel Bensaïd en esquisse la critique théorique dans l’ouvrage inachevé auquel il travaillait au moment de sa mort l’an dernier. Pour lui, le spectacle représente le stade ultime de la domination de la marchandise dans la société capitaliste moderne. C’est à partir de cette notion, et de l’extension illimitée qu’elle a prise dans le monde réel, qu’on peut le mieux la comprendre et l’expliquer.

La marchandise est en effet au fondement du rapport d’exploitation qui caractérise ce monde et des rapports de contractualisation qui le traversent et qui conduisent à une véritable ossification des rapports sociaux dont le spectacle, dans ses diverses et tentaculaires expressions, fournit une représentation hyperbolique. Peut-on échapper à cet univers et comment ? C’est la question qu’il soulève au moment où plusieurs estiment qu’il n’y a plus de transformation révolutionnaire du monde possible.

Cette impasse, il la fait remonter sur le plan théorique et politique à un certain nombre de figures intellectuelles qui en auraient formulé le constat sur le mode de la résignation critique. À commencer par Herbert Marcuse et Guy Debord, prolongés ensuite par Jean Baudrillard et Michel Foucault et aujourd’hui par un John Holloway. Autant de penseurs qui, pour Bensaïd, ont su proposer des analyses stimulantes de la réification du monde moderne tout en s’avérant incapables d’élaborer une stratégie qui puisse conduire à son renversement.

Pour Marcuse, la société capitaliste contemporaine a atteint un tel niveau de contrôle que plus rien n’échappe à sa domination qui s’exerce partout, aussi bien sur le plan de la vie quotidienne, des besoins, des désirs et même des valeurs, que sur le registre proprement politique. Si bien qu’elle est devenue irrenversable, les seules forces qui s’y opposent vraiment étant reléguées à la périphérie, dans ses dernières marges. Debord, en s’appuyant sur des fondements davantage culturels, aboutit à une conclusion assez semblable. Il oppose la vie, l’expérience concrète, la créativité à l’univers du spectacle qui en constitue la négation, mais il pense qu’on ne peut ni l’abattre ni même le transformer, du moins en tant que système social global. Il ne reste donc plus qu’à tenter de le fuir, de s’en abstraire comme on peut, chacun à sa manière. Comme dira plus tard madame Thatcher, récupérant à sa manière retorse cette résignation, il n’y a plus d’alternative, plus de modèle de remplacement à un système devenu, dans les faits, unique et irréversible.

Critiquant ce courant défaitiste, repris à leur façon aujourd’hui par des penseurs comme John Holloway et Toni Negri, Bensaïd remonte à Henri Lefebvre et surtout à Georg Lukacs, rappelant leurs analyses de la réification comme base structurante des rapports sociaux dans le monde moderne et leur projet d’y mettre fin à travers un projet révolutionnaire conçu comme dépassement en acte – politique – de l’aliénation.

La domination n’est pas aussi totale que le jugent Debord et Marcuse, la société capitaliste demeure lourde de contradictions qu’il faut savoir travailler et activer. Pour cela, il faut bien sûr penser que le monde doit et peut être changé, que c’est là une tâche politique qui s’impose aujourd’hui comme hier et pour laquelle il faut élaborer une stratégie conséquente. La critique ne doit pas se borner à édifier un Mur des Lamentations, elle doit aussi s’affirmer comme une entreprise : c’est le pari ultime réitéré par Daniel Bensaïd dans ce dernier essai à teneur testamentaire qu’il nous laisse en héritage.

30 mars 2011


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