Par Stéphane Bara
Avec Qui est le juge ?, Daniel Bensaïd poursuit sa critique de l’Histoire, de ses usages frauduleux et de ses recours usurpateurs. Répliquant aux différents procès (de la révolution, de la résistance…) que certains prétendent instruire et juger au nom de l’Histoire, il opère un salutaire déblaiement. Un éloge de la politique de la résistance en ces temps de restauration.
Nous vivons décidément dans une époque de restauration qui suinte le mépris et qui s’empresse de classer les événements du siècle, afin de clore définitivement ce qu’elle voudrait tenir pour une mortelle et funeste illusion : le communisme. Prenant ses désirs pour la réalité, la voilà qui habille maintenant piteusement l’Histoire d’une robe de juge afin d’en finir une fois pour toutes avec ce qu’elle désigne comme des accidents et des monstres : le nazisme et le stalinisme.
« Un mal hante l’époque : la manie compulsive de juger. La procédure envahit la vie publique. Tout le monde semble vouloir juger tout le monde, comme si cette escalade judiciaire était de nature à pallier l’obscurcissement de la politique et l’affaissement du civisme. »
Voici venus les temps du jugement… Où l’Histoire relègue la politique. Où l’Histoire veut primer sur la politique.
Singulier tribunal
Mais comment juger ? Qui juger ? Au nom de qui ? De la Providence ? De la science ? De l’Histoire ? En revenant et en décortiquant scrupuleusement les récentes tentatives de jugement au nom de l’Histoire, du procès d’Eichmann à la table ronde organisée par le journal Libération à propos des époux Aubrac, en passant par le Livre noir du communisme, Daniel Bensaïd dénonce les glissements et les confusions qui s’y opèrent. Il faut lire à cet égard le chapitre « Les Aubrac face aux historiens de la table ronde » pour prendre concrètement la mesure des usages frauduleux de l’histoire. Car c’est comme témoins et parfois même comme juges et non comme experts que les historiens sont cités dans les procès !
De plus, le jugement historique, en prenant les formes d’un jugement judiciaire, se substitue au jugement politique au prix d’un rabaissement de l’histoire au rang de catalogue de preuves. Au prix d’un oubli de la lutte et des contingences irréductibles. Et c’est bien là que se noue la question. Dans ce rôle accordé à l’histoire qui en fait un nouveau fétiche. L’Histoire jugera, disait-on naguère. Mais qui la fait parler ?
S’adonnant avec furie à la confusion des temps, au rabattement du droit sur le fait, sombrant dans l’idolâtrie des faits, les historiens modernes brouillent tout. Reprenant, sa thèse de la discordance des temps, Bensaïd en montre ici à travers des exemples précis toute la fécondité. Et sa nécessité.
Si la justice ne saurait être rendue au nom de l’Histoire, il reste alors à tenir bon sur un exercice immanent de la politique qui se nourrit d’une autre idée du temps, de l’histoire et de la justice.
La politique prime l’histoire
Temps long et halo de l’événement, idée d’une histoire dialectique esquissée par Merleau-Ponty, conception messianique de la justice, la politique est dès lors le destin moderne d’une humanité délivrée de toute illusion de transcendance. Sans consolations, sans certitudes. Éternellement inquiète 1. « C’est pourquoi, au lieu de disparaître complètement du monde comme Arendt le redoute, la politique doit au contraire passer au premier plan, reprendre le pas sur la morale et sur l’histoire. L’essence particulière de l’action politique consiste pour elle à “engendrer un nouveau commencement” au lieu de subir simplement l’enchaînement historique des causes et des conséquences. »
À rebours de l’inflation des procès qui prétendent juger pour en finir avec les événements, dont les sentences manquent de justesse et de justice (dix ans pour Papon…) et « à défaut de jugement historique dernier, il importe donc que soit tracée pas à pas, à chaque embranchement, la piste d’une autre histoire possible. À la lumière d’un passé intelligible, les ténèbres de l’avenir peuvent commencer à se dissiper. La promesse d’humanité entrevue dans le feu éphémère de l’événement est bien “trop mêlée aux intérêts de l’humanité” pour qu’elle puisse s’oublier. […] Responsables d’un héritage que le conformisme menace, nous avons la charge de susciter les circonstances où elle pourra être “remise en mémoire”. Pour garder ouverte cette possibilité, encore faut-il éviter que l’écheveau de l’histoire ne devienne inextricable. Tel est l’enjeu du jugement sur ces temps obscurs. Il est politique autant qu’historique. »
Stéphane Bara
Rouge, 1er avril 1999