Sur les écrans, c’est la saison des grandes reprises. Au programme : Règlements de compte à OK Corral, de John Sturges. Parallèlement, au studio Action Lafayette, une grande rétrospective du western avec la reprise fugitive de Warlock (L’Homme aux colts d’or), de Dmytrick. Avec leur mythologie propre, ces westerns gravitent autour d’un problème central : la lutte de la justice publique contre la « justice » privée, la naissance d’une légalité, l’instauration de l’autorité étatique dans l’Ouest.
L’État, bande (légale) d’hommes armés
Ce thème évoque de façon saisissante, parce que ramassée dans le temps, la naissance de l’État moderne amorcée en France avec la monarchie absolue. Les shérifs font déposer les armes à l’entrée des villes aux convoyeurs de bétail, tout comme les mousquetaires de Richelieu faisaient respecter l’interdiction du duel, forme particulière de la justice privée. Ce qui s’impose, ici comme là, c’est le monopole de l’État sur l’utilisation des armes.
Dans Warlock, des marchands terrorisés par une bande d’éleveurs bruyants et pillards, louent les services d’un prévôt (Henri Fonda) et le chargent de rétablir l’ordre. Pour s’acquitter de sa tâche, le prévôt impose des méthodes fortes qui bousculent la morale de la bourgeoisie marchande locale, et la dépossèdent temporairement de son pouvoir. Le prévôt acquiert ainsi une autonomie par rapport aux intérêts qu’il représente, son pouvoir revêt un caractère bonapartiste, fort, image réduite du pouvoir monarchique absolu arbitrant entre l’aristocratie féodale et la bourgeoisie marchande. Par rapport aux marchands et banquiers des villes de l’Ouest en plein essor, les éleveurs tiennent le rôle de hobereaux féodaux : leur revenu procède du pillage et du vol plus que de l’exploitation capitaliste.
Dans OK Corral, la différence fondamentale vient du caractère beaucoup plus ordinaire du pouvoir. Le shérif Wyatt Earp (Burt Lancaster) incarne davantage une police d’État officielle, déjà installée et mieux consciente de son rôle. La loi et l’ordre y sont les idées forces. Le comportement et le vocabulaire sont ouvertement policiers. Pour interdire la table de jeu à une femme, Earp évoque dans un langage moderne, étatique, la raison ultime de toute police : « Vous troublez l’ordre public ! » Ici, le pouvoir ne se hisse pas au-dessus des classes en conflits, il se range besogneusement et docilement dans le camp de la bourgeoisie naissante, de sa morale, de sa milice urbaine, sorte de garde civile locale.
L’envers du pouvoir
Les deux films se recoupent en plusieurs points. Le pouvoir armé y couve dans son ombre une pègre vaguement mondaine. Dans chaque film, un couple : le prévôt aux colts d’or est accompagné d’un joueur, tenancier de saloon, souteneur sur les bords (Anthony Queen). Dans OK Corral, le shérif Earp se lie d’amitié conflictuelle avec Doc Holliday (Kirk Douglas), dentiste déchu, tricheur et poivrot tuberculeux. Les bons bourgeois s’effraient et s’indignent de voir ainsi les représentants de la loi accompagnés de leur inévitable revers de corruption et d’immoralité. Ces personnages ambigus symbolisent une protestation d’arrière-garde contre la morale papelarde montante de la bourgeoisie, en même temps qu’ils en sont les auxiliaires à contrecœur. En effet, pour régner, la bourgeoisie utilise des méthodes qui contredisent sa propre morale. Earp le souligne avec dérision lorsque, embauchant Doc Holliday comme shérif intérimaire, il renonce à lui faire prêter le serment rituel de fidélité à la loi.
Parmi les constantes idéologiques, on peut souligner aussi le rôle des femmes dans
les deux films. Entre le saloon et la cuisine, la voie y est étroite. Dans Warlock deux femmes : l’aventurière se convertit sans transition aux vertus domestiques, tandis que
la jeune fille vertueuse et amoureuse est abandonnée par le prévôt solitaire. Dans
OK Corral, quatre femmes : une fille de joie humiliée, deux mères meurtries et une aventurière frustrée d’un amour impossible. Derrière les outrances et les caricatures, la fonction sociale de la femme est fixée là pour plusieurs décennies par le capitalisme naissant.
La névrose de la loi
La trame politique est incomparablement plus riche et limpide dans Warlock. Le prévôt Fonda, défié par son compagnon d’aventure, le tue. C’est le conflit entre la loi qui s’installe et se stabilise (Fonda comme Lancaster aspirent à une vie sédentaire et popote) et l’aventure errante, itinérante, qu’incarnent leurs compagnons, leurs doublures maudites. Devant le cadavre d’Anthony Queen, Fonda qui incarne une légalité d’exception, renverse (physiquement) le vieux juge, porte-parole de la légalité ordinaire, et le force à ramper. Il exprime ainsi tous les liens qui rattachent au passé et à ses valeurs le pouvoir bonapartiste, et qui à terme le condamnent : ayant restauré l’ordre, le prévôt devra partir, céder la place à un shérif plus sage, moins turbulent, émanation fidèle des marchands soulagés.
Le shérif Earp d’OK Corral est déjà beaucoup plus conforme à l’ordre établi. Il n’y a plus guère de conflit chez lui entre la personne privée et la fonction. Il annonce le policier fonctionnaire. Il se sépare de son compère aventurier Doc Holliday sans avoir besoin de le tuer comme son double insupportable.
Chez Earp, l’auréole de justice s’estompe ; il est déjà un flic. Pour mesurer la différence il suffit de comparer ce rôle de Burt Lancaster à celui qu’il tient dans un autre western, plus récent, L’Homme de la loi : celui d’un shérif obsédé, à la limite de la névrose, par la loi et la règle. C’est la loi fétiche, tyrannique, au point que son application scrupuleuse finit par faire exploser l’homme. Lui qui s’imposait de ne jamais tirer le premier finit par abattre dans le dos les misérables et méprisables brebis de la loi.
De la loi qui codifie les rapports sociaux, de l’ordre capitaliste à la loi alibi du pouvoir absolu, la trajectoire est parfaite, la boucle bouclée.
Rouge n° 214, 20 juillet 1973
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