Le tribunal de l’Histoire

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Par Gérard Leclerc

Daniel Bensaïd est un « cas » bien intéressant. Il fait partie de ces irréductibles révolutionnaires qui continuent à penser la politique à l’aune des catégories de la révolution et de la contre-révolution. Il est de ceux qui restent accrochés au rêve de 1917, persuadés que quelque chose de décisif s’est produit alors, qui malheureusement s’est trouvé brisé par la contre-révolution bureaucratique. Son attachement à un Marx intempestif ne le prédispose pas à croire à une fatalité qui s’attacherait à l’illusion dénoncée par François Furet, son ennemi intime. La patiente réflexion sur le passé lui permet de surmonter le découragement, en s’attachant à un principe de méthode défini par Pierre Bourdieu : « Il n’est sans doute pas, affirme le sociologue, d’instrument de rupture plus puissant que la reconstruction d’une genèse : en faisant ressurgir les conflits et les confrontations des premiers commencements et, du même coup, les possibles écartés, elle réactualise la possibilité qu’il en ait été (qu’il en soit) autrement, et, à travers cette utopie pratique, remet en question le possible qui, entre tous les autres, s’est trouvé réalisé. »

On voit bien ce qu’on pourrait répondre à tout cela. Certes, il y avait bien des possibles déterminations différentes de l’événement révolutionnaire, mais le possible qui s’est réalisé ne l’a pas été sans raison, et la fatalité identifiée par François Furet est peut-être moins idéologique qu’on veut bien le dire. Car cette idéologie-là est bien un facteur historique agissant, comme l’a montré Soljénitsyne en notant qu’elle fut multiplicatrice de la Terreur. Pour autant, on ne peut nier que l’histoire ne se ramène pas au seul facteur idéologique et qu’il est un peu trop facile, au nom du procès à mener contre le totalitarisme, de tout ramener à une causalité unilinéaire, mimant ainsi les travers qu’on a tant reprochés au matérialisme historique.

Et puis, il faut compter avec tous ces militants fraternels à Daniel Bensaïd, qui ont cru au matin et n’ont jamais admis que le projet d’émancipation humaine ait été englouti dans le cauchemar stalinien. Ceux-là sont en droit de réclamer un jugement de l’histoire qui fera sa part à la complexité des événements, ne serait-ce qu’en prenant conscience de la difficulté même du jugement historique, du caractère conjectural de l’enquête, de la nécessité de s’ouvrir à une conception téléologique de l’action humaine qui permette de garder foi dans la capacité de l’humanité à se dépasser elle-même.

La question est d’actualité avec le débat nourri que le conflit du Kosovo a fait naître parmi les intellectuels français et qui ne cesse de remplir des pages entières du Monde. Tout se passe comme si toutes les questions brûlantes que la tragédie de la Seconde Guerre mondiale et les crimes du totalitarisme ne cessent de poser à la conscience contemporaine, étaient brusquement réactualisées dans l’immédiateté d’un conflit aux dimensions métaphysico-historiques. Là où Jean-Pierre Chevènement et bien d’autres supplient qu’on marque la distance entre l’absolu et le contingent, d’autres répliquent qu’il n’y a ici que de l’absolu, du kantiennement impératif. Donc tout est déjà jugé, avant que le tribunal international se soit mis en place. Et sans doute, y a-t-il devoir de juger et éventuellement de condamner et d’empêcher de nuire. Sans oublier toutefois d’intégrer toute la complexité d’une situation, faute de quoi on pourrait bien aggraver le sort des gens que l’on veut secourir. Daniel Bensaïd nous met en garde contre la manie « compulsive » actuelle du jugement qui nous fait vivre à l’heure d’une société hypermorale dont les citoyens désertent pourtant les responsabilités effectives de la citoyenneté et de la militance. Ce trotskiste est un péguyste, très sérieux, qui prend soin de rappeler en exergue de son livre cette maxime de Péguy à méditer d’urgence : « Le judicium, c’est mon ennemi, mon aversion, mon horreur. J’ai une telle horreur du jugement que j’aimerais mieux condamner un homme que de le juger. » Et pourtant, il faut juger : juger judiciairement, sinon la société serait chaotique et anomique ; juger historiquement, sinon le passé ne servirait à rien et notre insertion dans le temps dépourvue de sens ; juger politiquement, car la politique demeure bien notre moyen le plus précieux de donner sens à notre action dans le monde. Il faut juger sans illusion, mais aussi sans ce scepticisme excessif qui déboucherait sur l’indifférence. Avec modestie : « Qui juge qui ? Qui est coupable ? Et surtout, qui est innocent ? » Au terme, Daniel Bensaïd ne serait-il pas excessif par humilité ? « C’est pourquoi le juge n’est pas le juge, ni l’historien d’ailleurs, ni même le citoyen. C’est le jugement qui juge à travers la publicité partagée de leur controverse. Dans “un procès sans sujet ni fin” ? » Attention, juge, historien, citoyen ne sauraient se dérober à leur tâche, en s’effaçant devant l’impersonnalité du jugement. D’ailleurs, Bensaïd ne pense pas à cela. Il ne réduit pas l’histoire à des interprétations. Il croit même à la Vertu des Justes, des Héros et des Saints. Il n’est pas indifférent à un sens de l’espérance, celui qu’Alain Badiou se permet de chercher jusque chez saint Paul. Et s’il se méfie de tout jugement dernier, il élude d’aller rechercher ce qu’il signifie dans les évangiles.

Mais avant d’aboutir à ces conclusions, il faut reprendre attentivement tout le dossier rassemblé parce qu’il a le mérite d’examiner pièce à pièce les éléments du débat de ces dernières années, en les étudiant pour eux-mêmes. Ainsi, les procès pour crime contre l’humanité permettent de comprendre la difficulté pratique de juger selon des concepts nouveaux. Les difficultés soulignées par Hannah Arendt au moment du procès Eichmann à Jérusalem n’ont pas été toutes levées, loin de là. Il est facile de se réclamer des grands principes, les « vieux fétiches majuscules » pour fuir les cheminements humains de la vérité. Le choix de Daniel Bensaïd est de faire appel à toutes les ressources possibles pour aider à y voir plus clair : celles de l’histoire, c’est-à-dire des historiens, celles des philosophes et instamment des philosophes de l’histoire préoccupés comme Weber et Dilthey d’étudier d’abord la spécificité de la causalité humaine, celles des penseurs comme Kant et Arendt qui se demandent ce que c’est que juger. Bref, contre le tribunal de l’Histoire, il convient de mobiliser les humbles ressources du discernement, celui qui se soucie moins de condamner que de rendre possible l’avenir et cette marge de liberté qui permet, disait Merleau Ponty, d’être autre chose qu’un « paquet de hasard ».

Gérard Leclerc
Royaliste, 19 avril-21 mai 1999


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