Par Michael Löwy
Ce beau petit livre de Daniel Bensaïd se présente comme une succession de théorèmes, suivis de corollaires et de scolies. Mais le texte n’a – heureusement – rien d’une démonstration mathématique, géométrique ou spinoziste : il s’agit simplement d’une technique d’exposition qui permet de mettre de l’ordre dans les idées… L’auteur part d’une interrogation fondamentale : le futur doit-il se réduire à une répétition infernale de l’ordre existant et l’histoire s’immobiliser dans une éternité marchande ? Évidemment sa réponse est négative, mais il se donne pour objectif de mettre les catégories de progrès et d’universalité à l’épreuve de la catastrophe et du désastre. Les termes du débat renvoient directement aux écrits sur l’histoire de Walter Benjamin, un auteur qui n’a pas cessé d’inspirer et de hanter la réflexion de Daniel Bensaïd.
Théorème 1 – La politique est irréductible
à l’éthique et à l’esthétique
Il s’agit de rétablir la dignité du politique – en tant que projet, volonté et action collective – qui se trouve actuellement laminé entre les contraintes de l’horreur économique et les gémissements d’un moralisme abstrait. Le politique implique la contingence stratégique, à l’art stratégique du possible, qui profite des bifurcations ouvertes à l’espérance, et qui est irréductible à la nécessité économique, à « l’éternité majestueuse des structures ».
Théorème 2 – La lutte des classes est irréductible
aux appartenances communautaires
La crise ou le déclin de la conscience de classe favorise partout la montée des paniques identitaires et des conflits communautaires, une tendance planétaire inquiétante qui ne saurait nullement être interprétée comme le produit des derniers soubresauts du totalitarisme. On voit apparaître, ici ou là, des sinistres personnages – Poutine, Haider – qui célèbrent les noces de sang du nationalisme et du libéralisme.
Comment dépasser la fragmentation, la diversité en miettes célébrée par les postmodernes, qui renoncent à tout horizon d’universalité ? Sans nier la pertinence de la demande de reconnaissance de différents groupes victimes d’injustices – thème largement développé dans les travaux de Nancy Fraser –, l’auteur rejette les tentatives de certains « post-marxistes », comme Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, de « redéfinir » l’hégémonie comme articulation contingente d’éléments hétérogènes, sans rapport avec les classes. La logique universelle du capital affecte les différentes sphères de la vie sociale et crée ainsi les conditions d’une unification relative des résistances, autour de la lutte des classes.
Théorème 3 – La domination impériale n’est pas soluble
dans les béatitudes de la mondialisation marchande
Je ne partage pas l’aversion de Daniel Bensaïd pour le « fétiche d’une Humanité majuscule ». Mais je pense qu’il a raison de dénoncer l’invocation d’une légitimité humanitaire pour masquer les intérêts de la puissance impériale.
L’impérialisme aujourd’hui est un système global, à la fois économique, technologique, écologique, culturel, militaire. La mondialisation impériale se prétend universaliste, mais elle ne représente que les intérêts privés du capital. Les bienfaits attribués à la main baladeuse du marché sont loin de compenser les crimes de son poing visible. Face à la logique de privatisation et de marchandisation du monde – qui inclut la terre, l’eau, l’air, la vie elle-même –, il est urgent d’opposer une logique alternative, celle du bien commun et du service public. C’est elle qui a inspiré « l’esprit de Seattle », qui souffle depuis 1999 sur Millau, Prague, Genève, Washington, Bangkok, Nice, Dakar, Porto Alegre.
Théorème 4 – Quels que soient les mots pour le dire,
l’esprit du communisme est irréductible à ses contrefaçons bureaucratiques
S’il faut refuser avec la dernière des énergies la tentative de la contre-réforme libérale de dissoudre le communisme dans le stalinisme, on ne peut pas faire l’économie d’un bilan critique des erreurs qui ont désarmé les révolutionnaires d’Octobre face aux épreuves de l’histoire, favorisant la contre-révolution thermidorienne : confusion entre peuple, parti et État, aveuglement par rapport au péril bureaucratique. Il faut en tirer certaines leçons historiques : importance de la démocratie socialiste, du pluralisme politique, de la séparation des pouvoirs, de l’autonomie des mouvements sociaux par rapport à l’État. Quant au terme de « dictature » (du prolétariat), il est désormais trop chargé d’ambiguïtés et associé à des expériences historiques trop douloureuses pour être encore utilisable sans risque de confusion.
Comment définir le système politique stalinien ? Le concept de « totalitarisme bureaucratique » de Trotski n’est pas si éloigné de certaines analyses d’Hannah Arendt. Et si les marxistes révolutionnaires vont, après la Deuxième Guerre mondiale, se diviser sur la question de la nature de l’URSS, les thèses défendues par Tony Cliff, Cornelius Castoriadis et Ernest Mandel sont, malgré leurs différences, fondées sur l’idée commune d’une contre-révolution bureaucratique.
Théorème 5 – La dialectique de la raison est irréductible
au miroir brisé de la postmodernité
Ce théorème est celui qui me suscite le plus de réserves. La défense par Daniel Bensaïd du Rationalisme, de la Modernité et des Lumières contre le « ré-enchantement du monde » me semble un peu schématique. Et surtout, je m’étonne de sa critique de Modernity and Holocaust, le « classique » du sociologue Zygmunt Bauman – remarquable démonstration du caractère intrinsèquement « moderne » du génocide nazi –, comme fruit d’une « désaffection envers la modernité » et un « retour identitaire à la judéité »…
Par contre, il me semble qu’il a raison de définir la modernité et la postmodernité comme deux visages de Janus, deux pôles magnétiques de l’accumulation du capital, deux tendances contradictoires inhérentes à la logique de la valeur qui se valorise.
Il a non moins raison de s’opposer au culte postmoderne de la fragmentation, des bouillons de culture mercantiles et des juliennes de légumes littéraires, et de réaffirmer, en s’inspirant de Lukacs, que la totalité est irréductible à ses fragments épars. Le refus dogmatique de la totalité et la tentative de sa décomposition en partie sans cohérence d’ensemble répondent à une crainte diffuse de tout projet radical de transformation sociale.
Quant à l’universalité : sous sa forme abstraite, elle est souvent le masque de la domination – coloniale ou masculine. Mais sa critique ne peut pas éviter la référence, implicite ou explicite, à une universalité concrète en devenir.
Point d’orgue. Le courant brûlant de l’indignation n’est pas soluble dans les eaux tièdes de la résignation consensuelle.
Cette conclusion est splendide : elle est portée par l’éloge de l’indignation et le mépris envers « l’homo resignatus », politicien ou intellectuel qu’on reconnaît de loin par son impassibilité batracienne devant l’ordre impitoyable des choses.
Au-delà de la modernité et de la postmodernité, il nous reste la force irréductible de l’indignation, l’inconditionnel refus de l’injustice, qui sont l’exact contraire de l’habitude et de la résignation. « L’indignation est un commencement. Une manière de se lever et de se mettre en route. On s’indigne, on s’insurge, et puis on voit ».
C’est cette force d’indignation qui traverse, comme un souffle inspiré, ce petit brûlot, dont les qualités littéraires et le don de la formule sont au service d’une cause qui reste, plus que jamais, irréductiblement à l’ordre du jour : l’émancipation des opprimés, le communisme.